Nuit Debout et la question du travail

nuit-debout-1« Debout sur les lieux de travail ! »… Tel est la devise du « Groupe travail » qui a décidé de porter la question sur la place (de la Ré-) publique, à Paris, dans le cadre de Nuit Debout. Car si la « loi travail » porte aussi mal son nom, c’est bien parce qu’elle nie fondamentalement la vérité du travail et de ses conditions de réalisation effectives. Il était donc central que puisse se faire entendre la réalité quotidienne des questions du travail. Pour cela l’idée, portée de manière opiniâtre par Selma Reggui, a été prendre contact avec la Commission économie politique : en gros, à elle de discuter des contre-feux aux politiques néolibérales et de ses conséquences sur l’emploi, par exemple, et au Groupe travail d’en traduire les répercussions dans les différents secteurs d’activité, mais aussi de débattre des possibilités de riposte dans les entreprises et les administrations…
Tout a commencé le 30 avril par une journée de conférence-débat. Il s’agissait de commencer par faire entendre les points de vue du travail et de la santé au travail. Invité-e-s : Julien Boeldieu (inspecteur du travail), Annie Thébaud-Mony, Danièle Linhart et Serge Volkoff (sociologues), Rachel Saada (avocate), Marie Pascual (médecin du travail).

nuit-debout-2
Suite à la richesse des échanges qui ont eu lieu le 30 avril, à l’importance des questions soulevées et à l’intérêt suscité par cette initiative (malgré des conditions météo qui étaient pourtant loin d’être idéales), un petit groupe s’est proposé de prolonger l’expérience à travers des ateliers thématiques : travail et santé au travail ; résister au discours managérial ; les fonctionnaires au travail ; la médecine du travail ; le piège des risques dits psychosociaux ; CHSCT et contre-pouvoir ; discriminations ; femmes et travail ; les enseignants et le travail ; l’inspection du travail ; syndicalisme et transformation sociale ; accidents du travail et maladies professionnelles…, tels sont les thèmes qui ont été traités ou le seront. Depuis le 21 mai, le Groupe travail a pris ses quartiers non loin d’un kiosque rouge de la Place qui lui sert de point de ralliement tous les jeudis, de 18h30 à 20h30, et tous les samedis de 17h00 à 19h00.
La mémoire de cette parole sur le travail est un enjeu précieux dont nous ne mesurons pas encore forcément l’importance, mais qui tient à un décloisonnement inédit des questions du travail. Car même les « spécialistes » attirés par l’annonce de tel ou tel thème d’atelier se voient contraints de prendre des risques, c’est-à-dire d’adapter leur « savoir » ou leur « expertise » au caractère public du lieu, hors des réunions programmées d’avance entre professionnels et des colloques autorisés. C’est en cela qu’il s’agit d’une expérience que l’on pourrait qualifier de « grandeur nature », inédite en tant que telle : tel inspecteur-trice du travail, tel syndicaliste ou médecin sait que sa parole doit tenir compte des curieux qui s’arrêtent pour livrer sur le vif leur point de vue ou leur expérience de travail. Et c’est également pour cette raison que les organisateurs-trices du groupe travail attachent un soin tout particulier aux comptes-rendus des différents ateliers. Ils se sont même mis d’accord sur un protocole afin de les rédiger…

nuit-debout-3
Le travail, donc, « ça parle » ! Et le pari est que la diffusion et la vulgarisation de cette parole, hautement politique, est à même de contribuer à faire vaciller « la loi El Khomri et son monde » :

– Est-ce que la santé au travail est (et n’a jamais cessé d’être) le terrain de la lutte des classes, ou est-ce qu’elle est ce que martèle le discours dominant : l’affaire de tous, et tellement l’affaire de tous qu’il faudrait travailler en CHSCT main dans la main, dans le même sens, sans « étiquettes », sans clivages, sans conflits ? En un mot : sans politique…
– Pourquoi on nous inonde de « qualité de vie au travail », de « bonheur au travail », et de tant d’autres vocables si positifs ou si creux ? Pour dédouaner l’organisation du travail ? Pour faire abstraction de l’obligation de sécurité de résultat ? Pour nous faire oublier que le lien de subordination caractérise le contrat de travail ?
– Les dirigeants ne connaissent pas le travail réel ? Ils ne s’intéressent pas aux connaissances produites sur la santé au travail ? Pas sûr… C’est peut-être même le contraire, et c’est peut-être précisément cette connaissance qui leur permet de mieux savoir comment dominer…
– Des « risques psychosociaux » tellement compliqués, tellement particuliers, tellement… qu’il vaut mieux faire appel à des spécialistes ? Délégation pertinente ou qui fait aller le syndicalisme dans le mur ?
– Et ce rapport de force si nécessaire, comment on le fabrique ? Est-ce que l’enquête syndicale sur le travail réel n’en serait pas la clé ?…
Voilà quelques-uns des sujets que font émerger les échanges sur le thème du CHSCT qui ont eu lieu jeudi 9 juin pendant l’atelier du groupe Travail Nuit Debout Paris République.
Mais c’est aussi parfois l’occasion de découvertes qui prennent à contre-pied et sont source de réflexion. Par exemple, lors de l’atelier « Résister au langage managérial », alors que la consigne était de passer en revue certaines phrases tirées du langage managérial afin de lui opposer des répliques possibles, face à ce lieu commun du management : « Nous avons dans l’entreprise des salariés fragiles que nous nous engageons à accompagner », un participant fit la remarque suivante : « Dans la tête de la direction, cette phrase signifie : « Nous avons dans l’entreprise des gens qui refusent d’être des esclaves, qui réfléchissent à ce qui se passe autour, et nous nous engageons à les fragiliser et à les conduire vers Pôle emploi. » Voilà une réflexion éminemment politique qui excéda la critique, faite jusqu’alors, de l’organisation du travail responsable de la « fragilisation » des salariés, et qui la replace à un niveau plus global, d’ordre idéologique, dénonçant l’ordre social établi. Du coup, être « debout sur les lieux de travail », cela implique très étroitement et en même temps de devoir être « debout dans la cité ». Mais on pourrait prendre aussi cette réflexion d’une syndicaliste de la fonction publique lors de l’atelier « Les fonctionnaires au travail » : « (…) « agents publics » est maintenant le terme consacré pour désigner aussi bien les fonctionnaires que les contractuels. Cela ne m’étonne pas vraiment. Ce glissement n’est pas neutre. C’est une manière de niveler le statut de fonctionnaire et ses prérogatives spécifiques, une manière de laisser entendre qu’ils n’y a pas de spécificités, que les missions de service public peuvent être assurées par tout le monde, que cela ne relève plus spécifiquement des fonctionnaires. » Etc.
Mais nous savons également qu’aussi salutaire que soit cette expérience elle ne durera qu’un temps dans son déploiement actuel. La question qui se pose est celle des suites à lui donner, à partir du matériau collecté. On y travaille, et quelques pistes ont déjà émergé. Sans trop les ébruiter, disons qu’elles se tournent résolument vers des modes d’action et d’appréciation de leurs effets. À suivre donc…