L’évaluation du travail : de quoi parle-t-on ?

images-duckduckgo-comMarie-Anne Dujarier est maître de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle, et chercheure au Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique (CNAM CNRS). Sociologue du travail, elle étudie les modes d’encadrement de l’activité, dans le travail comme dans la consommation. Elle est l’auteure, notamment de l’idéal au travail (PUF, 2006 et 2012), de Le Travail du Consommateur (La Découverte, 2008 et 2014), et de Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail (La Découverte, 2015).

Les démarches dites « d’évaluation » ont été diffusées dans les grandes organisations privées depuis le mitan du XX é siècle, puis importées dans la Fonction publique. De quoi s’agit-il ?

Nous décrivons ici les pratiques managériales courantes qui disent faire de « l’évaluation », pour en relever cinq caractéristiques majeures. Nous verrons qu’à hauteur d’activité, le terme prend un sens distinct, au risque de déboucher sur une tension entre ces deux façons de dire ce que « vaut » ce que l’on fait au travail.

Le terme « évaluer » signifie en effet « porter un jugement sur la valeur »¹. L’évaluation désigne donc la production de valeurs sur ce qu’on fabrique au travail. Elle viserait donc à répondre à cette question si importante, aux enjeux écologiques, sociaux et existentiels : « que vaut ce que nous faisons » ?

Les procédures d’évaluation dans les grandes organisations

Les démarches dites « d’évaluation », dans les grandes organisations, consistent à fixer des objectifs aux travailleurs, puis à mesurer leur réalisation au moyen d’indicateurs précis. Enfin, elles prévoient des entretiens dits « d’évaluation » avec le responsable hiérarchique direct. Ils sont réguliers (au moins une fois par an) et planifiés. Cette rencontre est généralement outillée par des documents standardisés, que les deux parties doivent remplir et signer. Ils concrétisent de la sorte leur accord final (parfois qualifié de « contrat ») sur le bilan de la période écoulée et sur les objectifs à venir. Ce document est archivé. Les responsables d’encadrement sont généralement formés à mener ces entretiens et à les dérouler selon des procédures précises.

Ce dispositif s’inscrit donc dans une logique de « management (ou pilotage) par les objectifs ». La méthode tente de faire converger l’activité des travailleurs vers l’objectif poursuivi par la direction : l’accroissement de la « performance », généralement, sous toutes ses facettes (réduction des coûts, accroissement des revenus, maîtrise des risques etc.). Les objectifs désignent ce qu’il faut faire et selon quels critères quantifiés. En définissant ainsi les finalités de la tâche, les objectifs quantifiés désignent simultanément son bénéficiaire : le « quoi » désigne aussi implicitement, un « pour qui ».

Ce management par les objectifs, ancien dans le privé, est devenu un principe d’allocation des ressources dans la fonction publique française, avec l’application de la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) à partir de 2006. Le principe est en effet d’accorder des crédits en fonction de l’atteinte des objectifs chiffrée de projets.

Dans cette pratique managériale, l’évaluation compare le travail prescrit au travail réalisé : ce qui est attendu explicitement du travailleur est mis en regard avec ce qu’il a fait finalement et visiblement. La fonction du contrôle de gestion est chargée de mettre en place des indicateurs qui rendent compte de ces objectifs et résultats. Elle enregistre les mesures et les présente dans des tableaux de bord. Elle signale les écarts et réalise des comparaisons. Mais l’évaluation peut aussi porter sur des dimensions plus qualitatives. Il s’agit alors généralement de juger l’attitude du travailleur face à sa tâche (« coopératif, positif, innovant, dynamique, créatif, esprit d’équipe, proactif… »). Elle est laissée à l’appréciation de l’encadrant. Il arrive aussi que l’avis de tous les interlocuteurs du travailleur (collègues, pairs, clients, fournisseurs…) soit sollicité, lorsque l’entreprise procède à des « Évaluations à 360 degrés ». Le jugement comportemental est alors exercé par l’ensemble de l’entourage du travailleur.

Notons que celui-ci est maintenant le plus souvent associé à la fixation de ses propres objectifs. En outre, avant l’entretien d’évaluation, il doit s’ « autoévaluer ». Le contrôle de l’atteinte des objectifs managériaux passe donc ici par un autocontrôle, en sus des précédents, hiérarchiques et latéraux.

L’entretien d’évaluation promet de s’intéresser au travail et au travailleur. Il est aussi souvent le moment formel d’expression de la reconnaissance et de sa traduction matérielle (négociation de primes et bonus, d’augmentation de salaire…ou au contraire, de sanctions). Il s’y discute des éléments de la carrière, de la formation comme, évidemment, des objectifs pour l’avenir.

Les pratiques dites d’évaluation du travail consistent donc finalement à automatiser la mesure du travail réalisé, saisi par une série de critères dits « objectifs », d’une part ; et à ritualiser le dialogue hiérarchique à propos des écarts constatés, d’autre part. Elles visent à orienter le comportement du travailleur en vue d’améliorer sa contribution aux objectifs portés par la direction (qualité, productivité, innovation…) par l’exercice d’un jugement sur les résultats de son travail.

Caractéristiques de « l’évaluation » managériale

Si l’on regarde ce dispositif dit d’évaluation, il ressort cinq caractéristiques principales. Premièrement, cette « évaluation » cherche moins à produire un jugement de valeur sur ce qui est fait au travail et sur la manière de le faire, que de juger la personne qui en a la charge. Il s’agit surtout de mesurer des performances.

Ensuite, l’évaluation de la performance est le plus souvent individuelle, quand bien même chacun, du côté de la direction² comme sur le terrain, s’accorderait à dire qu’elle est indexée à la confiance, à la compétence collective, à l’entraide et à la coopération. À cet égard, notons que depuis les années 1980, l’évaluation a changé les objectifs : ils sont maintenant moins des scores ou normes fixes à atteindre, qu’une comparaison avec d’autres (individus, mais aussi équipes, organisations, voire pays). Réussir n’est alors pas tant accomplir quelque chose, qu’en faire plus que les voisins, sur quelques indicateurs. Lorsqu’il se joue sur fond de menace à l’emploi ou de réduction de crédits, la comparaison devient compétition³. L’évaluation managériale tend donc à négliger la mesure des dimensions collectives de la performance et de la qualité, tout en en dégradant simultanément les conditions objectives de sa formation.

Troisièmement, ce qui est ainsi « évalué » est le travail réalisé : ce que le travailleur a fait « finalement ». L’évaluation managériale ne porte pas sur le travail « réel », c’est-à-dire sur ce que le travailleur a dû faire « vraiment », pour aboutir à ce qu’il a réalisé. Tout ce qu’il a fallu déployer comme agilité, intelligence, audace, contrôle de soi et de ses sensations, mais aussi essais et erreurs, tâtonnements, prises de risque… pour effectuer sa tâche. Autrement dit, l’évaluation managériale s’intéresse au résultat, là où pour le travailleur, le « réel », se situe plutôt dans le processus qui a permis d’y aboutir. Alors, il arrive que l’évaluation soit très laudative pour un résultat qui a été facile à obtenir, ou inversement, qu’elle soit critique, là où pourtant, le travailleur a réalisé des prouesses. C’est que l’évaluation du travail réalisé inclue en fait, sans le dire, toute une série de paramètres de la performance au-delà du travail individuel : le hasard, la conjoncture, le collectif et bien sûr, la qualité de l’organisation du travail, notamment.

Or le travail prescrit (ce que l’on dit au travailleur de faire et comment), de même que l’organisation formelle du travail (la division des tâches, le fonctionnement des systèmes et des machines, les horaires et rythmes de travail…) ne sont pas évalués dans les démarches d’évaluation. Tout se passe comme s’ils n’avaient pas d’importance dans le destin du travail réalisé et de sa performance. Cette quatrième caractéristique présuppose donc que l’organisation du travail, la tâche demandée comme les critères de son appréciation sont neutres dans la réalisation de la performance, étonnement.

Enfin, l’évaluation est le plus souvent une double quantification. D’une part, les indicateurs chiffrés prétendent rendre compte du travail réalisé ; d’autre part, la « valeur » des hommes fait l’objet d’une notation ou quantification lors de l’évaluation managériale. Ceux qui défendent ce système, arguent que la quantification est une « objectivation ». Elle permettrait d’éviter des jugements « subjectifs », injustes et soumis aux humeurs des chefs. Cependant, le choix de quelques indicateurs pour rendre compte du travail et de la valeur d’un homme est avant tout une simplification et amputation du réel. Il le résume à quelques ratios, bien qu’il soit infiniment plus épais et compliqué à saisir et à décrire. La quantification est donc à cet égard une perte d’objectivité. Si elle est vécue comme utile pour équiper un jugement, elle apparait comme injuste lorsqu’elle le résume. En définitive, la quantification peut outiller la pensée ou, à l’inverse, servir à la remplacer. Dans ce cas, l’évaluation permet de n’avoir plus à faire un complexe travail d’évaluation managériale : les chiffres dont on dit qu’ils « parlent d’eux-mêmes », viennent simplifier le travail des évaluateurs.

En résumé, l’évaluation managériale est moins un processus de production collective de la valeur sur ce qui se fabrique, qu’une mesure individualisée des résultats visibles, au moyen de quelques indicateurs sélectifs, supposés rendre compte du travail et de la valeur des hommes. Il s’agit donc moins d’une évaluation que d’une quantification qui permet d’automatiser le jugement (il suffit d’avoir des chiffres) d’une part, et l’automatisation des décisions d’autre part. Celles-ci « s’imposent » alors de manière apparemment neutre, objective et rationnelle. Cette automatisation du jugement sur le travail serait alors l’habit contemporain des rapports de pouvoir : elle impose des valeurs managériales (la share holder value dans le privé, « l’excellence » et la « rigueur », dans le public, typiquement), sous des dehors rationnels et objectifs, en exerçant un pouvoir de manière impersonnelle. Alors, elle y affaiblit, paradoxalement, l’exercice d’un réel travail d’évaluation.

Travailler, c’est évaluer

« Un bon professionnel, c’est quelqu’un qui sent les choses. Il sait quand la file d’attente est trop longue et que ça va péter. Il sent quand un dossier est pourri. (…) Il sait repérer sur quels collègues il peut s’appuyer. Il sait ce qu’ils valent ». Ce petit témoignage d’un employé administratif rappelle que travailler c’est sans cesse donner une valeur aux situations, aux problèmes, aux hommes (les collègues, les clients, le chef…) et surtout à ce que l’on fait.

Travailler, c’est « faire quelque chose au monde » : agir sur le monde matériel pour le transformer, en même temps que participer à dessiner un « vivre ensemble » en contribuant, dans le cours de l’action, à la production de règles sociales. Enfin, une activité contribue à répondre, en actes, à la question existentielle, « qu’est ce que je fais là ? ». Aussi, à moins d’être pétrifiés dans des mécanismes défensifs, les travailleurs, qu’ils soient soignants, éboueurs, cadres, agriculteurs, banquiers ou ouvriers, ne cessent de « peser » les choses et les gens, et de se demander ce que vaut ce qu’ils font sur le monde, sur autrui comme sur eux-mêmes, en travaillant.

« Est-ce que ce que l’on fait vaut quelque chose » ? Cette question est au cœur de l’activité, quelle qu’elle soit (salariée, domestique, amicale, politique…) L’évaluation double donc le travail comme son ombre. C’est elle qui rend l’activité adroite, ajustée, bien pesée. En effet, sans cette évaluation continue, l’activité n’est plus qu’exécution. Or pour la produire, il faut pouvoir échanger à propos de l’expérience que les uns et les autres ont de l’activité concrète, et délibérer sur sa valeur. Autrement dit, cette évaluation est d’abord collective, délibérative et qualitative.

Qu’appelle-t-on « évaluation » ?

Finalement, nous aurions d’un côté une pratique managériale qui annonce faire de l’évaluation, en réalisant en fait des mesures et des classements individualisés. De l’autre, nous trouvons des travailleurs dont l’activité quotidienne est traversée par la question de l’évaluation. Ils la mènent de manière qualitative et collective. Aussi, le risque de confusion est-il important quant à l’emploi du terme « évaluation ». Il renvoie à des pratiques différentes et régulièrement en tension.

Dans les organisations qui arrivent à faire en sorte que la procédure dite « d’évaluation » traite réellement des problématiques de l’évaluation dans l’activité, les moments d’échange sont particulièrement appréciés car utiles pour agir et sortir de dilemmes pratiques et moraux. En revanche, lorsque le premier méconnaît et même refoule le second, des tensions surgissent. Si les valeurs imposées par les objectifs managériaux rentrent dans un rapport de force avec celles que les travailleurs produisent collectivement dans le cours de leur activité, la tension devient contradiction vive, voire conflit. Il porte alors non seulement sur les valeurs, mais surtout sur la légitimité de celles qui sont produites de part et d’autre.

Il est ainsi fréquent d’observer que la qualité et la performance telles que les travailleurs l’évaluent au cours de leur activité ne sont pas perçues et définies de la même manière que dans les dispositifs d’évaluation. Fréquemment, nous voyons alors se déployer une bataille pour la définition de ce que sont la qualité et la performance, dans laquelle se jouent des questions de sens, de santé et de performance. Elle oppose, sans toutefois leur permettre de se fréquenter quotidiennement, les tenants du « réalisme économique », qui « évaluent » le travail à l’aune de chiffres, à ceux qui ne cessent de dire que ce que vaut le travail ne peut être attrapé et défini par ces quantifications abstraites, mais plutôt par une confrontation d’expériences et de points de vue sur ce que nous faisons au monde quand nous travaillons.

1 Grand Robert de la Langue Française, 1999.
2 Celle-ci évalue le comportement « coopératif » ou non des travailleurs, les incite à avoir « l’esprit d’équipe », voire à les forme régulièrement au « Team building »
3 Le benchmarking, qui s’est répandu et banalisé à la toute fin du xxe siècle, consiste à orchestrer cette comparaison systématique et généralisée à partir de quantifications.