La casse des services publics : des transformations managériales « bien » pensées

Martin THIBAULT

Chercheur en sciences sociales. Auteur de Ouvriers malgré tout. Enquête sur les ateliers de maintenance de la Régie Autonome des Transports Parisiens, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », Paris, 2013.

Dans les discours dominants, l’opposition entre le secteur public et le secteur privé est entérinée comme une évidence.

A chaque mouvement de grève dans les entreprises publiques, une même rengaine est souvent rappelée : celle de la prétendue position de « privilégiés » des salariés du public sur le marché du travail. S’il est évident que les conditions d’emploi dans les entreprises publiques pour ceux qui ont le statut (ce qui ne signifie pas que tous les salariés de ces entreprises l’ont !) sont avantageuses par la possibilité qu’elles offrent de penser l’avenir, les conditions de travail, en revanche, semblent plus proches de celles du privé qu’on le penserait a priori. D’autant plus dans un contexte de perméabilité des normes managériales du secteur privé dans les entreprises publiques qui voit les mêmes méthodes s’appliquer unilatéralement et indépendamment de l’histoire locale des entreprises dans lesquelles elles s’insèrent. Se pencher sur les ouvriers de la maintenance des trains à la RATP pousse ainsi à bousculer certaines « évidences ».

Des ouvriers du service public : un travail « pépère » ?
Le secteur tertiaire regroupe près de 75% de la population active occupée et, par suite de cette tertiarisation, on retrouve aujourd’hui une part croissante d’ouvriers dans les services. Ainsi, la médiatisation des plans sociaux d’entreprises industrielles participe, d’un côté, d’une « muséification » du monde ouvrier, donnant l’impression, après l’avoir mis sous silence durant les années 1980-1990, que cette condition serait vouée à la disparition (alors qu’elle regroupe encore près d’un quart de la population active). De l’autre côté, elle occulte le fait que le nombre d’ouvriers dans les services se maintient. Si les secteurs ouvriers traditionnels ont perdu du poids, il serait illusoire de considérer que la tertiarisation correspondrait à une amélioration de la condition de ces ouvriers : il s’agit plutôt d’un système de vases communicants de l’industrie vers les services.
Pourtant, en postulant à la RATP, les nouveaux embauchés pensent accéder à une position nettement favorable, encouragés en cela par les représentations dominantes. La sécurité de l’emploi constitue le moteur principal des candidatures et derrière viennent un certain nombre de préjugés selon lesquels le travail dans les entreprises publiques serait « plus cool » ou « pépère » que dans les entreprises privées. Ces représentations sont nourries par l’invisibilité des services de maintenance mais également par les responsables du recrutement qui vantent, pendant le long processus d’entrée (autour d’un an), l’image de marque de l’entreprise, sa réputation et les conditions d’emploi bien davantage que les conditions de travail et la réalité de la tâche.
Certains jeunes pensent ainsi accéder à une condition nettement préférable à celle qu’ils ont souvent connue avant dans le secteur privé mais les transformations organisationnelles de l’entreprise remettent en cause cette dichotomie entre le public et le privé.

Des transformations organisationnelles pour intensifier le travail
L’arrivée de Christian Blanc à la tête de la RATP en 1989 (et jusqu’en 1992) s’est accompagnée de changements importants dans l’organisation de la Régie, notamment par les mesures de décentralisation des services, véritable piédestal vers les mesures d’intensification du travail . La RATP a été découpée en une vingtaine de départements possédant des directions et des ressources humaines propres. Ce fonctionnement en entités autonomes équivaut à de petites entreprises dans la grande et introduit le management par objectifs où il s’agit, en rationalisant l’activité, de « faire mieux avec moins » selon l’expression de Vincent de Gaulejac . Les objectifs se reportent donc sur chaque unité décentralisée et les pressions importantes subies par les supérieurs hiérarchiques se répercutent « en cascade » sur les salariés. Celles-ci se renforcent par la mise en concurrence entre ateliers mais aussi, dans chaque atelier, entre équipes, et enfin, dans chaque équipe, entre agents.
La dynamique d’intensification du travail a été menée en deux temps : d’abord, comme dans nombre d’endroits, par une campagne d’audit permettant de calculer la « rentabilité » de chaque équipe, puis par la création d’une prime au mérite liée à l’investissement collectif des équipes. Celle-ci intervient en théorie pour réduire les inégalités de salaire mais apparaît plutôt comme un moyen d’intensifier le travail et comme un redoutable outil de management en renforçant le pouvoir des hiérarchies locales. Cependant, on aurait tort de penser que ces pressions se répercutent également sur tous les salariés. Les résultats différenciés, suite à l’audit des différentes équipes, en témoignent : celles regroupant surtout les jeunes ont souvent atteint le bon taux (84%), voire même l’ont dépassé, les équipes d’anciens, elles, ont plutôt bien résisté avec certaines techniques de freinage leur permettant d’être en dessous du taux demandé.

Eloigner les générations
Ces résultats, au-delà de cultures de résistance différentes, traduisent un des objectifs du management de proximité : ce dernier cherche finalement à éloigner les plus perméables à ses pressions à savoir les jeunes salariés, de ceux qui pourraient leur rappeler un autre « son de cloche » que celui de la hiérarchie. Il ne s’agit pas ici de dire que ces jeunes seraient spontanément individualistes par rapport à la génération précédente mais de montrer que leur prise en charge par la hiérarchie contribue à les voir s’éloigner d’une certaine culture ouvrière et, avec elle, d’une certaine capacité de résistance.
Dès leurs premiers pas dans l’atelier, les pressions sur les nouveaux embauchés sont donc fortes. La première année est véritablement utilisée par la hiérarchie pour prendre en charge les nouveaux embauchés et contribuer à leur inculquer les dispositions qui leur siéent, et ce d’autant plus qu’ils n’ont pas encore la sécurité de l’emploi à ce moment-là.
En effet, à la RATP (comme dans nombre d’endroits dans la Fonction publique d’ailleurs), l’embauche n’est confirmée qu’au bout d’un an. Cette année (appelée année de commissionnement à la Régie) est considérée comme une année de stage où « le stagiaire peut être licencié à tout moment ». Les non-confirmations d’embauche ne sont pas légions mais cette année sert à faire « prendre le bon pli » pourrait-on dire. Officiellement, le commissionnement permet de voir si les salariés font l’affaire avant de les faire signer définitivement. Officieusement, la hiérarchie joue sur la peur de la précarité des nouveaux embauchés et utilise cette année pour « modeler » les salariés. Il faut se tenir à distance des syndicats et des fortes têtes, ne pas hésiter à rester plus tard, travailler vite, s’impliquer dans son travail.

Plusieurs transformations organisationnelles s’ajoutent à ces pressions et, en se cumulant, empêchent de plus en plus les jeunes et les anciens de se croiser. Les différentes générations ne travaillent bien souvent pas directement dans les mêmes équipes (les anciens travaillent davantage sur établi en révision des organes défectueux quand les jeunes sont quasi exclusivement en entretien technique sur le train) et n’ont pas les mêmes horaires (les anciens sont plus souvent en horaires mixtes de journée quand les jeunes travaillent plus souvent en horaires alternés ).
Par ailleurs, les anciens davantage dépositaires d’une culture de métier s’occupaient précédemment des jeunes à leur arrivée dans l’atelier. Ces derniers étaient mis en binôme avec un ancien qui devenait leur tuteur pendant leur année de commissionnement, garantissant la transmission d’une certaine culture professionnelle mais aussi, comme le dit un ancien de la CGT, d’une « autre vision du travail, d’une autre vision de l’entreprise ». Aujourd’hui, les jeunes sont formés à leur arrivée par d’autres jeunes plus prompts à « booster la production » car davantage pris en charge par la hiérarchie à leur arrivée. En enlevant les « mises en double » aux anciens « militants », la hiérarchie s’assure donc un face-à-face avec les jeunes, sans syndicats ou « fortes têtes » pour assurer un rôle de tampon. De plus, la mise en scène de la discrimination des militants a des effets sur les jeunes, qui comprennent vite que s’engager peut compromettre leurs chances de promotion interne.
Cet éloignement se répercute dans l’atelier et empêche les différentes générations de se côtoyer par manque de temps en commun, notamment le vestiaire, la douche, le réfectoire qui constituaient des tribunes informelles, et ce, à l’abri des chefs. Sans moment pour vivre ensemble, la socialisation intergénérationnelle ne peut donc se faire.

La casse du métier
Les conséquences sur le métier sont également importantes, d’autant que les chefs, obsédés par les objectifs quantitatifs qu’on leur transmet et qu’ils reportent sur leurs équipes, valorisent davantage la loyauté des salariés que leurs compétences techniques. L’avancement au choix est, par exemple, devenu prédominant (passant de 37% de l’ensemble des promotions à près de 70% entre 1998 et 2011) dans l’atelier afin d’intensifier l’activité tout en ayant les moyens de motiver l’investissement. Ce qui fait concrètement, que l’on a plus de chances de pouvoir évoluer dans l’entreprise en « copinant » avec son chef qu’en suivant des cours du soir et en passant des concours.
Cette transformation, également palpable dans l’évaluation et le contrôle du travail, se fait au détriment des critères professionnels. Ceux qui vont vite et enchaînent les fiches de travail, parfois sans respecter les temps dévolus à chaque activité, sont encouragés. Ils sont les véritables fers de lance de l’intensification et constituent dans l’atelier une nouvelle figure de l’exemplarité, en étant remerciés par leurs supérieurs dans la distribution du travail comme dans l’avancement de carrière.
En effet, ceux qui ont des chances de promotion ne sont pas forcément les plus consciencieux mais les plus aptes à théâtraliser leur volonté d’entrer dans le jeu des chefs tout en faisant valoir qu’ils sont meilleurs (ou plus loyaux) que les autres prétendants. La hiérarchie accentue habilement ses pressions à la carrière sur les jeunes qui y sont le plus sensibles mais elle ne peut néanmoins pas faire passer tout le monde : la course à la carrière, pour quelques réussites, peut être profondément décevante pour le plus grand nombre.
De nombreux ouvriers, attachés à la défense du métier et du service public, voient d’un mauvais œil ce retournement des critères d’évaluation. La prédominance de critères quantitatifs (la quantité d’opérations effectuées sur les fiches de travail et donc, par extension, la rapidité d’enchaînement des tâches), d’autant que les chefs ne maîtrisent pas nécessairement l’entretien technique du train, tend à rogner ce qui faisait leur métier. Ce qui est particulièrement déstabilisant, c’est de constater que la hiérarchie, sous contrainte de rentabilité chiffrée, tend à valoriser ce type d’attitudes, alors même que celles-ci semblent entrer en contradiction avec les missions de service public de l’entreprise. Il y a effectivement une incompatibilité entre les objectifs fixés à court terme (faire sortir les trains de l’atelier pour les mettre en circulation) et les logiques de métier à long terme (assurer un entretien complet et préserver le matériel) ou, pour le dire autrement, entre les logiques gestionnaires et les logiques professionnelles. Les exigences quantitatives, si elles sont facilement contrôlables, ne garantissent en effet pas la qualité de l’entretien de l’évaluation ni celle des indicateurs choisis.

La promotion au choix, l’individualisation des horaires, l’éloignement des différentes équipes, le fait d’empêcher les anciens de former des jeunes… tous ces dispositifs vont dans le même sens. Ils tendent à individualiser les groupes au travail et à atténuer les possibilités de résistance pour mieux intensifier les rythmes. Mais, les effets collatéraux sur le métier sont particulièrement questionnants. Ces restructurations du travail portées par des logiques de rationalisation des moyens sont-elles finalement plus efficaces ? En effet, quand les méthodes d’évaluation du travail sont aussi éloignées du travail réel (et des moyens nécessaires pour l’exercer), on risque plutôt de voir se perdre des savoir-faire qui participent du sens donné à leur activité par les agents mais qui contribue également à la qualité de l’entretien technique et plus largement à la sécurité des voyageurs.
Or, les managers et les chefs d’atelier ne restent là que quelques années (avec des contrats d’objectifs précis, souvent sur trois ans) et tendent à pousser les indicateurs statistiques jusque-là où on leur avait demandé, ayant en parallèle de fortes possibilités de carrières inversement proportionnelles à l’immobilité du bas de l’échelle. Mais dans le temps long ou même sur le moyen terme, on ne peut s’empêcher de penser que ce management « à la petite semaine » pourrait coûter finalement plus « cher » alors même que ces pratiques de New Public Management ont été mises en place sous prétexte d’efficience des services publics.
Au final, ces ouvriers du public ont l’impression, dans leur quotidien, qu’ils ne sont, comme ils le disent, « pas si loin du privé » et supportent d’autant plus mal le rappel des dysfonctionnements dont ils sont eux-mêmes les victimes, obligés de s’accommoder d’exigences contradictoires, déconnectées du travail réel, sous prétexte de rationalisation et d’intensification du travail. Il en est sans doute de même pour le professionnel du Pôle emploi, en première ligne face aux usagers avec lesquels il ne peut que constater l’insuffisance des moyens accordés. C’est aussi le cas dans l’hôpital, où le médecin, par exemple, est obligé de faire avec des contraintes budgétaires telles qu’il s’expose régulièrement à la colère des patients. On citera également les transformations du travail social, mais aussi de La Poste, de France Télécom, et de nombre d’entreprises soumises à ce type de « modernisation ». L’alliance des salariés soumis à ces exigences et des usagers qui en sont tributaires (et non les « clients »!) serait sans doute souhaitable pour combattre ces logiques, au lieu de voir ces salariés, déjà soumis à des conditions de travail profondément détériorées, être mis en cause par des usagers qui ne reconnaissent plus le service public auquel ils contribuent.