Un interdit majeur

Du 6 mai au 11 juillet 2019 s’est tenu le procès pour harcèlement moral au tribunal correctionnel de Paris à l’encontre de la société France Télécom (Orange aujourd’hui), Didier Lombard, Louis-Pierre Wenes et Olivier Barberot ainsi que Nathalie Boulanger, Guy Patrick Cherouvrier, Brigitte Dumont et Jacques Moulin, pour complicité.


Dessin de Claire Robert

Les 46 audiences de ce procès ont permis de regarder en détail ce qui s’est déroulé pendant les années 2006 à 2010 dans la machine managériale d’une société du Cac 40. Tous les dispositifs auront été mis à nu, les plans Next et Act, les parts variables, les discours à l’Acsed, les formations de l’école de management, les alertes des médecins du travail, des CHSCT et du CNHSCT, les présentations de diapositives sur les objectifs de – 22 000 salariés, les outils de pression, les « espaces développement », etc. Celles et ceux qui auront suivi ces longues audiences précises et détaillées ont pu voir la mécanique totale et globale à l’oeuvre pour faire partir « par la porte ou par la fenêtre » plus de 22 000 salariés en 3 ans.

Ces audiences auront aussi permis de donner corps à celles et ceux qui ont subi, directement ou indirectement, et qui pour beaucoup restent profondément marqués dans leur intégrité par les méthodes brutales auxquelles ils furent confrontés. Parties civiles ou témoins ont pu dire leur vérité devant le tribunal et devant les prévenus.

Face à cette vérité, les prévenus n’auront livré que leur novlangue où l’euphémisme succède à la brutalité des mots pour continuer à esquiver leurs responsabilités et tenter de faire croire à la fable des « grands sauveurs de l’entreprise ». Ce n’est guère que sur leur propre sort qu’ils furent brièvement émus.

Ils furent là à toutes les audiences, en rang serré avec leur bataillons d’avocats qui débordait dans la salle dans une stratégie de défense collective qui fit dire au procureure qu’ils étaient « en bande organisée ». Pendant 41 jours, ce procès aura permis symboliquement de séquestrer plusieurs patrons avec le soutien de la police et de la justice…

Ce procès est vu par beaucoup comme exemplaire, voire historique. Il s’inscrit en effet dans les racines de l’histoire du mouvement ouvrier sur les conditions de travail comme, par exemple, dans les luttes contre les coups de grisous, contre le phosphore ou l’amiante. A chaque fois, obstinément , les syndicats se sont battus pour rendre visible ce qui est invisibilisé, volontairement, méthodiquement. Il s’agit, toujours, de faire apparaître la réalité, ce qui a été dissimulé. Cette action, ce fut celle de l’observatoire du stress et des mobilités forcées.

C’est des enjeux essentiels et durant tout le procès, de nombreuses personnalités, scientifiques, écrivains, artistes… qui avaient été sollicitées nous ont rédigé des compte-rendus jour après jour, pour narrer avec leur regard, leurs expériences l’histoire qui se jouait dans ce tribunal. L’ensemble de leurs contributions sont publiées sur la petite Boite A Outils et devraient faire l’objet d’une publication imprimée.

Le délibéré sera rendu le 20 décembre. Pour Solidaires, qui s’est porté partie civile, la question centrale de ce procès n’est pas celle de la réparation ou de l’indemnisation mais bien celle de la condamnation de ces méthodes mortifères car nous devons les interdire, comme le fut en son temps l’amiante. Ce qui s’est passé dans cette entreprise, et continue à se passer ailleurs concerne l’ensemble du monde du travail, et cela doit cesser.

L’un de nos avocats, Jean-Paul Tessonnière, dans sa plaidoirie l’a exprimé de façon claire :
« Le droit pénal a une fonction répressive et une fonction expressive. Il doit exprimer les interdits majeurs d’une société. La question que vous devez vous poser est simple, presque enfantine : est-ce que c’était interdit ? On attend de ce jugement qu’il indique que ce qui s’est passé à France Télécom doit être rangé parmi ces interdits majeurs. ».