Quelles pratiques de prévention des « RPS » dans par les CHSCT ? Quelques réflexions.

p-bouffartiguePaul Bouffartigue
Sociologue, Directeur de Recherche CNRS, et
membre du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST)

c-massotChristophe Massot
Sociologue, chercheur associé au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST) – Aix-en-Provence UMR 7317

 

A la demande de la DIRECCTE PACA, une équipe du LEST a réalisé en 2012 une étude visant à évaluer l’impact des formations sur les « Risques pyschosociaux » (« RPS ») organisées par l’Institut Régional du Travail entre 2010 et 2012 auprès des élus de CHSCT. Des entretiens ont été réalisés avec 26 de ces élus travaillant dans 18 établissements, au moins six mois après leur passage en formation. Quelle est l’effectivité des pratiques de prévention de ces représentants du personnel dans les CHSCT1 ?

Rapport de force et mise en discussion du travail

Nous avons posé deux types de question à l’activité de prévention des représentants. Parvient-elle à mobiliser les outils institutionnels de prévention des « RPS » ? Parvient-elle à ouvrir le débat sur la qualité du travail ? Expliquons-nous sur ce double questionnement.

Plus sans doute dans les petites et moyennes entreprises que dans les grandes, les droits des représentants du personnel et des CHSCT sont loin d’être assurés2. Sans le soutien d’un rapport de force suffisant, les représentants du personnel ne peuvent activer les droits du CHSCT et donc leurs capacités de prévention des « RPS »3. C’est un constat que tout militant syndical a déjà éprouvé : l’application du droit du travail est déjà un combat. En ce sens, la non-utilisation du droit d’enquête ou du droit d’expertise pour des réorganisations importantes ou des dangers graves et imminents, l’absence de DUER ou même de réunions régulières du CHSCT traduisent la faiblesse du rapport de force pouvant soutenir l’activité du CSHCT.

Mais un bon rapport de force ne suffit pas à assurer le déploiement d’une politique de prévention effective.

A la suite de l’ergonomie de l’activité et de la clinique de l’activité, nous considérons que les problèmes de santé mentale au travail trouvent leur source dans l’impossibilité de faire valoir un travail de qualité et d’avoir les moyens suffisant pour réaliser ce travail. Le salarié peut construire sa santé mentale non pas en étant « protégé » du travail ou de son intensité, mais au contraire en s’y « confrontant » pour le transformer. Le travailleur n’est pas un opérateur passif « exposé » à une série de « risques » – dont certains seraient de nature « psychosociale ». C’est un sujet actif, qui s’approprie les conditions techniques et sociales de son travail, pour les transformer par son activité.

L’ouverture d’une confrontation collective sur les questions du travail, de ses qualités et de sa réalisation, est la condition de la restauration du pouvoir d’agir du salarié sur son activité et donc du développement de sa santé. Si ce conflit est refermé, ce sont alors les effets délétères de la passivité qui se développent. L’ouverture dans le CHSCT d’une telle confrontation est pour nous la condition d’une politique effective de prévention de la santé mentale. À défaut, cette politique court le risque de s’abstraire des conditions réelles du travail quotidien et de ce qui le rend intenable.

Une typologie provisoire des activités syndicales de prévention

En croisant la force/faiblesse du rapport de forces syndical et l’ouverture/fermeture du débat sur la qualité du travail, nous obtenons quatre figures possibles de la prévention des RPS par les CHSCT.

Rapport de forces syndical

Fort

Rapport de forces syndical

faible

Ouverture

du débat sur la qualité

La prévention active

Capacité du CHSCT à activer ses droits et à faire valoir la position des salariés sur l’organisation et les qualités de travail.

La prévention directe

Le collectif de travail peut faire directement valoir sa position sur les qualités du travail sans l’intermédiaire du CHSCT.

Fermeture

du débat sur la qualité

La prévention formelle

– capacité du CHSCT à faire valoir les outils institutionnels de prévention des RPS

– incapacité du CHSCT à agir sur l’organisation du travail et sur la qualité du travail

La prévention empêchée

– incapacité du CHSCT à faire valoir les droits syndicaux et à utiliser les outils de prévention des RPS

– incapacité du CHSCT à agir sur l’organisation du travail et sur la qualité du travail

Tableau : Typologie des capacités de prévention des élus du personnel dans les CHSCT

La prévention active

Ici les organisations syndicales disposent d’un système de relations professionnelles où le droit est respecté, et les représentants du personnel parviennent à ouvrir dans l’enceinte du CHSCT la discussion sur la qualité et les moyens du travail. L’activité des élus consiste à mettre en débat avec la direction les dysfonctionnements de l’organisation et à proposer des possibles solutions d’organisation élaborées avec les salariés.

Des représentants travaillant dans une salle de spectacle ont pu réaliser ce type de prévention. « La salle des couturières avait été faite en dépit du bon sens. Elles ne recevaient pas de lumière du jour pour un travail qui demande pourtant beaucoup de précision. […] Tout le monde commençait à vraiment stresser. Ça se plaignait. Certaines étaient vraiment pas bien ! […] On est allé voir les filles et on a discuté. On leur a demandé ce qu’elles voulaient et pourquoi et tout. Et on a réfléchi à ce qu’on pouvait faire. […]. On est allé voir le directeur après avoir fait notre enquête pour lui montrer [ce qu’on voulait faire et lui dire combien ça coûtait]. Et le directeur évidemment il a dit oui. C’est son intérêt : il veut que le travail soit bien fait et qu’il n’y ait pas de problèmes ! » nous expliquent deux représentants du personnel siégeant au CHSCT.

Sans nécessairement utiliser les outils juridiques de prévention de la santé, comme le droit d’expertise, ces représentants ont ouvert, avec les salariés, la question du travail pour présenter une transformation de l’organisation compatible avec les contraintes budgétaires de l’établissement. Mais nous devons souligner que si ces représentants savent user des outils institutionnels quand ils l’estiment nécessaire, la discussion sur le travail et son organisation précède l’usage du rapport de forces.

La prévention formelle

Ici, si les acteurs de la prévention disposent d’un rapport de force effectif, les élus parviennent à utiliser les outils à leur disposition mais sans parvenir à soulever les questions du travail réel effectué par les salariés et de son incidence sur la santé des salariés.

Un usage abondant des expertises traduit parfois ce cas de figure : « Il y a eu six expertises chez nous en quelques années ! Six ! Si on enlève l’expertise commanditée par la direction, elles sont toutes arrivées aux mêmes conclusions. […] Mais que faire après ! Ça n’a rien changé parce que la direction ne veut rien entendre ! » nous dit, amer, un secrétaire de CHSCT. Les représentants font valoir les droits du CHSCT sans parvenir à agir sur le travail réel des salariés. « On est au goût du jour sur ce qu’il faut faire. Mais voilà, rien n’a changé. Que faire ? […] C’est quoi la suite ? Nous on ne sait plus vers qui se tourner ! » nous disent un représentant d’un autre CHSCT. Les CHSCT activent les outils disponibles et font connaître les risques pesant sur la santé mentale des salariés. Mais si une orientation de ce type peut permettre de retarder le déploiement de réorganisations à risques ou de limiter certaines pratiques délétères le travail réel n’est pas transformé.

Les représentants, comme les salariés, se sentent démunis, après avoir investi beaucoup d’espoir, de temps et d’énergie dans l’usage des outils de prévention. Ils sentent ne disposer que d’une capacité formelle de prévention, dénuée d’un pouvoir réel de transformation du travail. Ils risquent de basculer dans le ressentiment, et même d’abandonner le travail syndical. « Je me sens impuissant. On n’arrive pas à faire du préventif. Alors à quoi ça sert. Moi c’est mon dernier mandat ! Après j’arrête ! ».

Certains élus, cherchant à analyser l’échec de leur activité de prévention, partagent l’idée que la prévention ne peut devenir effective qu’à la condition que le travail réel y soit débattu. « C’est simple, pour moi : dans le DU on peut mettre le travail prescrit, et encore, avec beaucoup de travail. Pour tout te dire on n’y arrive même pas. Mais le travail réel ? Et tant qu’on n’y arrivera pas, on continuera un théâtre gentil, mais inutile ! ».

La prévention empêchée

Ici, les élus ne disposent ni d’un rapport de force suffisant pour faire valoir les droits attachés au CHSCT ni de la capacité à promouvoir la parole et l’expertise des travailleurs sur leur travail. Souvent, avant même que se pose la question de la prévention des RPS, la seule reconnaissance des atteintes à la santé physique est empêchée : « Il y a une sous-déclaration des accidents du travail. […] Ce sont les ressources humaines qui font ça et souvent la personne reprend en fait dès le lendemain [de son accident]. Il y a eu une projection d’un gel corrosif dans un œil. Les pompiers ne sont même pas venus devant l’usine. Le gars, il est venu se faire chercher par un ami pour qu’il n’y ait pas de déclaration » nous dit une secrétaire de CHSCT travaillant dans une petite usine. Les droits d’information du CHSCT sont souvent « négligés », la direction ne remplissant qu’exceptionnellement ses obligations. Même si les représentants souhaiteraient activer les droits du CHSCT, ils ne disposent ni des ressources ni de la capacité pour y parvenir.

Les représentants du personnel se trouvent alors dans l’incapacité de donner un cadre collectif, juridique ou dialogique à la dégradation de la santé mentale des salariés. « Les salariés sont perdus. Ils n’osent pas ouvrir leur gueule […]. Leur truc c’est : « je souffre en silence ». Et après je me mets en arrêt. Il y a des troubles du sommeil, de la boulimie et l’anorexie… Jusqu’à ce que ça aille plus loin ! ».

Quels moyens de transformation de la prévention

Cette typologie reste un outil de réflexion et ne prétend pas à l’objectivation achevée des pratiques. La réalité est une recomposition toujours singulière de ces figures.

Mais surtout, au-delà de cette typologie, la question pratique est celle des modalités de transformation de l’activité de prévention lorsqu’elle ne parvient pas à être effective : quels sont les moyens de nourrir le rapport de force et d’ouvrir le conflit sur les qualités du travail ?

Cette question peut alors être reformulée comme celle du rapport entre les deux dimensions mobilisées dans notre analyse : le développement du rapport de force est-il la condition de l’ouverture de la mise en discussion du travail, ou bien, au contraire, est-ce l’ouverture de la mise en discussion du travail qui est la condition du développement du rapport de force ?

Nous ne chercherons pas à répondre ici à une question qui est au cœur de la construction des pratiques et des stratégies syndicales. Nous voudrions cependant émettre une hypothèse afin de nourrir le débat et la réflexion.

Même si, le rapport de force peut être un moyen d’ouvrir ce dialogue, comme le montre la manière dont une expertise a été reprise dans un centre de tri de la Poste à Yvetot (Et Voilà… n°36), nous pouvons faire le constat que, dans certaines situations, même soutenues par un rapport de force permettant de faire valoir les droits et pouvoirs du CHSCT, les représentants du personnel ne disposent pas des moyens pour forcer la direction à ouvrir la discussion sur le travail et sa transformation sous l’angle de la santé des salariés.

L’hypothèse, expérimentée par la pratique des intervenants en clinique de l’activité, telle que nous la comprenons, est que l’ouverture de la discussion ne peut avoir lieu qu’en confrontant la direction au travail réel comme ressource de l’efficacité. C’est en découvrant et en utilisant la controverse sur le travail comme moyen d’exploration du réel et comme ressource de l’efficacité que la direction peut accepter de la soutenir. Et en acceptant d’entrer dans cette controverse, elle soutient de fait le pouvoir d’agir des salariés sur leur travail et l’organisation. Elle leur donne le moyen de développer leur activité et donc leur santé.

Si la mise en débat du travail avec les travailleurs eux-même est utilisée comme une ressource de l’efficacité et de l’amélioration de la santé, les intérêts des salariés et de l’organisation ne sont plus opposés. Cependant il faut bien ici se faire comprendre : cette convergence ne signifie pas la fin du conflit. Comme nous l’avons vu, une direction peut dire participer à l’institution du conflit sur les qualités du travail par son besoin d’explorer de nouvelles ressources d’efficacité, tandis que le représentant du personnel peut dire, lui, rechercher à contester le rapport de subordination par la participation des opérateurs à la définition du travail et de l’organisation. Il ne s’agit donc pas d’élaborer compromis mais de faire utiliser un objet commun – les qualités du travail – par des intérêts qui restent divergents.

C’est peut-être là une voie possible du développement de l’activité syndicale de prévention de la santé dans des milieux où tout semble la borner à l’impuissance. Mais encore faut-il que les directions soient prêtes à cette transformation et, surtout, à transformer leur propre activité.

1 Cf. P. Bouffartigue et C. Massot, « Elus CHSCT face aux « Risques psychosociaux ». Une typologie des pratiques de prévention », Chroniques du travail, n° 3, 2013, p. 173-182.
2 Coutrot T. (2009), «Le rôle des CHSCT en France. Une analyse empirique », Travail et Emploi, n°117, janvier-mars. Dugué B., Petit J., Pinatel C. (2012), Les CHSCT. Entre dispositif et pratiques, ANACT.
3 Granaux S. (2010). Les CHSCT dans les établissements de fabrication de produits chimiques. Thèse de doctorat en sociologie. EHESS, Paris.