Sur la violence managériale. Comprendre les pénibilités du travail et de l’emploi en centre commercial

Rachid Bouchareb
Sociologue, CRESPPA GTM

La violence est un mot courant qui donne l’impression de comprendre de quoi il s’agit ; il y aurait d’un côté des comportements violents et de l’autre des stigmates de cette violence. Mais dans le monde du travail que représente le centre commercial, la violence constitue un processus multiforme où les relations marchandes favorisent des situations de violence permanente à l’encontre des employé-e-s sans que l’on arrive à en apprécier les ressorts fondamentaux, au-delà de la violence plus visible des clients.

Ainsi, les pénibilités du travail et de l’emploi y sont rarement pensées comme résultant de la violence managériale, que ce soit les TMS ou bien l’épuisement moral. La problématique de ce texte fondée sur une enquête qualitative auprès d’employé-e-s de centre commercial en France (boutiques, hypermarché, grand magasin, fast-food, cinéma) s’intéresse à l’indifférence managériale à l’égard de l’usure du corps au travail et encore plus de la dignité humaine. Nous considérons que les pratiques managériales, en stigmatisant toute résistance à la relation salariale, visent à habituer les employé-e-s à des conditions physiques et psychologiques de travail toujours plus pénibles, cela « au nom du client ».

La violence managériale spécifique à ces espaces marchands repose sur des rapports sociaux de domination fondés notamment sur le sexe et l’âge, les secteurs du commerce de détail et de la restauration rapide, en particulier, employant une majorité de femmes et de jeunes. Leur expansion depuis les années 1980 a façonné ce type de main-d’œuvre, sortant du système scolaire ou en cours d’études, confrontée à une violence symbolique dans l’acceptation des conditions de travail et d’emploi.

À partir de plusieurs situations de travail, nous développerons quatre aspects significatifs des relations entre violence managériale et pénibilités du travail et de l’emploi : un travail dans les services qui s’« ouvrièrise » (1), l’impossibilité et/ou la difficulté de faire correctement son travail (2), la crainte de la sanction comme revers de la responsabilisation (3), et un contrôle managérial permanent (4).

Plus ouvrier-e qu’employé-e de commerce
Contrairement à l’image enchantée d’une autonomie que procurerait la relation de service en magasin, le travail des « cols blancs » se compose d’une importante activité de manutention des produits en dehors et encore plus pendant les horaires d’ouverture (mise en réserve, port des colis, mise en rayon, rangement, aller/retour entre la boutique et la réserve…). La relation de service au client demeure aléatoire car dépendante d’une organisation du travail qui évolue au cours de la semaine et de l’année, ainsi les périodes de rush assignent davantage à une activité d’exécution monotone. Le statut d’employé, malgré l’appellation managériale – conseiller en vente – représente une contrainte sur l’initiative individuelle qui le rapproche d’une condition ouvrière : « C’est toujours pareil dans une journée de vente » (vendeuse à temps partiel, 23 ans, petite boutique, Paris) ; « Sur une journée de 8 heures, il y a au moins 4 heures de manutention » (vendeur, 20 ans, grand magasin, Lyon). L’organisation du travail est en effet très codifiée par la planification horaire décidée chaque semaine par le manager en charge de la gestion des unités de vente.

« Tout est contrôlé, on a un temps limite pour faire les choses. Donc, si on te dit ‘t’as trois quarts d’heure pour ranger un rayon bébé’, bah tu as trois quarts d’heure, qu’il soit en foutoir ou pas, on ne va pas regarder, tu auras trois quarts d’heure. […] Notre pause, on n’a même pas le droit de dire, ‘bah tiens je vais me décaler d’un quart d’heure hein plutôt que d’aller manger’. Non ! On a trois quarts d’heure à midi, et un quart d’heure l’après-midi ». (Vendeuse, 30 ans, boutique d’enseigne, Namur)

Mais la division des tâches s’accompagne d’une pression temporelle importante, avec notamment l’obligation presque simultanée de répondre aux flux de clients et d’effectuer l’approvisionnement et le rangement des rayons. L’enjeu managérial, que représente la régulation du flux de clients dans une surface de vente plus restreinte, explique ce cumul de contraintes. L’augmentation de l’automatisation du travail logistique des marchandises avec le flux tendu (stock limité et approvisionnement quotidien selon les ventes) a diminué la spécificité du vendeur, dans sa relation directe au client, et l’a au contraire spécialisé dans la préparation de vente de produits standardisés suivant un rythme de travail intense pour le corps : station debout, piétinement.

« Oui, l’essentiel des problèmes, c’est ça, le dos pour les logisticiens et les libraires qui portent des charges en permanence ». (Employée, 30 ans, grand magasin de biens culturels, Lyon)

Le travail devient de fait plus physique avec les exigences de l’organisation marchande tant c’est le rythme des ventes qui devient, pour le manager, le déterminant d’une organisation flexible du travail et de l’affectation aux tâches.

Impossibilité et/ou difficulté de faire le travail exigé
Le management moderne de la mise au travail est de plus facilité par la précarisation des emplois et la fragilisation de salariés confrontés à la peur de perdre leur emploi. En cela les trajectoires féminines d’emploi, majoritaires dans ces emplois de (re)présentation et en interaction directe avec la hiérarchie, sont marquées par une double pénibilité, de l’emploi et du travail, l’une étant la condition de l’autre. L’insécurité de l’emploi (conserver son poste, éviter un déclassement) permet ainsi une intensification managériale du travail afin de montrer que l’on peut suivre un rythme élevé de travail (travailler dans l’urgence, montrer que l’on est à la hauteur), ce qui génère un stress permanent.
La polyvalence exigée, qui devient une norme d’activité dans ces emplois, conduit à intensifier les tâches et redoubler les contraintes et les pénibilités physiques et relationnelles. En effet, dans ces conditions de multiples activités, souvent simultanées, les relations avec la hiérarchie et les injonctions à avoir une attitude de service, créent en permanence une situation de double bind (des injonctions contradictoires). Cela se manifeste par une impossibilité de répondre efficacement à des attentes contradictoires au quotidien, tant il s’avère difficile de se concentrer sur une tâche tout en étant perturbé tant par les sollicitations tant de la hiérarchie (changement rapide de poste, fin de journée…) que des clients qui réclament une réponse rapide à leur demande.

« Il [manager] dit qu’il faut d’abord un agent au comptoir en train de vendre et après vous allez chercher…, mais quand y a plus [de marchandises] il vient nous voir pour nous dire mais pourquoi vous ne remettez pas des bouteilles de coca. Et là on lui dit qu’on n’a pas eu le temps. Il dit ‘bah vous gérez quoi’ ». (Employée de comptoir, cinéma, 26 ans, Lyon)

La rentabilité forme bien la matrice des rapports de travail : les employé-e-s de commerce ne peuvent échapper aux pressions constantes « au chiffre » qui se vérifient par un encadrement de proximité très pesant en termes de valorisation du temps travaillé (changements de tâches, horaires variables). Par les contraintes de rationalisation temporelle, les employé-e-s ont l’impression d’être infantilisé-e-s (« l’impression d’être encore à l’école »), et de ne pas savoir gérer leur temps de travail ou ne pas inciter les clients à consommer. Le travail exigé devient plus difficile à atteindre tant il dépend d’un jugement managérial aléatoire.

La crainte de la sanction : revers de la responsabilisation
La responsabilisation des salariés est une autre caractéristique des modalités contemporaines de mise au travail. L’employé est sommé de « prendre des initiatives », résoudre lui-même les problèmes de son poste et savoir anticiper le service au client. Les employé-e-s travaillent cependant dans la crainte de ne pouvoir assumer ces injonctions qui se voient contredites par l’action managériale quotidienne. Ainsi agir contre sa volonté en ayant peur d’être sanctionné (peur des critiques) constitue une situation fréquente de violence ayant trait à la définition courante de la contrainte : « agir sur quelqu’un ou le faire agir contre sa volonté en employant la force ou l’intimidation ».

Enquêteur : T’arrive-t-il de moins en faire ?
« Bah, à 22 heures, ils voient bien que je ne peux autant travailler, malgré cela, ils mettent personne en plus, ils veulent me faire craquer… ». (Employée de comptoir dans un cinéma multiplexe, 26 ans)

La crainte de la sanction hiérarchique, notamment par l’usage de remarques dévalorisantes souvent en présence des clients, se ressent y compris lors des temps de pause censés permettre au salarié de récupérer :

Tu penses toujours au travail ?
« Je sais que si je suis en pause, je me dis si je pars maintenant, je sais ce que je vais avoir à faire en revenant, voir qui est là cet après-midi pour m’aider, si je sais qu’elle [une collègue] va rien faire, je vais retrouver tout à sa place, des trucs comme ça. Finalement, t’es pas en pause, tu réfléchis déjà à comment gagner du temps pour pas te faire engueuler, donc, y a pas de moment où tu penses à rien ou tu fais le vide. Au comptoir on est un ou deux, tandis qu’à l’accueil ils sont au moins trois. Il vaut mieux qu’on soit deux pendant 15 minutes que plutôt une qui galère toute seule 45 minutes ».

Une telle gestion managériale par sous-effectif isole les salariés qui endurent ainsi en silence et entrent difficilement en relation avec d’autres collègues tant la division fonctionnelle et spatiale du travail est forte : « On n’a pas le temps d’être préoccupé par les autres » (caissière, 40 ans, hypermarché, Lyon) ou « la responsable adjointe a le droit de faire ça alors que la vendeuse n’a pas le droit » (vendeuse, 23 ans, Paris). Cette réalité proche d’une organisation taylorienne du travail empêche une prise de distance sur l’activité et le développement de relations solidaires de travail.

Un contrôle managérial permanent
La surveillance hiérarchique est un trait spécifique de ces lieux de travail où la proximité dans de petits espaces influe sur les relations de travail. Les pratiques managériales peuvent passer d’un style de fausse proximité pour gagner l’adhésion de jeunes salariés ou maintenir une pression jusqu’à une répression plus directe via divers modes de sanction selon les situations. Le cumul des contraintes marchandes et industrielles (Gollac, Volkoff, 2000), par les contradictions managériales qui en découlent (passer d’une activité à une autre sur le champ) mais qui sont occultées par le recours à une rhétorique particulière, génère plus de travail sous pression car les salariés savent toujours qu’ils risquent des sanctions (horaires plus flexibles, plus de manutention, contrainte au départ). L’absence de soutien hiérarchique, notamment lors de conflits avec les clients, est perçue comme une injustice qui fragilise leur santé psychique.

« Une télé cassée, une chaîne hifi fendue ou…, oui là la direction portera plainte contre le client, pour dégradation de biens. Par contre, les salariés, ‘lui c’est un être humain il est capable de gérer la situation, et il doit gérer la situation !’. Donc c’est un petit peu particulier, parce que de toute façon dans les situations de stress comme ça on ne sera pas soutenu, jamais jamais on n’est soutenu ! ». (Employée, grand magasin de produits culturels, 28 ans, Lyon)

Cette ambiance de travail dans les magasins résulte d’une indifférence à l’égard de l’humain et d’un contrôle accru de la force de travail. La souffrance au travail s’exprime notamment par des situations émotionnelles très fortes – crise de larmes, crise de nerfs – selon le type d’interaction. L’invisibilité des émotions (devoir les contenir notamment) vient ici redoubler l’invisibilité du travail des femmes et des qualifications qu’elles déploient pour faire face à de telles épreuves du travail.

Conclusion
C’est au nom d’une représentation banalisée – plus de clients, donc plus de ventes et plus de chiffre d’affaires – que les rapports de violence au travail se perpétuent, quel qu’en soit le prix. La violence de la relation salariale est ainsi liée à l’exercice d’un contrôle managérial des subordonnés devant se conformer activement aux valeurs de l’entreprise – rentabilité, « client roi » – et travailler plus intensément sous un statut d’emploi plus inégalitaire du point de vue de la rétribution financière de l’effort au travail.
Mais la violence managériale dans ces espaces marchands est bien ce qui semble le moins visible si l’on se focalise sur la seule relation au client. C’est bien davantage les modes ordinaires de répression managériale et l’indifférence aux corps éprouvés qu’il importe de reconnaître et de combattre.

Bibliographie
Arnaudo et al., 2013, « Les risques professionnels en 2010 : de fortes différences d’exposition selon les secteurs », Dares Analyses, février, 10.
Bourdieu P., 1994, Raisons pratiques, Le Seuil.
Gollac M. et Volkoff M., 2000, Les conditions de travail, Paris, La Découverte, coll. Repères.
Guignon N., 2008, « Risques professionnels : les femmes sont-elles à l’abri ? », Insee, Femmes et hommes – regards sur la parité, 51-63.
Guignon N. et al., 2008, « Les facteurs psychosociaux au travail. Une évaluation par le questionnaire de Karasek dans l’enquête Sumer 2003 », Premières Synthèses, 22.1, mai.