Le retour du harcèlement de masse devant ses juges

Emmanuel Dockès est professeur de droit à l’université Lyon 2, derniers ouvrages parus aux éditions du Détour, une utopie, Voyage en misarchie, un roman, Le projet Myrdinn et aux éditions Dalloz une Proposition de code du travail (avec le GR-PACT) et un précis de Droit du travail.


Dessin de Claire Robert

L’audience d’appel de l’affaire France Telecom/Orange s’ouvre aujourd’hui, 11 mai 2022, quinze ans après les faits, trois ans après les condamnations ordonnées par le tribunal correctionnel. On recommence, pas tout à fait à zéro, mais presque. L’entreprise Orange n’a pas fait appel. La sentence qui lui fut infligée, le maximum de la peine encourue, est donc définitive. Olivier Barberot, DRH de France Telecom à l’époque des faits, condamné à un de prison dont quatre mois ferme, lui non plus n’a pas fait appel. Restent les autres, six prévenus au total, qui contestent tout, y compris et surtout leur culpabilité. Parmi eux, il y a notamment Didier Lombard, ancien président de France Telecom et Louis-Pierre Wenes, ancien président de la filiale France. Ce sont les anciens patrons d’une énorme entreprise. Ils ont navigué dans des sphères de pouvoir et d’argent si hautes, qu’habituellement la justice n’y passe pas. Et ce n’est pas le seul aspect exceptionnel de cette affaire, déjà entrée dans l’histoire du droit du travail.
Perdu dans les couloirs du Palais de justice à la recherche de la salle d’audience, j’interroge une gardienne. Elle m’indique le point d’orientation et me souhaite bon courage. Il y a de la compassion dans son regard. Comme j’ouvre des yeux interrogateurs, elle précise : « Le procès France Telecom, c’est dur ». Elle sait.
L’affaire France Telecom a frappé plus de 100 000 travailleurs. L’objectif affiché était de se débarrasser de 20 000 d’entre eux. Pour la plupart, ces travailleurs bénéficiaient encore d’un statut de fonctionnaire. Ils ne pouvaient donc pas être simplement licenciés. Il fut décidé les pousser dehors, par tous les moyens. Recommencer le procès, cela signifie décortiquer à nouveau tous ces moyens : les primes accordées aux managers selon le nombre de travailleurs expulsés, la froide répression qui s’est abattue sur les quelques cadres qui ont tenté de résister, les mobilités forcées systématiques, les pluies d’emails, parfois plusieurs fois par jour, qui incitent à partir, les chaises qu’on enlève pour montrer aux travailleurs qu’ils n’ont plus leur place ici, les privations de travail, les surcharges de travail, les mises à l’isolement, les dénigrements, les menaces et les humiliations. Il va falloir rouvrir toutes ces plaies, reprendre la litanie des morts par suicide, celles des tentatives de suicide, celle des dépressions.
Les prévenus sont appelés à la barre pour décliner leurs identités et dire quelques mots des raisons de leur appel. Ils lisent les petits papiers qu’on leur a préparé pour l’occasion. Ils disent leur sentiment d’injustice. Louis-Pierre Wenes dit sa colère. Ils protestent tous de leur innocence. Mieux, ils se présentent comme des managers efficaces, exemplaires presque. Ils en ont de l’assurance. Ils pensent que les chiffres, les tableurs et les courbes qu’ils ont tant aimés, démontreront la qualité de leur gestion passée. Ce ne sont ni des pervers, ni des sadiques. Ces concepteurs et exécuteurs d’une froide méthode de destruction des personnes, n’ont pas agi pour le plaisir de nuire. Il fallait dégraisser. Ils l’ont fait, sans état d’âme. J’ai agi « au service de France Telecom » dit Didier Lombard. Leurs méthodes, les tristement célèbre plans NExT et ACT, ont causé des dizaines de suicides. Ils ont brisé moralement des dizaines de milliers de personnes. Mais ce fut pour le plus grand bien de l’entreprise, une légitime poursuite du profit, une défense du cours de l’action, et le tout dans le plus pur respect du mandat reçu de leurs actionnaires (à l’époque l’Etat, encore majoritaire). M. Cherouvrier se targue même d’avoir fait preuve de « compréhension, avec beaucoup d’empathie ». L’assurance du devoir accompli. Seule Mme Boulanger, froide exécutrice des terribles plans si l’on en croit le jugement de première instance, exprime une émotion et des regrets.
Cette bonne conscience générale des prévenus est un des points centraux de l’affaire. L’affaire France Telecom est une histoire de gestionnaires zélés, de courbe d’effectif et de masse salariale. C’est une histoire de méthode de gestion. Le réel, l’humain, fut sommé de se ranger dans le tableur, dû-t-il se briser pour le faire. Ce procès est celui du dérapage d’une logique financière, abstraite.
Une fois les prévenus entendus, les victimes – ici on dit les « parties civiles » – sont appelées à se lever, à se faire reconnaître, pour celles qui ont eu le courage d’être présentes. L’une dit être choquée d’avoir à faire un deuxième procès. Elle a témoigné au précédent. Elle ne veut plus être entendue. Elle est émue. Elle retourne à son siège. Un collègue lui prend la main. Un autre se présente, portant sa souffrance avec droiture, seul et sans avocat. Il est invité à la barre. Il veut, lui, être entendu. Curieusement, les victimes semblent plus crispées, plus souffrantes que les prévenus. J’essaie de comprendre. L’absence de contrition des auteurs du mal, leur déni de responsabilité, le mépris qu’il signifie, explique sans doute une partie de la tension ressentie par les victimes. Mais leur peine est plus profonde. Il y a le souvenir ravivé, bien sûr. Je me souviens aussi de plusieurs discussions que j’ai pu avoir avec l’une ou l’autre. L’un m’avait parlé avec honte de sa faiblesse face à l’adversité, de sa honte d’être passé juste au bord du suicide, juste au bord du mal terrible qu’il aurait alors fait à ses proches. D’autres ont évoqué la souffrance de ne pas avoir su ou pu en faire plus pour sauver leurs collègues.
Les victimes se sentent coupables. Les coupables se pensent innocent.
La première question posée à la Cour est celle de l’utilité d’entendre à nouveau certains témoins entendus en première instance. Après un bref débat, la Cour décide d’écarter une longue liste de témoins cités par les victimes. Sont ainsi écartés des débats des médecins, sociologues, économistes, psychiatres. On ne réentendra pas Michel Gollac, Christophe Dejours, Michel Debout, Jean-Claude Delgenes, Monique Fraysse, Danièle Linhardt, et bien d’autres. La Cour ne juge pas même utile d’entendre à nouveau l’inspectrice du travail Sylvie Catala auteur du rapport et du procès-verbal qui lancèrent la procédure pénale. Officiellement, ces rejets sont faits par crainte de la redondance. Les comptes-rendus d’audience du tribunal correctionnel, parfois appuyés par des auditions faites lors de l’instruction, apparaissent à la Cour suffisamment clairs et précis. Réentendre serait donc inutile. Le raisonnement a sa force. Il a aussi sa faiblesse. Le procès a déjà eu lieu, certes. Mais n’est-ce pas tout le sens d’un appel, d’un double degré de juridiction que de le refaire à nouveau. S’il ne faut pas redire ce qui a été dit, sur quoi exactement le procès porte-t-il ? L’exclusion des experts fait craindre un début de réponse.
La Cour, qui a naturellement conservé l’audition de tous les témoins directs des faits, semble simplement ne plus vouloir entendre parler de généralités. Elle souhaite se concentrer sur les faits de l’espèce. Plusieurs généralités cruciales sont pourtant dans la cause.
Il y a d’abord la généralité des méthodes de management, décrites notamment dans les plans NExT et ACT. Ces méthodes abstraites expliquent l’ampleur des dommages causés. Elles sont dans la cause. L’entreprise Orange a d’ailleurs compris la généralité du dommage causé. Elle a mis en place un système d’indemnisation ouvert à tous les travailleurs de l’époque, et non pas seulement aux parties civiles. Les juges du tribunal correctionnel ont eux aussi compris cette généralité. Ils l’ont explicité dans leur jugement de 2019 et l’ont traduit par la notion de harcèlement « institutionnel ». Il faut espérer que les juges d’appel la comprendront aussi.
Cette question du harcèlement « institutionnel » ou « managérial » ou « méthodique » est centrale. C’est une question de droit. La notion de harcèlement moral est en cause. C’est justement cette notion que les experts avaient éclairé lors du premier procès. Ce sont ces experts dont le témoignage a été aujourd’hui refoulé, qui ont expliqué que certains harcèlements n’étaient pas des perversités destinées à en briser quelques-uns, mais des méthodes de gestion. Des méthodes atroces, pathogènes, mais qui ne furent pas adoptées pour nuire aux salariés, mais pour redresser une entreprise ou accroître ses profits. La violence faite aux salariés n’était pas leur « objet ». C’était leur « effet », ce qui est suffisant. Depuis 2002, la loi qualifie de harcèlement moral les agissements qui ont « pour objet ou pour effet » une dégradation susceptible de porter atteinte à la dignité, à la santé physique ou mentale, etc. (art. L. 1152-2 du Code du travail) Cette condamnation des méthodes au nom de leurs effets (et indépendamment de leur objet) est reconnue et appliquée depuis 2009 par la Cour de cassation en matière civile (Soc. 10 nov. 2009, 07-45321 P). Elle est rendue possible en matière pénale par une interprétation de l’intention qui est une pleine conscience des actes faits, et non pas un désir de nuire (Crim. 18 novembre 2015, 14-85.591, P). Cette condamnation du harcèlement par méthode de gestion était au cœur du rapport Catala de 2010. Elle a fondé la condamnation des prévenus en première instance et celle de la société Orange dans son ensemble. C’est la consécration de ces solutions qui est aujourd’hui attendue. La prohibition pénale des pires méthodes managériales, en tant que telles, au nom de leurs effets, doit être réaffirmée avec force. Le cas France Telecom/Orange est évidemment le cœur du procès. Mais la décision à venir sera vue de tous. Elle sera emblématique. Elle aura qu’on le veuille ou non un effet d’exemplarité, un effet jurisprudentiel.
La Cour d’appel doit dire que ce qui est advenu entre 2007 et 2008 à France Telecom était interdit. Et ce n’est pas important seulement pour ce cas d’espèce là. La Cour doit dire l’interdit pour que ce qui demeure ailleurs ne perdure pas. Elle doit le dire pour préserver l’avenir. Des procès d’une telle ampleur ne sont pas seulement des histoires particulières. On regrettera donc l’absence des experts chargés de le rappeler.
La présidente s’est permise en incidente de ralentir et de ponctuer d’une petite moue dubitative les mots : « ou pour effet » du texte de loi qu’elle rappelait. Cette moue fut vite réfrénée par un « nous en discuterons plus tard ». Elle sait que c’est le point juridique central. Puisse cette petite moue n’être que le signe d’un renvoi des débats à plus tard.
A l’occasion d’une pause, pour délibérer sur un point de procédure, Didier Lombard le principal prévenu, passe à côté de Patrick Ackermann, qui est l’un des grands organisateurs de la résistance, le premier à avoir agi au pénal. L’ancien président lui glisse, sur un ton presque bienveillant : « vous savez 90% de vos déclarations, je suis d’accord. Je le dirai d’ailleurs ». Cette petite phrase est comme un passage verbal de main dans le dos, comme une oreille serrée à un brave grognard avec lequel on a eu des différends. Patrick reçoit les mots comme on prend un coup de couteau. Il se renferme. Il restera serré, tendu, et quittera la salle avant la fin de l’audience. L’assurance patronale toujours présente fait mal. Le déni encore. Didier Lombard semble dire à Patrick Ackermann, malgré ses quinze ans de combat, malgré l’horreur passée : « Vous ne pouvez toujours rien contre moi. Au fond, mon brave, je suis encore votre patron ». Puisse le flot du sang des suicidés qui va couler le long de ces semaines faire ravaler cette morgue.

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Le lendemain du jour de l’audience, revenu dans mon université, à Lyon, je parle de ma présence à au procès France Telecom. Une collègue, Camille P., me dit alors, pour la première fois, que son père était un salarié de France Telecom, à l’époque des faits. Pour elle, ce sont des souvenirs d’enfance. Elle me raconte comment les travailleurs de France Telecom formaient une famille. La joie que c’était d’en retrouver un, au hasard d’un camping. Elle me parle de ses plaisirs de petite fille dans la voiture de fonction de son père. Ces voitures si reconnaissables. Il y avait un téléphone dedans. Elle se souvient de 2007. Elle me raconte comment son père s’est transformé. Son travail avait été déstructuré. Ses temps de trajets avaient explosé. Il ne connaissait plus personne là où il allait. Tous ses collègues avaient été mutés ou remplacés par des contractuels ou des précaires. Elle me raconte son père, devenu irritable, agressif, pour un rien. Elle n’en dit pas plus. Faites le test autour de vous. Les travailleurs de France Telecom étaient plus de 100 000 à l’époque. Avec leurs familles, leurs enfants, ça fait du monde. Vous verrez vite qu’il y en près de vous. Les quelques dizaines de morts ne sont que la pointe tragique des souffrances subies. Tous furent touchés profondément et avec eux, leurs familles, leurs enfants. Les auteurs de ce cataclysme n’encourent qu’un an d’emprisonnement, c’était la peine maximale à l’époque. Une peine si courte qu’elle n’est généralement même pas exécutée. L’entreprise France Telecom, qui s’est employée à indemniser les victimes au-delà des prévisions du jugement de première instance, n’a déboursé qu’une vingtaine de millions d’euros. Rapporté au nombre de victimes cela fait quoi, 200 euros par victime ? 1000 euros pour chacun des 20 000 qui furent poussés dehors par force ? Un plan social aurait coûté tellement plus cher. Même lorsque, par la pugnacité de quelques militants, la justice passe à de telles altitudes, les « punis » s’en sortent encore à bon compte.