Un peu de féminisme dans ces chroniques

En attendant les chroniques à venir, nous publions ce plaidoyer féministe de Claire Robert. Il est d’autant bien venu qu’il est tout à la fois l’expression d’un vécu en tant que femme et une précision qui manquait sur le sens qu’il convient de donner au mot « systémique ».


Bon alors moi, je trouve que ça manque un peu de féminisme dans ces chroniques.
C’est vrai qu’on ne voit pas forcément le rapport.
Moi non plus, au début.
Vu que c’est un procès sur la souffrance au travail.
Surtout que moi, je suis venue là un peu par hasard, puisque que je ne suis pas fonctionnaire, ni syndicaliste, ni salariée de France Télécom, ni salariée tout court d’ailleurs.
C’est Pascal Vitte et Patrick Ackerman qui m’ont demandé de venir faire des dessins. Bon, moi, ça m’a intéressée de dessiner dans un tribunal, je ne l’avais jamais fait, et puis j’avais besoin de sous donc ça tombait bien. Être payée pour dessiner toute la journée (même quand ton dessin est raté), quel pied !
Donc j’y suis allée avec mes carnets.
Au procès de première instance, ça se passait Porte de Clichy, au nouveau tribunal.
Et là, la claque.
D’abord le tribunal : un bâtiment moderne, une architecture écrasante. Avec des toilettes propres et des machines à café qui marchent et même une cafétéria rutilante, rien à voir avec le tribunal de Bobigny qui pue la misère, si vous êtes déjà allés là-bas pour soutenir des causes perdues.
Ensuite la justice pour les riches : ici, il y a des audiences qui durent des jours, des semaines, des mois, avec 4 juges, 2 greffiers, 10 policiers, 20 journalistes, des rangées d’avocats célèbres et érudits, rutilants eux aussi.
Ici, la Cour prend la peine d’écouter tout le monde, avec respect, politesse, considération, équité.
On m’a attribué une petite chaise tout près de la barre, juste sous les procureuses.
Et là, c’est comme si j’avais eu la chance de me glisser par effraction dans un amphithéâtre qui n’était pas prévu pour moi.
J’ai reçu des cours magistraux de fonctionnement de la justice, de droit du travail, de harcèlement systémique, de sociologie, de syndicalisme.
Un truc de fou.
Du coup, je suis revenue aussi souvent que j’ai pu.
J’ai compris plein de mots comme : jurisprudence, pénaliste, parties civiles, prévenus, huissier de justice, première instance, cour d’appel, etc.
Je n’étais pas la seule à être là par effraction : les victimes elles aussi, les parents et les collègues des suicidés ; parce que les grands patrons avaient droit à un grand procès, on leur a laissé prendre la parole.
Et miraculeusement, on les a écoutés.
Tous.
Les enfants des suicidés, les déprimés, ceux qui sont encore sous anti-dépresseurs 10 ans après, ceux qui sont passés sous un métro, ceux qui n’ont jamais pu retravailler, qui se sont séparés, ceux qui ont eu un cancer, bref, tous les rescapés.
Mais le féminisme dans tout ça, vous me direz ?
Moi qui ne suis ni salariée, ni syndiquée, ni fonctionnaire… Pourquoi est-ce que je me suis identifiée, si entièrement, à toutes ces personnes venues demander justice ?
Parce que je suis une femme.
Cette violence systémique, je la connais.
Ces personnes aux corps brisés, à la vie bousillée, je les connais.
Ces personnes en état de choc post-traumatique, si longtemps après, je les connais.
On leur dit que c’est de leur faute.
Qu’elles sont fragiles.
Qu’il n’y a pas de lien entre les violences qu’elles ont vécu et les pathologies dont elles souffrent.
Que d’ailleurs, elles n’ont vécu aucune violence.
Qu’elles sont seules.
Elles avaient confiance dans leur entreprise, dans leur famille comme elles disent, qui était censée les protéger, les nourrir, les accueillir, elles lui avaient donné tant de travail, de temps, de confiance.
Je les reconnais.
Et les dirigeants, je les reconnais aussi.
Des hommes, ou des femmes au service du patriarcat – ou de l’ultra-libéralisme, c’est la même chose.
Qui sont sortis des grandes écoles.
Riches.
Blancs la plupart du temps.
Dominants.
Dans leur bon droit, toujours.
Parce que leur système, basé sur la violence, reste la loi absolue.
Si c’était à refaire, ils le referaient.
D’ailleurs ils refont le procès en appel, car ils ont toujours raison.
Ils sont toujours impunis, toujours du bon côté du manche.
Et même s’ils sont condamnés, ils n’auront pas beaucoup perdu, finalement : un peu de réputation, un peu d’argent.
Mais pas la santé.
Pas le sommeil.
Pas la confiance en soi.
Pas la dignité.
Ils ne paieront jamais aussi cher que ceux qui ont été traumatisés dans leur psychisme et dans leur chair.
Et ça, il n’y a pas besoin d’être salarié de France Télécom pour le savoir.
Il suffit d’être une femme.
Normalement, il ne devrait pas y avoir besoin de vous faire un dessin pour vous expliquer ça.
Ni un procès.