Suicide à Amnesty International

Dans la nuit du 25 au 26 mai 2018, Gaëtan Mootoo, chercheur à Amnesty International depuis 32 ans s’est suicidé dans les locaux de notre organisation. Cet événement que nous n’aurions jamais pensé vivre dans notre parcours professionnel nous a amené à travailler près de 5 mois dans le cadre d’une Délégation d’Enquête Paritaire (DEP).

Les premiers jours : que faire ?

Ce drame s’est déroulé dans la nuit du vendredi au samedi. Nos locaux étant ouverts le week-end, la nouvelle s’est vite propagé et les personnes les plus proches sont venues se recueillir pendant que les instances dirigeantes (Equipe de direction et le Conseil d’Administration) se sont réunies pour réfléchir à la gestion de la situation.

Un premier rendez-vous sous forme d’hommage a permis à celles et ceux qui le souhaitaient d’exprimer leur chagrin et leur colère.

Une réunion extraordinaire du CHSCT a eu lieu le lundi après-midi : nous n’étions pas très au clair sur ce qu’il fallait faire mais il a été voté l’intégration de l’ensemble des représentant ·es du personnel au CHSCT pour faire face à la situation et avons décidé de faire un point CHSCT chaque jour. Cette dernière décision fut une très mauvaise idée car cela ne nous donnait aucun répit en tant que membres du CHSCT : des points quotidiens rendaient difficiles la prise de recul nécessaire. Nous cessons nos rendez-vous quotidiens après 4 jours et proposons une réunion extraordinaire 10 jours plus tard pour décider des suites possibles.

Mise en place de la DEP

Une de nos difficultés était que l’employeur de Gaétan Mootoo était notre Secrétariat International basé à Londres. Il était cependant hébergé et suivi administrativement par Amnesty International France. Nous avons donc discuté de savoir si c’était à notre organisation de mener une enquête ou bien à son employeur. Nous avons vite résolu cette question quand nous avons compris (tardivement) que le CHSCT avait une compétence spatiale. Finalement, 2 enquêtes ont donc été mises en place, une en France via le CHSCT et une au niveau international via un cabinet d’avocats.

Des premiers échanges nous ont mis sur la piste de la création d’une Délégation d’Enquête Paritaire (DEP). Ce dispositif légal permet dans le cadre d’un suicide ou d’une tentative de suicide en lien avec le travail de mener une enquête au sein de l’organisation. Nous nous sommes pas mal inspiré du document produit par l’INRS « démarche d’enquête paritaire du CHCST concernant les suicides et tentatives de suicide » pour définir les objectifs : établir les faits, identifier les potentiels facteurs professionnels ayant conduit au suicide et proposer des mesures de prévention. La composition se doit d’être paritaire entre représentant·es du personnel et direction.

Nous, représentant·es du personnel, avons fait marcher nos différents réseaux et avons rencontré différentes personnes ayant l’expérience de ces situations : une juriste du droit du travail, des syndicalistes, des DP ayant déjà vécu cette situation. Nous nous retrouvons donc mi-juin pour voter la création de la DEP et surtout sa composition. Sans contestation de la part de la direction, nous proposons donc une délégation de sept personnes : cinq représentant·es du personnel, une personne du service RH, un membre de la direction. Nous avons négocié que la personne issue de la direction ne soit pas de la direction générale (les deux personnes de la direction générale étaient très impliquées dans le suivi de la situation de notre collègue avant son suicide), des heures de délégation illimitées pendant la période de l’enquête, un budget permettant de faire appel à un cabinet de consultant·es.

Mener l’enquête

Deux premières réunions fin juin nous ont permis de cadrer notre organisation avec la personne engagée comme consultante. Nous nous sommes mis d’accord sur les étapes de l’enquête : entretiens, analyse documentaire, questionnaire sur les conditions de travail, rédaction du rapport, proposition de recommandations, restitution et diffusion du rapport.

Une première difficulté fut que le directeur nommé pour participer à l’enquête se positionnait lors des débats comme décisionnaire en dernier recours. Nous avons très vite rappelé que le groupe était indépendant du cadre habituel de l’organisation et avons reposé un cadre permettant d’assurer une pratique d’organisation facilitant le partage des tâches et la décision par consensus au sein de notre groupe. Les principaux débats ont été :

Devons-nous participer aux entretiens ? Cette question nous a particulièrement divisé. Notre consultante nous a fortement recommandé de participer aux entretiens car nous sommes les « expert·es » de notre organisation et les plus à-même d’analyser les discours de nos collègues. Nous avons cependant décidé de ne pas y participer pour 3 raisons principales : la charge de travail, la peur de la charge émotionnelle que cela pouvait susciter pour nous mais aussi parce que nous avions reçu des marques de défiance de certains de nos collègues – nous étions inquiets que des personnes-clés refusent de participer aux entretiens.

Qui sont les destinataires de l’enquête ? Nous nous sommes rapidement accordés sur une diffusion large auprès des membres d’Amnesty International France (salarié·es, membres du Conseil d’Administration et bénévoles). Nous étions en désaccord sur l’envoi ou non aux instances dirigeantes du mouvement international. Nos recommandations devaient concerner les équipes en France. Nous avons pris la décision de leur envoyer car il y a avait des chances que nous identifions des difficultés issues de l’organisation internationale, nous avions donc une obligation morale de le partager.

Nous nous sommes par ailleurs équipé·es d’une charte éthique en 10 principes inspirée du document proposé par l’INRS.

Nous commençons donc notre travail par communiquer sur les objectifs de l’enquête, la démarche, le calendrier par une réunion. Les 2 dernières semaines de juillet sont consacrées aux entretiens des collègues en France, à l’étranger ainsi que ces anciens collègues. Chaque journée d’entretiens est suivie d’une réunion avec la consultante qui assure un résumé de chaque entretien. Ces moments furent assez riches : ils nous ont permis de connaitre un collègue que nous connaissions peu et d’avoir une vision plus claire de la souffrance de nos collègues.

Mi-juillet, la consultante envoie un questionnaire à l’ensemble des salarié·e·s permettant d’assurer un pré-diagnostic sur les risques psychosociaux.

Les non-vacanciers du mois d’août se sont chargés de l’analyse documentaire : contrats, entretiens annuels, e-mails professionnels, etc.

La 2ème quinzaine d’août, la consultante travaille sur la première partie du rapport qui permet d’établir les faits. Elle nous soumet une première proposition d’une trentaine de pages fin août que nous amendons lors d’une très longue réunion.

Elle propose d’y insérer de nombreux verbatims des personnes interrogées. Certains d’entre eux sont forts et difficilement entendables pour certain·es d’entre nous. Quelques personnes questionnent ce choix : la parole des interviewé·es peut-elle être considérée comme des faits avérés ? La consultante précise que les verbatims choisis l’ont été car cela a été dit plusieurs fois et rappelle l’importance que les personnes se reconnaissent dans le rapport.

Le mois de septembre sera consacré à la finalisation du rapport : intégration des résultats de l’enquête et discussion autour des préconisations.

Nous avons rencontré pas mal de difficultés dans ce travail : même avec une délégation d’heures illimitées, nos collègues directs et notre hiérarchie ont montré des signes d’agacement. Sans trop de surprises, nous avons eu accès à de nombreuses informations difficiles et qui ont eu un fort impact sur nous.

Nous avons appris que notre meilleure protection était notre mandat : toujours le rappeler et revenir à cet engagement. L’autre protection (nous avons eu de la chance) : un bon esprit d’équipe !

Une restitution sous tension

Nous préparions une restitution mi-octobre pour l’ensemble des salarié·e·s. Nous nous questionnons sur la diffusion de l’entièreté du rapport. La direction est inquiète qu’une diffusion par mail entraine des fuites dans la presse. Nous échangeons donc sur les différentes possibilités : restitution orale et mise à disposition de l’entièreté du rapport par papier dans une salle dédiée ou envoi par e-mail à l’ensemble des salarié ·es. Pour des raisons techniques et surtout pour renforcer le lien de confiance avec les salarié·es, nous décidons d’envoyer par mail le document après une restitution orale.

Ayant passé près de 4 mois dans un bulle, notre petite équipe n’était pas sûre de comment allait être pris ce document. En discutant avec la consultante, nous savions qu’un des principaux enjeux était la prise de conscience par les équipes dirigeantes des problèmes existants.

La restitution a duré près de 2H30 et a regroupé la moitié des salarié·es, l’ensemble de l’équipe de direction et quelques membres du CA : nous avons présenté à nouveau notre méthodologie, rappelé que nous étions dans une démarche volontaire (et apprenante). Dans une première partie, nous avons présenté nos conclusions sur les faits notamment au regard des différents risques psychosociaux (conflit de valeurs, changements répétés, manque de reconnaissance, contraintes de travail). Ensuite, la consultante a présenté les résultats du questionnaire. Nous avons fini par présenter nos recommandations que la direction s’est engagée à mettre en œuvre.

De nombreuses prises de parole ont été faites à la fin : nous fûmes très touchés par les nombreux remerciements de nos collègues, en particulier certaines personnes qui avaient exprimé une certaine défiance à notre égard.

Les jours suivants ont été marqués par de nombreux retours de nos collègues sur la qualité du rapport… et par une minimisation de notre travail par l’équipe de direction ainsi que des rappels à l’équipe sur le fait que nous allions enfin pouvoir retourner travailler.

Les suites

La DEP a donc été dissoute en décembre. Notre travail nous a particulièrement rendus très sensibles à la souffrance de nos collègues et nous sentons plus légitimes et plus solides pour répondre à leurs difficultés en tant qu’élu·es du personnel.