« On veut un questionnaire. »

Il pleuvait cet après-midi là. Plongée dans la rédaction d’un rapport d’expertise pour risque grave, je cherchais à démontrer que les salariés ne sont pas fragiles mais fragilisés. Sonnerie du téléphone, un secrétaire de CHSCT, salutations brèves, c’est que le temps presse. Une demande d’expertise, parce que « stress » au travail, et, sans transition, il me dit : « on veut un questionnaire. » Moi : « pourquoi un questionnaire ? » Pas de réponse.

Un silence perplexe, de ceux qui suivent la remise en cause d’une évidence. Parce qu’une croyance, ça ne se questionne pas. C’est ce qui en fait la force, et le danger. Un silence qui signait l’évidente utilité de cet outil miracle et des chiffres qu’il engendre à profusion.
Pourtant, un questionnaire, c’est discutable, très discutable…
Alors discutons.

Compter, décrire, analyser ne sont pas synonymes…
A l’affirmation « 75% des répondants déclarent travailler régulièrement dans l’urgence », on peut rétorquer qu’ils s’organisent mal, et, pour répondre au problème, mettre en place un coaching qui va les aider à reconsidérer leurs propres façons de travailler et adapter leurs comportements face aux situations stressantes… Un chiffre sur l’urgence ne décrit pas la réalité du travail dans l’urgence. Il ne démontre pas pourquoi il y a urgence. Il n’analyse pas les liens de causes à effets. Il ne remet pas obligatoirement en cause l’organisation et les moyens de travail. Il n’est pas l’énoncé d’une action précise et concrète de transformation des situations de travail et non des individus, dont les capacités d’adaptation buttent sur des marges de manœuvre qui se rétrécissent à mesure que les contraintes temporelles augmentent.

Les chiffres, ça normalise…
L’alerte sur la quantité, la complexité, le temps, le rythme, les moyens de travail ou sur d’autres de ses déterminants, avalanche de chiffres à l’appui, peut toujours recevoir l’objection que ceux-ci restent inférieurs aux données récoltées par les enquêtes à grande échelle : Conditions de travail, Sumer, SIP, COI et bien d’autres… La quantification induit une logique comparative, et de normalisation. Même les représentants du personnel s’y laissent parfois prendre. Un jour, en pleine réunion de CHSCT de restitution d’une expertise portant sur des violences au travail, au terme de la présentation houleuse des résultats du questionnaire, un syndicaliste me demande : « quel est le taux de peur chez nous, et est-ce qu’il est plus élevé qu’ailleurs ? » Les chiffres appellent des chiffres, jusqu’au non-sens… Sans oublier qu’ils laissent dans l’ombre ce qu’ils ne peuvent traduire, et qu’ils sont souvent frappés d’amnésie à l’égard des minorités qui défient la tendance majoritaire et des écarts qui contredisent la moyenne.

Proche des chiffres, loin du cœur…
Les chiffres, leurs conditions de production, leur interprétation, sont toujours contestables , inlassablement contestables, dans une réunion interminable de CHSCT, où la polémique sur leur validité enfle, pendant que la souffrance qu’ils désignent se poursuit et que ses causes structurelles ne sont pas débattues. Une réunion où l’enfermement des problèmes dans des pourcentages et dans le vertige de l’abstraction est au service d’un débat technicisé, déshumanisé, dépolitisé, vain. Ainsi peuvent être pris ceux qui croyaient prendre…

Encore et toujours un sens politique…
Pour faire entendre que les salariés vont mal, un questionnaire pourra privilégier la production de données sur les atteintes à la santé : « 70% des répondants déclarent de l’insomnie chronique, 46% disent consulter un médecin à cause de troubles musculosquelettiques », voilà des constats susceptibles de faire bouger les choses. Mais ce faisant, ne participe-t-on pas à déplacer la lutte contre les organisations délétères, vers la seule lutte pour la reconnaissance des maladies professionnelles ?…

Des chiffres pleins de surprises…
Des salariés d’une classe d’âge entrée sur le marché du travail par l’intérim et le déclassement, qui ont conscience de leur fragilité sociale, pour qui ce CDI est premier et précieux ne répondront pas au questionnaire, ou le feront précautionneusement. En tout cas, en treize ans d’expertise, je ne les ai pas souvent vus répondre que leurs conditions de travail dégradaient leur santé. Pas plus que je n’ai vu le faire ceux, avancés en âge, sans qualification reconnue, et sans espoir de retrouver un emploi en cas de perte de celui détenu. La mise en cause des conditions de travail, je ne l’ai pas plus observée chez les jeunes cadres, très qualifiés, qui aspirent à un parcours professionnel ascendant. Ni chez ceux qui, pour pouvoir supporter les contraintes et la pression, les « rationalisent », les envisagent comme une épreuve à surmonter, voire un défi stimulant, et non comme une défaillance de l’organisation qu’ils devraient refuser . Et nombre d’ouvrières que j’ai rencontrées ne s’insurgeaient pas contre la pénibilité du travail minutieux et répétitif qui leur était assigné, ni contre l’excessif contrôle hiérarchique qui n’avait rien à envier à la discipline scolaire. Précarité, stratégies de défense, intériorisation des identités de genre, et d’autres raisons que celles esquissées ici, empêchent la parole ou la conscience du lien entre conditions de travail et santé . Les résultats d’un questionnaire peuvent ainsi surprendre et ne pas servir l’argumentaire de ceux qui en ont initié la production…

Alors, faut-il abolir les questionnaires ?
Je ne le pense pas, parce qu’un questionnaire, ça peut fabriquer du rapport de force, lorsque la décision de son utilisation, son contenu, ses modalités de passation, la diffusion de ses résultats, sont politiquement et stratégiquement pensés.

Quand les chiffres font autorité et lèvent le déni
Idéologie dominante relative à la valeur des chiffres oblige, lorsque l’argument statistique est posé sur la table, les directions ne le balayent pas d’un revers de main, elles le discutent, et le discutent âprement. Elles ne peuvent en effet dédaigner un type d’arguments qui leur est propre, qu’elles sont les premières à mobiliser dans le rapport de forces, en faisant crouler les consultations d’instances sous les pourcentages et les décimales présentés comme un « donné », c’est-à-dire comme indiscutables… En mobilisant le type d’arguments des directions, les représentants du personnel les obligent à débattre, à produire un contre argumentaire. Ainsi, les chiffres générés par un questionnaire exhument un sujet, le sortent du silence, le font exister. De ce point de vue, ils confèrent du pouvoir aux représentants du personnel et constituent un levier de transformation, à condition de les dépasser, c’est-à-dire de ne pas les considérer comme une fin en soi et s’enliser dans leurs dérives, mais comme une étape à laquelle devra succéder celle de la mise en visibilité et l’analyse de l’activité réelle de travail.

Quand le questionnaire fabrique du collectif
Bien qu’individuel, un questionnaire a une dimension collective, c’est aussi en cela qu’il peut créer du rapport de force. D’abord, il est l’occasion de donner la parole à tous ; occasion précieuse quand l’effectif est conséquent, géographiquement dispersé, que les sites sont excentrés et les heures de délégation insuffisantes… Ensuite, lors d’expertises CHSCT, j’ai pu observer que quelque chose se passe avec le questionnaire : il crée une dynamique collective, parfois bruyante, souvent discrète, mais toujours à l’œuvre. Les salariés, à la pause café, dans les couloirs, ou dans l’intimité d’un bureau fermé, livrent leur étonnement sur la présence d’une question relative à un problème qu’ils croyaient inexistant dans l’entreprise, parlent de leur inquiétude d’être identifiés et sanctionnés s’ils répondaient, demandent aux collègues comment ils ont compris telle question ou ce qu’ils ont répondu à telles autres…
Un questionnaire, ça peut avoir un effet subversif, très subversif : faire sortir de l’isolement, faire prendre et partager la parole sur les conditions de travail. Là, le travail syndical d’accompagnement de l’enquête est décisif : l’ampleur de la prise et du partage de cette parole en dépend. Exiger que le questionnaire soit testé par des salariés avant sa passation, le distribuer en main propre et au poste de travail, organiser des temps d’expression collective pendant la durée de l’enquête, se saisir de ces moments pour voir, écouter et comprendre ce qui se joue au travail, sont autant d’actions stratégiques qui ne devraient pas échapper aux représentants du personnel.

Quand le questionnaire conscientise…
Il faut enfin prendre la mesure de l’effet de conscientisation qu’un questionnaire peut produire, et dans certains contextes, c’est une raison suffisante à sa passation. Il y a bien sûr la prise de conscience du lien travail-santé du fait même de la prise et du partage entre salariés de la parole sur les conditions de travail. Il y a aussi la prise de conscience provoquée par les résultats de l’enquête : un salarié repère que 72% des collègues alertent sur une contrainte qu’il croyait être le seul à subir, un autre s’aperçoit que l’anxiété et la peur au travail, dont il n’a jamais parlé parce qu’il en a honte, sont déclarées par plus de la moitié de ses collègues, un autre découvre que les collègues de l’étage au-dessus, ceux qu’il n’a jamais rencontrés, qu’il critique vertement parce qu’ils sont toujours en retard et le pénalisent, déclarent un manque de moyens et des problèmes de santé chroniques… Il y a enfin l’effet de conscientisation déclenché par le questionnaire lui-même, du moins par certains questionnaires… Je l’ai compris lors d’enquêtes sur les risques prétendument « psychosociaux », dans des entreprises de haute technologie, vouant un culte à la performance, où s’affairaient de jeunes ingénieurs, et où le sujet de la santé au travail oscillait entre tabou et art de l’euphémisme. Dans certaines, le taux de syndicalisation était quasi nul, ou en perdition en raison du départ, suite au nième plan de licenciement collectif, des quelques syndicalistes détenteurs de la mémoire collective et des savoir-faire de résistance.
L’un des questionnaires que j’élaborais interrogeait d’abord les conditions de travail : la quantité de travail, les demandes urgentes et les dates butoirs à respecter, la possibilité de réguler sa charge de travail en repoussant les échéances fixées ou en disposant de renforts, les heures supplémentaires le soir et le week-end, l’exigence de forte concentration, le degré de prévisibilité du travail, les interruptions subies, comptaient parmi les nombreux sujets passés en revue. Ils l’étaient d’abord de façon descriptive : il s’agissait de renseigner la fréquence de chaque situation proposée. Puis de façon subjective : pour chaque situation, le répondant devait indiquer s’il la considérait problématique. Les réponses descriptives furent sans appel quant au caractère excessif des exigences du travail, le cumul des contraintes temporelles et l’intensification qui en résultait, la faiblesse des possibilités de régulation. Mais l’appréciation subjective contrastait avec ces résultats : les contraintes étaient le plus souvent déclarées pas du tout ou peu problématiques.
La seconde partie du questionnaire scrutait la santé et son lien avec le travail. La question relative à l’appréciation de l’état de santé recevait des réponses disparates mais la tendance restait positive. Cette tendance changea s’agissant de la fréquence des troubles physiques et psychologiques : la majorité des répondants déclarait une importante fatigue, un sommeil perturbé, de l’irritabilité, des douleurs musculaires, et ils étaient nombreux à signaler des problèmes de peau, des troubles digestifs, mais aussi cardiovasculaires. C’est alors qu’intervenaient des questions sur le lien travail-santé. Et à ce stade de cheminement dans l’exercice réflexif induit par le questionnaire, les conséquences du travail sur la santé furent qualifiées de négatives par la quasi-totalité des répondants qui en percevaient l’existence, et une proportion inquiétante signalait la consommation de drogues plus ou moins douces (tabac, café, médicaments) en raison d’un stress ou d’un mal-être au travail. Ainsi, dans un dernier espace laissé libre, je recueillais sans surprise une expression aussi intarissable qu’argumentée sur un métier passionnant mais exercé dans des conditions intenables. Cinq pages de questions dont le contenu et l’ordonnancement sont réfléchis ont fait sauter le verrou mis sur une conscience et une parole déterminantes, celles des premiers concernés.
Une stratégie n’est jamais neutre, un questionnaire non plus.
Selma REGGUI
Illustration de Katia STORAÏ