Jour 24.2 – Ils ne savent pas la chance qu’ils ont…

L’audience du 14 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Rachel Saada, avocate en droit du travail et protection sociale, cabinet « L’atelier des droits », a notamment défendu les familles dans les suicides des salarié·es du Technocentre Renault.

 

Normandie, Bretagne, Bourgogne, Franche-Comté, Champagne-Ardenne…C’est un bien triste voyage que l’on fait cet après-midi du 14 juin 2019. La gare de départ est la salle d’audience 2.01 du nouveau Tribunal de Grande Instance de Paris. Il s’agit d’évoquer 4 suicides ou tentatives de l’année 2009.

La présidente, Cécile Louis-Loyant, jongle avec les noms des unités de travail, les sigles abscons de l’entreprise, les noms des directeurs, les dates des réunions, les documents réunis par milliers dans plus de 60 tomes d’une procédure d’instruction qui a duré 10 ans.

Elle lit, scrute, interroge, confronte, corrige, s’étonne, reprenant parfois les prévenus eux-mêmes, toujours à juste titre, sur un détail, un fait, un nom ou encore un échelon hiérarchique. Car souvent, ils ne savent pas ou plus et ils se trompent. Mais la Présidente connaît son dossier sur le bout des doigts. Elle est stupéfiante d’engagement professionnel, de sérieux et en même temps d’humilité et de respect pour chacun.

Malgré la longueur des audiences et leur répétition, elle ne manifeste jamais aucune exaspération ni aucun autoritarisme.

Quand elle ne comprend pas quelque chose, elle demande tranquillement sans chercher à dissimuler son incompréhension mais quand elle sait, elle n’abuse pas de sa connaissance pour dominer ou écraser. Elle laisse l’intelligence de chacun comprendre ce qui vient de se jouer lors d’un échange.

S’il le faut, pour alléger ou illustrer une situation compliquée, elle use de métaphores musicales. Elle dit par exemple à propos d’une organisation étrange du travail, on a l’impression que ça fonctionne en tuyaux d’orgue ou encore pour s’étonner du cadencement excessif d’un travail alors qu’un des prévenus le conteste, elle ponctue c’est le chef d’orchestre qui donne la vitesse aux musiciens !

Mais la petite musique de France Telecom n’est pas douce, elle est faite du fracas du corps de Camille Bodivit qui se jette d’un pont, du tranchant du couteau qui transperce Yonnel Dervin, de la sécheresse de la corde qui étouffe Nicolas Grenoville, des médicaments absorbés, des nuits sans sommeil et des vies brisées de ceux qui restent.

À un avocat de la partie civile qui lève la main pour prendre la parole, la présidente dit gentiment, restant attentive aux déclarations que fait le DRH, je vous ai vu Maitre. Il peut se rasseoir et baisser son bras levé. Il sait qu’il aura la parole, le moment venu.

Et le DRH de continuer ses réponses et ses déclarations, à l’aise, presque comme chez lui, parfois familier, réagissant et répondant sans crainte aux questions. A cet instant, il est impossible de deviner que c’est un prévenu. Il parle d’égal à égal, il n’a pas peur. A un moment il dit Mais Madame la présidente je vous l’ai déjà expliqué je recommence. Bon, bon dit la présidente et ce plan radial ? Il y a eu la tempête Klaus dit une avocate de France Telecom. Quel mois la tempête ? dit la présidente. Quelqu’un cherche sur Internet, ce serait janvier 2009 elle est venue d’Allemagne elle est donc arrivée à Besançon ce qui a provoqué la nécessité d’un plan radial (i.e réparation rapide des lignes téléphoniques qui ont souffert de la chute des arbres).

C’est vrai qu’on prévoyait des plans de charge qui ne pouvaient pas être tous exécutés mais poursuit le prévenu ce n’était pas grave ; s’ils ne finissaient pas, ils ne finissaient pas ! il n’arrivait rien ! La présidente répond mais ça c’est de la qualité empêchée car, soit on se débrouille pour tout faire et on ne peut pas le faire aussi bien qu’on voudrait, soit-on ne fait pas tout et on se sent mal de ne pas avoir fini.

Quel plaisir d’entendre dans cette enceinte parler de concepts qui ne franchissent jamais le seuil des tribunaux. Quel réconfort que de se dire que ces juges maitrisent leur sujet.

Un peu plus tard, mis en difficulté par la présidente, le DRH déclare : non ! les gens sérieux ne font pas ce que vous dites madame la présidente ! Elle s’étonne tranquillement, sans être narquoise ni impatiente et lui dit : depuis le début du procès, vous nous dites que les gens au niveau local n’ont pas fait ce que vous aviez impulsé mais tout à fait autre chose et que vous l’avez découvert avec surprise. Aujourd’hui quand je vous explique que telle unité territoriale a pu mettre en place une chose que vous n’aviez pas prévue vous me répondez, non les gens sérieux ne font pas ça !

C’est l’heure de la pédagogie car la présidente rappelle l’intervention du Professeur Christophe Dejours entendu au début du procès : vous connaissez la différence entre le travail prescrit et le travail réel ? Il hésite. Non je ne connais pas ce vocabulaire répond le DRH, je suis un opérationnel.

Stupéfiant de prétendre ignorer à ce poste les connaissances acquises sur le travail et la manière dont il est accompli par les travailleur.e.s.

Le procès a commencé le 6 mai 2019, c’est la 24ème audience.

La salle d’audience est grande et blanche. Elle est ornée de l’inacceptable et désormais inévitable cage de verre réservée aux prévenus. D’une emprise au sol de 12 m², la cage reste heureusement vide et inutile. Les 7 prévenus sont assis en rang sur des fauteuils rouges devant la double rangée de leurs avocats. La huitième chaise n’accueille personne, une avocate représente le prévenu.

Ce rouge étonne et détonne dans cette salle dont le blanc n’est troublé que par quelques touches de bois naturel. J’apprends qu’au début du procès, les prévenus étaient assis sur des strapontins fixés devant la table des avocats ; Taxés d’être d’insuffisamment confortables à l’usage, les prévenus ont obtenu un aménagement rouge avec accoudoirs. Face aux fauteuils des prévenus, les strapontins inoccupés des parties civiles qui ne sont plus de ce monde.

Le public, les familles et la presse prennent place sur l’une 20 rangées de bancs blancs prévues pour 150 personnes.

Aux côtés de la présidente, trois autres juges (l’un d’entre eux est là pour remplacer au pied levé un collègue empêché de siéger pour raison de santé par exemple). A droite, deux greffières et à gauche deux procureurs. On a mis les bouchées doubles.

L’acoustique n’est pas très bonne et il faut parler dans le micro ; les tables des avocats en sont équipées et lorsque l’un d’entre eux demande la parole, un anneau vert s’allume à la base du micro. Je crois que c’est la présidente qui l’active depuis un petit bouton sur son bureau à elle.

Avant l’examen de chaque situation individuelle, elle en lit la synthèse, figurant dans l’ordonnance renvoi devant le Tribunal correctionnel rédigée par les juges d’instruction chargés de l’affaire. Elle y met le ton tandis que le document s’affiche sur l’écran du rétro projecteur et qu’une main habile surligne de jaune les passages qui défilent. Les avocats comme le public, les prévenus comme les victimes peuvent lire aussi de sorte que l’attention de l’oreille est soutenue par le travail de l’œil, allégeant ainsi la concentration nécessaire.

Et puis la parole prend place. Elle circule. Librement, intelligemment, calmement. Les prévenus se lèvent tour à tour et se distribuent l’ordre de passage pour répondre à telle ou telle interrogation. Si l’un d’entre se trouve en difficulté et hésite, un autre se lève et complète sa réponse.

La présidente et ses trois assesseurs écoutent attentivement et prennent des notes. Ils ne coupent jamais personne, ni les prévenus, ni les avocats ni la veuve qui a pu faire le déplacement et venir parler de l’être aimé et perdu.

Et pourtant, quelques fois on aimerait bien dire, ça suffit ! quand par exemple Didier Lombard fait de l’humour à la barre et rit tout seul à ses blagues ou encore lorsqu’il réagit après avoir entendu une longue déposition concernant une énième tentative de suicide on doit se réjouir qu’il ait raté son coup, il n’a pas compris le film, on ne lui a pas assez expliqué, on n’a pas été assez pédagogue, on aurait pu lui dire qu’il y avait de l’épanouissement à attendre de son nouveau job. On parle là d’un technicien qui avait commencé sa carrière à 18 ans chez France Telecom en relevant les pièces dans les cabines téléphoniques. Petit à petit, il s’est formé, il a appris avec constance et détermination jusque devenir technicien d’installations complexes pour les entreprises. On lui annonce, du jour au lendemain, alors qu’il n’est pas candidat qu’il sera désormais installateur chez les particuliers. Il ne sait pas pourquoi il a été choisi. Il n’y a pas de de volontaires pour le plan de volontariat ! Toutes ses questions resteront sans réponse et l’audience elle-même n’y changera rien. On ne sait pas pourquoi c’est tombé sur lui. Comment désigne-t-on les volontaires puisqu’il n’y a pas de critères connus ? Comment leur annonce-t-on la nouvelle ? comment peut-on faire ça à quelqu’un qui grâce à son génie personnel et ses efforts, est passé du ramassage des pièces dans les cabines téléphoniques à la conception des installations complexes ? Comment peut-on imaginer que ce n’est pas une régression, pire, une rétrogradation, pire, un déclassement et que ça pourrait le tuer ?

Comment ne pas en déduire qu’en vérité, on ne veut plus de vous, que vous devez quitter le service et encore mieux quitter l’entreprise ?

Chaque semaine, sur instruction de la direction régionale qui met en œuvre la politique managériale nationale, votre manager direct doit vous transmettre des offres d’emploi dans toute la fonction publique pour que vous partiez, une fois pour toute. Et la chanson est toujours la même pour toutes les victimes qu’elles soient déjà mortes ou encore vivantes, le combo perdant antidépresseurs/ anxiolytiques/ somnifères ! Plus de goût à rien /perte d’identité professionnelle/ disparition de soi-même.

Et pourtant chaque mort ou blessé est décrit comme un collègue solidaire, attentif aux autres, un professionnel chevronné, une référence.

NEXT, au suivant ! Innommable gâchis.

On lit alors sur le grand écran du rétro projecteur que ces drames traduisent la méconnaissance de la hiérarchie des valeurs de l’entreprise par ses dirigeants. Oui, vous avez bien lu. C’est écrit dans un rapport de l’IGAS cité dans l’ordonnance. Tout est dit.

Et pourtant jamais la direction n’a accepté d’infléchir sa politique, quoi que lui disent les élus, les médecins ou l’inspecteur du travail. Chronique d’un massacre annoncé.

Il n’y avait pas le choix, répète Didier Lombard. Si on n’avait pas fait ça, France Telecom n’existerait plus.TINA, There is no alternative aurait dit Margaret.

Pourtant après les suicides réussis et les tentatives ratées, les conditions de travail se sont améliorées, des CDD ont été embauchés là où il en manquait, les open-spaces ont été cloisonnés, les plans de charge des incidents revus à la baisse, preuve disent les juges d’instruction dans leur ordonnance de renvoi qu’une autre manière de faire était possible. On a pris en compte l’être humain une fois qu’il y a eu des morts et … la médiatisation des morts ajoutent-ils encore.

À la question d’une des assesseurs pourquoi a-t-on pris les mesures réclamées après la mort de ce technicien ? Un prévenu répond je ne sais pas.

Rien n’est dit. Tout est dit.

Mais de toute évidence, Ils ne savent pas la chance qu’ils ont.

Ils bénéficient d’un traitement exceptionnel : des audiences en nombre suffisant pour refaire l’instruction du dossier à la barre et permettre à chacun d’assurer pleinement sa défense, de rectifier une déclaration, de protester, de démontrer.

Et ils en profitent, parlent abondamment, contestant, rectifiant, s’étonnant. La parole circule et la défense est véritablement associée aux débats, les questions fusent. Chaque partie a pu faire citer ses témoins. Des juges attentifs, une présidente exemplaire, deux greffières efficaces et deux procureures de la République en dialogue avec le tribunal. On est loin, très loin, des salles d’audiences pénales habituelles.

Non ils ne savent pas la chance qu’ils ont de connaitre ce luxe, celui de la 31ème chambre du Tribunal, réservée au droit pénal du travail, réservée aux patrons.

Dessins de Claire Robert.