Au centre de tri de La Poste d’Yvetot, la direction souhaitait réduire le nombre de tournées, et donc le nombre de facteurs, en augmentant la taille de chacune des tournées restantes : reprendre des emplois et intensifier le travail constitue l’une des ambitions récurrentes de La Poste. Mais comment justifier cette intensification ? Elle s’y emploie grâce à un logiciel informatique, outil pour ainsi dire « magique », présenté comme scientifique et donc… incontestable : l’outil METOD. Ainsi, les diagnostics réalisés à partir de cet outil par les directions de la Poste sur la charge de travail des facteurs vont toujours dans le même sens : après l’« analyse » des parcours, chacun d’eux doit du temps à l’entreprise, 30, 40, 50 minutes, parfois plus d’une heure… Et l’exercice se répète tous les deux ans en moyenne dans chaque établissement courrier de France.
La baisse du volume du courrier est l’argument massue des directions pour justifier l’adaptation des tournées. Mais l’infinie variété des tournées n’est pas facilement modélisable… Alors l’augmentation attendue de la charge de travail, bien souvent accompagnée d’une reprise de personnel, est-elle bien proportionnée à cette baisse ? Et plus globalement, quelles sont les conséquences de ces choix sur les conditions de travail des postiers ? Car si l’on peut constater qu’entre 2002 et 2012, le chiffre d’affaires du groupe La Poste a progressé de 24 %, pendant que ses effectifs baissaient d’autant (24%), les indicateurs de santé au travail (absentéisme, accident, TMS, climat social, etc.) ont quant à eux augmenté, sur cette même période, de manière préoccupante.
Face à cette logique, il existe encore (peut-être plus pour très longtemps, vue l’actualité législative) une instance au sein de l’entreprise, le CHSCT qui peut opposer une autre préoccupation légitime, celle des effets de toutes ces transformations de l’organisation et des situations de travail sur la santé des salariés, notamment en ayant recours à des cabinets d’expertise indépendants des directions et agréés par l’État.
Un classique des directions pour éviter l’intervention de ces « experts », mandatés par les représentants du personnel, mais payés par l’employeur, est le chantage pur et simple : si vous faites venir des experts CHSCT, c’est la prime de fin d’année des salariés qui saute !!!
Pourquoi cette résistance des directions ? Car l’expertise est l’occasion de partager des savoirs sur le travail. Travailleurs, élus syndicalistes et intervenants auprès des CHSCT, se retrouvent autour d’une même volonté de comprendre les effets des changements voulus par la direction à l’aune de l’activité réelle au poste de travail. Ce qui est mis sur la table de discussion, c’est le travail concret, en situation, au quotidien.
De ce point de vue, la mobilisation des salariés du centre de tri d’Yvetot et de leurs représentants pour recourir à une expertise constitue un bon exemple des vertus possibles d’une alliance prenant pour objet et enjeu le travail réel.
Tout d’abord, fait rare mais décisif, les élus CHSCT ont fait voter les agents, à bulletin secret, le recours à l’expertise. Ce n’est donc pas sans, mais bien avec l’accord des salariés que l’expertise a eu lieu. Puis, anecdote elle aussi significative, lesdits intervenants ont présenté, lors d’une prise de parole matinale, leur démarche à l’ensemble des salariés : l’organisation d’entretiens et d’observations pour appréhender l’activité concrète (le travail réel) et comprendre comment chacun se débrouille pour faire ce qu’on lui demande de faire (le travail prescrit).
A partir des entretiens et des observations, mais aussi des documents concernant le fameux outil METOD, l’analyse a permis de pointer ce que l’outil oublie dans le calcul de la charge de travail : certaines tâches, mais aussi des dimensions essentielles de l’activité telles que les temps d’échanges entre collègues pour se coordonner, et plus encore, avec les clients pour assurer un service de qualité. L’analyse a aussi pu montrer que les temps attribués aux tâches se fondent sur des cadences qui renvoient à la figure rêvée d’un facteur à la fois jeune et expérimenté qui, quel que soit le jour de l’année ou son état interne, travaille toujours au même rythme (soutenu). Enfin, l’expertise a permis de mettre en lumière les conditions de travail dégradées au sein des services arrière – ce que les facteurs eux-mêmes ignorent parfois. Une fois partagé, le diagnostic a suscité un sentiment commun de mise à mal du travail.
Dévoiler ou coucher sur le papier ces différents aspects a plusieurs effets pour les salariés. Tout d’abord, cela confirme leur vécu et par là, vient contredire l’entreprise de disqualification qu’ils subissent. Oui, c’est le travail qui s’intensifie et non pas les compétences des agents qui se dégradent. Oui, les difficultés ressenties sont réelles et ne se résument pas à la volonté de préserver des acquis d’une autre époque. La venue d’un tiers indépendant dont les compétences sont reconnues par l’existence de son agrément, qui identifie des effets délétères pour la santé des agents agit comme la reconnaissance d’une expérience au travail, trop souvent niée par les directions.
Durant les deux mois qui ont suivi la remise du rapport d’expertise, pas moins de 7 AG de salariés ont eu lieu, et lors de ces moments d’échanges, comme lors de beaucoup d’autres, c’est le travail et ses conditions qui ont pris toute la place dans les débats.
Et c’est à la suite d’une AG, que pour la première fois, services arrière et facteurs ont décidé de mener ensemble une grève votée suite au refus de la direction de prendre en compte les recommandations du rapport d’expertise. Les dites recommandations sont alors devenues les revendications du protocole de sortie de grève, auxquelles a été ajoutée une singulière demande : l’abandon des poursuites en justice de la direction contre le cabinet d’expertise (attaques désormais quasi-systématiques des directions de La Poste). Preuve de sa possible efficacité, notamment quand elle s’inscrit dans une stratégie syndicale où les salariés sont parties prenantes du processus, privilégiant ainsi le travail en commun.
La grève de 8 jours a permis de mettre en avant l’ensemble des incohérences déjà pointées par le rapport d’expertise. La direction locale a dû se résoudre à satisfaire les revendications des grévistes en recréant une tournée et une position de travail à l’arrière. De plus, devant les multiples erreurs sur le découpage des tournées, La Poste a fait machine arrière en acceptant d’annuler le découpage en cours et en laissant la main au personnel sur les futures tournées. L’appui du rapport d’expertise a pesé lourd dans les négociations et a mis la direction face à ses contradictions et ses mensonges.