La participation des chercheurs et experts à la dénonciation des violences et dominations dans le travail L’observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom Orange par Corinne Delmas

delmas-small180Corinne Delmas, maître de conférences à l’Université Lille 2 et membre du Centre d’Etudes et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales (CERAPS – UMR CNRS 8026).

Les recherches de Corinne Delmas portent sur l’expertise et les usages sociaux des savoirs, abordés par le biais de plusieurs terrains : institutions savantes, cercles de réflexion et « think tanks », organisations syndicales.

Depuis une quinzaine d’années, les syndicats se positionnent sur les violences et la souffrance au travail, mobilisant sur ce thème registres scientifiques et d’expertise. L’observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom est exemplaire de ces dynamiques d’échanges multiples avec les chercheurs et experts mais aussi de leurs ambiguïtés. L’élargissement récent de l’observatoire à d’autres entreprises et syndicats semble lui-même attester les freins à sa diffusion et amène à interroger le sens, les enjeux contrastés et les limites de cet enrôlement.

Des dynamiques d’échanges multiples.

L’Observatoire est créé en 2007 par deux syndicats (Sud, CFE-CGC) en réponse à un climat « terrifiant »1 généré par des restructurations opaques, des incitations au départ liées à des mobilités géographiques et des reconversions.

Syndicalistes, experts agréés santé au travail et chercheurs collaborent à cette « structure extérieure, qui fa[it] un vrai travail de fond, d’alerte, d’aiguillon mais quand même avec du contenu ». L’usage des compétences académiques est scientifique et instrumental : « pour l’analyse […] il faut qu’on aille chercher des scientifiques, […] qui nous apportent un peu de méthodologie ; ça nous a apporté aussi beaucoup de crédibilité […] si on faisait venir des universitaires, ça faisait sérieux. » Un conseil scientifique est constitué de neuf chercheurs, praticiens et consultants : quatre sociologues, deux ergonomes, un ergologue, un psychiatre et un économiste-ingénieur militant d’Attac.

Les sciences humaines et sociales du travail y dominent, en tant que savoirs critiques et d’expertise. Comme le souligne l’un de ses membres, il importe de « contrecarrer la vision du travail qu’en [ont] […] les sphères de gestion ». La perspective sociologique permettrait en outre de « libérer la parole » sur des questions souvent perçues comme « intimes », et d’en dévoiler les ressorts organisationnels et sociaux.

La position d’« experts indépendants  est présentée par l’un des membres de ce conseil comme « intéressante sur le plan de l’affichage », voire essentielle dans la bataille d’expertise avec France Télécom. La perspective scientifique aurait aussi contribué à faire basculer l’approche médiatique des suicides de l’émotionnel au rationnel et facilité une prise de parole sur des sujets particulièrement sensibles, puisque renvoyant aux autolyses de collègues.

Le militantisme caractérise les chercheurs, praticiens et experts mobilisés. C’est aussi, souligne un responsable syndical membre de l’observatoire, « l’histoire du don et du contre-don. […] Ils donnent de leur temps […] et en même temps […], ça leur donne […] une position d’observation assez privilégiée. »

Hybride par sa composition, l’observatoire l’est également par son statut et son positionnement. Ses fondateurs insistent sur l’originalité de la démarche dans l’espace syndical. L’objectif n’est pas de se substituer aux organisations syndicales ou aux IRP naissantes2: «  c’est pour ça qu’on [a] pris le mot d’observatoire.» Les répertoires d’action contribuent à sa spécificité. Inspirée d’autres modèles, cette structure vise à porter un diagnostic, « voir et rendre public » la restructuration à l’œuvre et ses conséquences délétères sur la santé des salariés.

L’observatoire suscite et mobilise la parole des salariés par des enquêtes et des échanges dans le cadre de ses assises annuelles qui jouent une fonction d’élaboration collective de frontières du dicible sur des thématiques comme la souffrance, les suicides, les responsabilités individuelles. Le décompte et la publicisation des suicides à France Télécom y ont ainsi fait l’objet de débats nourris. L’enjeu était de « montrer publiquement la situation à France Télécom, sans sombrer dans le pathos et le risque de contagion », d’éviter « toute polémique, toute accusation de dramatisation gratuite », d’où le recours à la légitimité scientifique et « l’apport d’une expertise extérieure à l’entreprise, qui permette de prendre du recul par rapport aux nombreux conflits existants ». L’observatoire est, enfin, un outil de formation et de mise en réseau des CHSCT, enjeu important eu égard à la jeunesse des IRP à France Télécom et aux réticences de syndicalistes les percevant comme « le symbole du privé ». Il s’agit de « leur donner des moyens d’action, de déclencher des expertises, de faire un travail de fond ».

La démarche cognitive et réflexive proposée est explicitement mise au service de l’action dans cette structure marquée par une faible division du travail militant et d’expertise. Des répertoires scientifiques prisés par les réseaux militants altermondialistes auxquels participent les fondateurs de l’observatoire sont privilégiés ; un baromètre est institué via la mise en ligne d’un questionnaire, afin « d’objectiver». L’observatoire lancera d’autres enquêtes (sur les seniors, sur le lien entre l’organisation du travail et le stress…). Ce travail collectif associe étroitement syndicalistes et membres du conseil scientifique. Les analyses, données d’enquêtes et témoignages sont parfois restitués dans le cadre de communications ou d’articles communs, auprès de publics diversifiés y compris universitaires.

Les rôles sont donc poreux au sein de cet observatoire dans un contexte marqué par une relative montée en force des CHSCT. La spécialisation, présentée comme inéluctable ou « allant de soi », permettrait aux militants de répondre aux demandes de salariés, d’exercer leur fonction, mais aussi de porter le thème au sein de leur entreprise et de leur syndicat. Elle est aussi parfois perçue comme utile en termes de « prise de recul ».

Ces échanges entre les mondes scientifique et du travail, et la dénonciation des situations de domination et de violence dans l’entreprise ne sont toutefois pas sans ambiguïtés ni limites.

Ambiguïtés et limites d’une dénonciation

L’observatoire est révélateur des freins à l’appropriation syndicale du travail et aux échanges scientifiques. Son positionnement est loin d’aller de soi dans l’espace syndical, reconnaissent ses promoteurs. Accusés de privilégier l’expertise au détriment de l’action, ils optent pour un slogan, « observer, comprendre, agir », signifiant que leur objectif n’est pas purement spéculatif. Les choses se passent comme s’il importait de conjurer le risque d’enquêtes supplétives à un manque de perspectives d’action.

Certes, l’enquête Technologia, en confirmant l’ampleur du malaise, « accrédite une parole syndicale ». Des membres de l’observatoire participent par ailleurs au comité de pilotage tripartite élaborant les questionnaires. Toutefois, plusieurs membres, soulignant le fossé croissant entre l’énergie dédiée à l’expertise et l’amélioration des conditions de travail, craignent de se transformer en de simples « experts » procédant à des diagnostics sans agir. Le taux plus faible de répondants, 50%, lors de la dernière enquête triennale comparé à la première (environ 80% de retours), attesterait la lassitude de salariés confrontés à la persistance de situations délétères.

Ces remises en causes voire ce sentiment d’impuissance s’expliquent, sans doute en partie, par les résistances rencontrées, lors de la mise en place de l’observatoire qui a suscité des réactions souvent vives de la direction et des autres syndicats3. Explicables par les logiques de concurrence, mais également par un certain scepticisme et la volonté de ne pas fragiliser encore plus le statut de fonctionnaire en objectivant le fait qu’ils sont visés par les mobilités forcées, ces critiques pèsent sur l’action de l’observatoire et hypothèquent son essor.

Les réticences syndicales sont révélatrices des réserves suscitées par le thème de la souffrance au travail en raison de sa nouveauté et de sa complexité. Elles s’expliqueraient également par une défiance à l’égard d’« un dialogue avec des scientifiques, des experts » qui peut d’ailleurs être réciproque ; ainsi, souligne un membre de l’observatoire, certains « universitaires renommés dans le domaine ont refusé de venir dans nos réunions […] Ils ne voulaient pas que leur nom soit mêlé à nos histoires»

Les échanges entre syndicalistes, chercheurs et experts, lorsqu’ils peuvent se faire, sont parfois ardus, comme en attestent les difficultés de l’ouverture de l’observatoire aux psychiatres : « à un moment donné on avait contacté quelqu’un […] ce qui l’intéressait, c’était les stratégies alternatives des salariés, comment ils font pour […] trouver des espaces de liberté individuelle. Des choses qui ne sont pas inintéressantes mais on ne voyait pas du tout comment on pouvait travailler ensemble. » Les clivages disciplinaires donnent également lieu à des controverses dont les finalités autres que tactiques échappent à certains instigateurs syndicaux de l’observatoire ayant pu se sentir parfois un peu instrumentalisés : « On a assisté avec consternation à des conflits un peu picrocholins, dans le monde universitaire, entre les tendances psychologisantes, les tendances sociologisantes, les rivalités entre le CNRS, la DARES… » Un expert CHSCT regrette pour sa part la présence médiatique de chercheurs au détriment « des ergonomes, des psychologues du travail qui ont été sur le terrain […] comme si d’avoir été sur le terrain est un peu dévalorisant ! ». Peuvent s’ajouter des difficultés de positionnement ; un sociologue, à la fois consultant, ancien salarié de France Télécom, et associé à un laboratoire universitaire, s’interroge : « j’étais moi aussi avec quelle casquette là-bas ? comme… ancien salarié ? comme expert CHSCT sociologue… […] comme scientifique ? »

Ces freins expliquent l’élargissement récent d’un observatoire du stress et des mobilités forcées difficilement reproductible.

Les multiples enjeux d’un observatoire difficilement reproductible

L’observatoire s’est transformé, lors de son AG de janvier 2013, en « Observatoire du Stress et des mobilités forcées à France Télécom – Orange et dans les Entreprises ». La participation de militants extérieurs se faisait jusqu’alors à titre personnel ; l’observatoire comprend désormais le représentant d’un autre syndicat (CFTC Energie), mandaté par celui-ci, d’autres apports syndicaux étrangers à l’entreprise étant par ailleurs attendus. L’observatoire s’est aussi ouvert aux associations d’aides aux victimes (ASD Pro, Blessés du Next) même s’il ne peut, souligne l’un de ses membres, être assimilé à une structure de soutien, étant « plus sur l’analyse, l’expertise, des propositions d’action ».

Son élargissement semble compenser une faible diffusion de cette structure liée à divers facteurs dont les freins précités à l’union intersyndicale et aux collaborations entre syndicalistes, chercheurs et experts. Chronophage, peu rémunératrice pour les chercheurs qui s’y investissent, «  il faut vraiment qu’il y ait des gens qui y croient dur comme fer. Là on a eu la chance au niveau de France Télécom d’avoir une poignée de gens […] qui […] en ont fait une activité quasiment essentielle. » Le manque de moyens syndicaux est une autre limite avancée, France Télécom constituant à cet égard une situation spécifique. La diversité des configurations syndicales et la plus grande proximité de la CFE-CGC aux directions d’autres entreprises hypothéqueraient ailleurs une telle initiative. S’ajoute le « relatif corporatisme des syndicalistes qui s’identifient à l’entreprise » : « on est vu comme les représentants de l’entreprise même entre syndicalistes.» Certains acteurs syndicaux éprouveraient par ailleurs une réticence à l’égard d’une structure initiée par la CFE-CGC, en progression électorale à France Télécom. La complexité des questions de souffrance au travail et de RPS constitue un autre loquet ; les priorités demeureraient la sauvegarde de l’emploi et la rémunération.

Si ce type de formule a fait école, c’est moins au plan intersyndical qu’au niveau d’une organisation. On peut mentionner la formation de l’OSAT Solidaires 59-62 en mars 2011, qui se réfère explicitement à l’observatoire du stress et des mobilités forcées à FT et affiche pour ambition de mettre le savoir disponible au service de l’action collective.

L’observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom Orange semble pour sa part moins s’orienter vers la production d’enquête et l’agit prop. Son élargissement peut ainsi être appréhendé comme partiellement lié à une redéfinition de ses tâches et de ses ressources, militantes, matérielles et logistiques. Il semble avoir capitalisé une autorité scientifique pour évoluer vers un rôle de veille, de défense des salariés4 et de vulgarisation scientifique, via diverses manifestations : s’est tenu, récemment, un colloque à Paris, soutenu par le conseil régional d’Ile-de-France, sur « Le pouvoir d’agir sur son propre travail contre la souffrance au travail », colloque pluridisciplinaire, conciliant analyses et témoignages, et « destiné à : Mobiliser la « capacitation citoyenne », par le transfert et la mise à disposition des citoyens de capacité d’enquête et d’analyse de leurs conditions de travail ».

Conclusion

L’observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom Orange et dans les entreprises constitue sans doute un cas unique pour éclairer l’histoire des mobilisations syndicales sur les questions de souffrance au travail, les limites de cette saisie syndicale, les évolutions contemporaines du syndicalisme, en particulier le renforcement des liens avec des chercheurs et des experts.

Devant être pensée en lien avec les mutations récentes du capitalisme et de la question sociale, il est mobilisé contre des formes de maltraitance, violence et domination dans l’entreprise, et orienté vers la « libération de la parole » des salariés, leur formation et leur « capacitation », tout en soulevant la question classique de la conciliation de l’expertise et de l’action. Ce poids de l’expertise suscite d’ailleurs de nombreuses interrogations au sein des syndicats également confrontés à la question, plus traditionnelle, de la construction d’une cause collective à partir de cas individuels.

La pérennisation de l’observatoire ne va pas sans une redéfinition de ses tâches et de ses moyens et l’élargissement à d’autres entreprises et syndicats semble aller de pair avec un recentrage sur la formation et la vulgarisation scientifique. Il révèle aussi la difficile reproductibilité de ce type d’initiative, intersyndicale et mixte par sa composition et son positionnement scientifique et militant, dans un contexte où ces questions d’expertise et d’écoute de la subjectivité au travail, d’enrôlement des chercheurs et de mobilisations intersyndicales se posent pourtant de manière cruciale.

1Figurent en italiques des citations de membres de l’observatoire, pour l’essentiel extraites d’entretiens réalisés entre 2008 et aujourd’hui.
2 Les premières élections professionnelles de droit privé ont eu lieu à France Télécom deux ans auparavant, en 2005.
3 Voir : C. Delmas, « Mobilisation syndicale et expertise en matière de risques psycho-sociaux », Revue de l’IRES, 2912, n° 74 ; O. Henry, « Les syndicats et l’expertise en risques psychosociaux. Note de recherche sur les années noires du management à France Télécom Orange », Actes de la recherche en sciences sociales, 2012, n° 194, p. 52-61.
4 Voir par exemple l’interpellation, en mars 2013, des gouvernement et députés sur le projet de loi « sécurisation de l’emploi »