L’expertise CHSCT : quelques enjeux actuels – Le point de vue de 2 cabinets agréés

Les experts agréés sont des consultants des cabinets d’expertises. Ils apportent une capacité d’analyse avec des outils conceptuels développés par des disciplines scientifiques (sociologie et psychologie du travail, ergonomie, analyse du travail), des méthodologies d’investigations, par exemple l’ergonomie va s’intéresser à l’organisation du travail et aux conditions de travail concrètes à partir de l’analyse des situations réelles de travail.

Des prérogatives grandissantes…

Depuis leur création en 1982 par la fusion des Comités d’Hygiène et Sécurité et des Commissions d’Amélioration des Conditions de Travail, les CHSCT ont vu leurs prérogatives se renforcer. Le droit à l’expertise, institué en 1982 alors en cas de « risque grave » puis étendu en 1991 au « projet important » dans le cadre de la consultation du CHSCT, est l’une des évolutions notables de cette montée en puissance.

Plus largement, il faut rappeler l’impact de l’action des CHSCT sur l’évolution du droit à la santé au travail via leurs prérogatives en matière d’information et de consultation, et leurs moyens d’investigation (visites, inspection, enquêtes, expertises) qui leur permettent d’être force de proposition pour améliorer les conditions de travail. Le résultat le plus important est sans nul doute l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur consacrée par la jurisprudence de la Cour de cassation depuis l’arrêt Amiante (28/02/2002). Dans les CHSCT où les représentants du personnel parviennent à établir leur propre analyse des conditions de travail et des risques professionnels, notamment en s’appuyant sur les collectifs de travail et les organisations syndicales ainsi que sur les autres acteurs de la santé au travail (service de santé au travail, inspection du travail, Carsat, experts…), la non prise en compte de leurs propositions pourra mettre l’employeur en situation de faute inexcusable en cas d’accident.

… à moyens constants

Si les prérogatives du CHSCT n’ont cessé de se renforcer, les moyens pour exercer leur mission de prévention n’ont par contre que peu évolué : le manque d’heures de délégation est patent, la formation légale (3 à 5 jours de formation initiale) apparaît dérisoire au regard de l’étendue et de la complexité des domaines de connaissances à maîtriser, elle est en outre souvent réalisée trop tardivement (en cours de mandat) et l’accès aux sessions de renouvellement s’avère exceptionnel. À cela s’ajoute le manque de moyens matériels (tels que l’absence de locaux dédiés) ou le manque de possibilités d’informer les salariés (accès restreint à la messagerie électronique par exemple).

Ce manque de moyens pénalise au quotidien les représentants du personnel dans leur travail d’information et d’échange avec les salariés et tend à réduire la portée effective des prérogatives du CHSCT. Faute de formation adaptée permettant de s’approprier la démarche et les savoir-faire nécessaires et/ou par manque de crédit d’heures, une partie des représentants du personnel n’ont par exemple jamais mené d’inspection, ni d’enquête. Cela peut se révéler problématique y compris désormais pour faire appliquer le droit à l’expertise : en effet, dans le cas d’une expertise pour risque grave, les évolutions jurisprudentielles récentes indiquent que pour déclencher l’expertise, il faut que le CHSCT étaye sa demande avec des faits précis, circonstanciés et vérifiés, et ne se contente pas de faire état d’un risque général. Il faut donc disposer d’une capacité d’investigation pour justifier d’une demande d’expertise, ce qui apparait paradoxal ! Dans le cas des expertises « projet », les prérogatives des CHSCT se trouvent elles-aussi réduites ou bien alors contournées, ce qui tend alors à réduire la portée des analyses que les experts pourront être en mesure de réaliser.

Aperçu des limites effectives de l’exercice : le cas des expertises projet

Ce type d’expertise s’inscrit dans le cadre de la procédure de consultation du CHSCT. Or, en réalité, celle-ci peut présenter divers aspects problématiques :

  • Une direction qui minimise les effets du projet ou considère que cela ne fait pas partie des prérogatives des CHSCT de manière à se soustraire à la consultation du CHSCT (par exemple, dans le cas de PSE).
  • Une consultation qui intervient souvent tardivement alors que le projet est complètement ficelé, voire pour partie déjà mis en place.
  • Un manque, ou au contraire, une inflation d’informations qui ne permettent aux représentants du personnel de disposer, ni d’une vision d’ensemble, ni de perspectives du point de vue des enjeux de santé au travail.
  • Des directions qui « saucissonnent » les projets au détriment d’une compréhension d’ensemble du véritable projet, quitte à multiplier les consultations.

De manière plus générale, il est rare que l’employeur procède à une véritable analyse des risques en lien avec un projet important, pas plus qu’il n’accorde au CHSCT la légitimité nécessaire à la prise en charge de cette préoccupation.

Quant aux perspectives d’action, une limite souvent rencontrée est celle de présidents de CHSCT d’établissement souvent sans réelle délégation de pouvoir dans l’entreprise où les décisions se prennent à un échelon supérieur. Dans les grands groupes nationaux ou internationaux, les arbitrages dont résultent les conditions de travail locales sont déterminés ailleurs. Il n’existe pas de prérogative permettant de « remonter » la ligne hiérarchique dans l’entreprise ou le groupe pour les élus d’un CHSCT local. Par conséquent, ces présidents, censés disposer de la compétence, de l’autorité et des moyens propres à assumer leur fonction, apportent peu de réelles réponses aux interpellations des CHSCT. Cette lacune est dommageable à l’exercice de la mission des RP au CHSCT et tend à limiter les échanges sur les suites à donner à l’expertise (perspectives de transformations suite aux résultats et préconisations faits par l’expert qu’il s’agisse d’une expertise projet, mais également « risque grave »).

De la question des délais à celle du sens de l’expertise

La question du délai de réalisation de l’expertise est un sujet de crispation récurrent et de plus en plus marqué dans le cas des expertises « projet ». On assiste à un durcissement des conditions d’intervention des experts suite à des stratégies de contestation de plus en plus fréquentes de la part des employeurs.

Jusqu’à une période récente la contestation des expertises « projet » portait sur le fond en arguant que le recours n’était pas fondé, notamment concernant les projets, en minimisant leur ampleur et leurs impacts. Désormais, les employeurs assignent aussi les experts en contestant l’étendue de leurs missions et leurs délais de réalisation. Ainsi, les employeurs s’appuient sur les dernières évolutions du Code du travail liées à l’intégration de l’accord interprofessionnel sur la sécurisation de l’emploi (ANI) qui leur permet de décompter le délai de 30 ou 45 jours à partir du jour de la désignation de l’expert par le CHSCT. Ce choix semble par ailleurs encouragé par un récent jugement de la cour de cassation du 15/05/2013 qui retient ce principe du délai de 45 jours à compter de la désignation de l’expert par le CHSCT.

Or, ce mode de décompte nie l’importance des préalables nécessaires à la réalisation d’une expertise.

Pour apporter des éléments de compréhension de l’impact du projet sur les conditions de travail, la santé et la sécurité, et plus particulièrement sur certaines populations et/ou dans certaines situations plus sensibles aux changements prévus, il s’agit tout d’abord, pour les experts, de réaliser un repérage de ces situations et de ces populations. En d’autres termes, d’instruire la demande qui leur a été faite et de définir le périmètre de leur intervention.

Il faut ensuite déterminer une méthode appropriée qui permettra de répondre à la problématique de l’expertise. L’investigation des experts sur le terrain combine ainsi plusieurs modes de recueil de données : entretiens avec les différents salariés concernés, leur ligne hiérarchique, les acteurs de la prévention, mais aussi observations des situations de travail, étude de documents internes…. La définition précise de la méthodologie permet alors de proposer un devis et un calendrier d’exécution.

En outre, le lancement de l’intervention dans l’entreprise nécessite un temps de préparation : information des salariés, accord sur les modalités pratiques de réalisation des entretiens, notamment sur le mode de sélection des candidats aux entretiens (le volontariat demeurant la règle impérative), prises de rendez-vous et remplissage du planning de réalisation, aspects matériels (mise à disposition de salles pour les entretiens).

Pour toutes ces raisons, les pratiques des cabinets, confortées jusqu’alors par une jurisprudence constante, considèrent que le délai de 30 à 45 jours court à partir du moment où les experts ont les moyens de commencer leurs investigations sur le terrain (cahier des charges et planning d’intervention validés, documents demandés en partie transmis).

La pression sur les délais qu’exercent souvent les directions doit être mise en regard avec l’ensemble de ces exigences concrètes du déroulement d’une expertise. Dans bien des cas, si l’on suivait les exigences des employeurs, la pratique serait d’aller directement sur le terrain, sans documents, ni planning, d’obliger l’organisation d’entretiens du jour au lendemain, bref un fonctionnement à la hussarde avec un résultat pointant les manques… ! Est-ce ainsi que l’on contribuera le mieux à l’instruction des problèmes et à leur prévention ?

En outre, dans le cas d’un projet important concernant plusieurs CHSCT, les nouvelles dispositions introduites par la LSE à la suite de l’ANI du 11/01/2013 conduisent à vider de leur sens la consultation et le droit de recours à l’expertise :

  • Tout d’abord, les CHSCT locaux se trouvent dessaisis de la possibilité d’instruire eux-mêmes les projets, au profit d’une instance regroupant une délégation des CHSCT concernés, à l’initiative de l’employeur (Instance de coordination) ;
  • ensuite et surtout, la loi vide de son sens et de sa portée l’avis du CHSCT, réputé rendu à la fin du délai a priori imparti, et ce même si les membres du CHSCT n’ont pas eu le temps d’étudier le projet et de se faire assister par leur expert. Or cet avis est essentiel, puisqu’à sa suite, l’employeur devra prendre les mesures de prévention nécessaires, sa responsabilité se trouvant engagée eu égard à ses obligations légales.

Cette évolution traduit un grave recul du droit des salariés via leurs représentants au CHSCT : elle réduit à néant les possibilités de recours à une véritable expertise en cas de mise en place d’une coordination. En effet, les contraintes liées au périmètre de l’intervention et à ses délais de réalisation vont rendre très difficiles la prise en compte des situations réelles de travail par les experts, alors qu’elle est pourtant au cœur de l’expertise CHSCT, mais aussi des conditions de l’agrément des experts.

Cette tension renouvelée sur la question des délais de l’expertise conduit implicitement à ce que le moment du vote du CHSCT (avis motivé ou non) se confonde à celui de la présentation du rapport d’expertise et permette à l’employeur, dans la foulée, de mettre en place le projet. Or justement l’intérêt de l’expertise est de rouvrir le débat sur le contenu du projet, les aménagements possibles, avant que ce projet ne soit mis en œuvre. Bref qu’il y ait une « version 2 » du projet grâce au travail d’expertise, à l’avis du CHSCT et à ses propositions sur le projet.

Pour conclure…

Au final, le contexte actuel de durcissement du contexte de réalisation des expertises tend à placer les experts face à des injonctions contradictoires. Il s’agit en effet de faire face en même temps :

  • aux exigences liées au respect des 6 critères d’agrément ministériel : instruction de la demande ; problématisation et formulation d’hypothèses de travail ; diagnostic fondé sur l’analyse du travail réel, pas de « co-construction » ni de formation mais rapport accessible, objectivant l’analyse et permettant aux élus de poursuivre l’exploration des situations et des problématiques, préconisations limitées à des pistes (et non des solutions) pour permettre aux élus de construire leur propre stratégie d’action ; déontologie ;
  • aux besoins exprimés par le CHSCT (des préconisations précises mais aussi très souvent des demandes d’accompagnement et de conseil sur le fonctionnement du CHSCT, le recours à l’expertise et son exploitation une fois celle-ci réalisée) ;
  • et aux contraintes temporelles d’une expertise « projet important », contraintes renforcées par les dernières dispositions légales (ANI et LSE) mais aussi les évolutions de la jurisprudence.

Comment dans ces conditions préserver la qualité des expertises réalisées afin qu’elles restent un outil pertinent au service de l’action des CHSCT ? Concernant les enjeux liés à la temporalité d’une expertise, s’il parait légitime qu’une expertise se réalise dans un délai raisonnable à compter du moment où les experts sont en mesure de commencer leurs investigations sur le terrain, le principe de prescrire un délai sans tenir compte de la diversité des projets dans leur complexité et leur étendue paraît tout particulièrement contestable, et cela d’autant plus que les organisations du travail et leurs transformations se complexifient, renforçant ainsi les exigences en termes de recueil de données et d’analyse.

Pour aller plus loin dans la pertinence du travail que peuvent réaliser les experts, il y aurait au contraire un enjeu particulier à sortir du cadre temporel aujourd’hui prescrit : une proposition pourrait être d’envisager que les représentants du personnel au CHSCT puissent disposer d’ un « droit d’investigation », autrement dit d’un « droit d’assistance à l’analyse du travail » sur un thème particulier chaque année avec l’aide d’un expert agréé , la récurrence de ces interventions permettraient ainsi, à la manière en quelque sorte des expertises CE, d’enrichir le travail de fond des élus et peut-être de dépassionner les enjeux de l’expertise CHSCT.

Une autre proposition, issue de constats effectués au cours de notre pratique d’expertises, consisterait à envisager la possibilité d’un « droit d’alerte » pour les experts CHSCT  lorsque ceux-ci, au cours de leur intervention en entreprise, sont amenés à découvrir des situations très dégradées.

L’équipe du Cedaet et d’Aptéis
Experts agréés CHSCT