Jour 23 – « Il y a eu un petit manque de bon sens managérial »

L’audience du 13 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Vincent de Gaulejac, sociologue clinicien, professeur émérite à l’Université Paris Diderot, chercheur-intervenant sur les mutations du travail et ses effets sociopsychiques. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont Travail, les raisons de la colère  et Le capitalisme paradoxant (avec Fabienne Hanique).

Avant d’assister à l’audience, j’ai lu les ordonnances de renvoi des quatre situations examinées ce 13 juin 2019. Le langage juridique est précis, tranchant comme une lame de couteau. Sur les quatre plaignants, Seul Monsieur Minguy est présent. Son histoire est emblématique. Elle condense et illustre des processus que l’on retrouve dans bien d’autres situations à France Télécom ou ailleurs.

L’ordonnance est lue par un des trois juges dans un grand silence. Elle expose en détail le parcours professionnel, les griefs reprochés aux prévenus (des réorganisations mal maitrisées, des mutations fonctionnelles successives, un contrôle excessif et intrusif), les conséquences sur sa santé de la dégradation de ses conditions de travail : troubles de l’humeur, insomnies, crises d’angoisse, d’eczéma, troubles du comportement, état de stress post traumatique.

Yves Minguy, âgé de 57 ans, est fonctionnaire, cadre A, développeur d’applications. Il est reconnu comme un développeur expérimenté et qualifié qui a su faire évoluer ses compétences pour s’adapter aux différentes transformations de l’entreprise depuis son entrée dans la fonction publique des télécommunications. Il est même nominé au prix de l’innovation du projet FAST (Faire des Applications Sur le Terrain). Il est en arrêt de travail depuis le 17 juin 2009, le jour où son supérieur l’a informé qu’il rejoindrait sous dix jours une fonction d’opérateur sur un plateau téléphonique. Il vit cette mutation comme une punition. Il a le sentiment de devenir un « garde chiourme » dans un « mouroir pour cadre ».
 

Dans son audition, Yves Minguy décrit la violence d’une organisation chaotique et d’un management paradoxal. D’un côté une exigence drastique de « réduction des effectifs fonctionnels » que son responsable hiérarchique doit mettre en œuvre par tous les moyens. De l’autre une exigence d’innovation pour adapter l’organisation au marché, faire face à une concurrence féroce et aux nouvelles technologies. Ces deux exigences sont soutenues par deux lignes managériales : l’une intégrée dans la ligne hiérarchique, l’autre par un management par projet. Le projet FAST est innovant et prioritaire, mais n’a pas de ressources propres. Les agents qui s’y impliquent ne sont pas détachées de leur entité d’origine. Ces dernières sont soumises à des objectifs de « réduction des effectifs fonctionnels ». D’un côté on félicite Monsieur Minguy pour ses applications innovantes. Dans son audition il décrit la liste des félicitations et des reconnaissances positives qu’il reçoit à ce sujet. De l’autre on le placardise, on l’affecte à une tâche sans rapport avec ses compétences, on applique au niveau local les dispositions du projet Act imposées au niveau macro. Pour Yves Minguy, c’est la douche froide permanente. Il est balloté entre l’investissement dans le projet FAST qui correspond à ses aspirations, à ses compétences, et une affectation humiliante, dévalorisante et incohérente. « J’ai pris un coup de fusil » dit-il. Le médecin du travail le met en arrêt maladie. Depuis cette date il enchaîne arrêt-maladie et retraite. Il prendra des antidépresseurs pendant 5 ans.

Ce sont ces incohérences managériales qui le rendent malades. Incohérences reconnues par Didier Lombard qui avoue : « le dossier est totalement incompréhensible même en écoutant soigneusement la question. On ne comprend pas ce qui s’est passé. Je pense qu’il y a eu un petit manque de bon sens managérial de la part des personnes qui avaient en charge la situation de M. Minguy ». Cet aveu est éclairant. Le top management renvoie la responsabilité au niveau de l’encadrement intermédiaire plutôt que de reconnaître sa propre responsabilité dans la mise en place d’une organisation pardoxante¹.

À la barre, Yves Minguy décrit l’entreprise de casse psychologique dont il a été l’objet. Comment un cadre brillant, reconnue, compétent, qui démarre une belle carrière se retrouve soumis à des exigences contradictoires, vexatoires, humiliantes qui vont le mettre à mal. Son histoire illustre un élément essentiel pour comprendre l’impossible séparation entre d’une part le vécu personnel, psychologique, existentiel et, d’autre part, le registre de l’organisation du travail. Ces deux registres sont totalement entremêlés. Le contrat de travail est couplé avec un « contrat narcissique » dans les entreprises qui prônent le management par l’excellence, l’avancement au mérite, l’évaluation individualisée des performances². Les employés, et surtout les cadres sont invités à s’investir corps et âmes pour réussir leur carrière, pour avoir des promotions. Ils intériorisent l’idéal d’excellence que leur propose l’entreprise dans leur propre idéal du Moi. Il suffit alors que l’entreprise leur refuse la reconnaissance qu’elle leur signifiait généreusement pour que le Moi, qui ne satisfait plus l’idéal, s’effondre. L’attachement à l’entreprise n’est pas seulement juridique, lié au contrat de travail, il est également psychique. Les travailleurs ont « besoin » de s’investir psychiquement pour bien travailler. Ils identifient réussite personnelle et réussite professionnelle. Ils intériorisent les exigences de l’entreprise comme des idéaux. Le travail répond à des nécessités sociales pour subvenir à ses besoins de subsistance, et à des nécessités psychologiques pour satisfaire l’estime de soi. On ne peut donc dissocier le psychique du social, les problèmes psychologiques issus du travail de ceux qui seraient « personnels ». C’est dire que la détérioration des conditions de travail peut conduire à des effondrements psychologiques graves comme la dépression et le suicide.

L’exemple de Yves Minguy illustre une stratégie de France Télécom. En asséchant les marques de reconnaissance pour des cadres méritant, on les pousse à bout pour les conduire au départ soit par la démission, soit par d’autres moyens. Stratégie consciente ou inconsciente ? À la sortie du tribunal, Yves Minguy exprime son soulagement d’avoir pu vider son sac devant les dirigeants qui sont responsables de son cauchemar. Il n’est pas seulement venu pour lui mais aussi pour les cinq collègues qu’il a vu disparaître.

Dans les réponses de la direction, une expression revient comme un leitmotiv : « je ne comprends pas ». Le président directeur général de France Télécom, et la direction qui l’entoure, ne cherchent pas à comprendre le monde tel qu’il est, la réalité du travail quotidien et la façon dont le travail s’insère dans la vie de ses employés. Ici pas d’états d’âme, l’important c’est l’action. Dans le monde impitoyable de la concurrence, il n’y a pas d’autres choix que vaincre ou périr. Tous les moyens sont bons pour remplir l’objectif fixé : – 20000 emplois. Cet objectif incontournable devient la loi d’airain que l’ensemble du management doit décliner à son tour et appliquer sans se poser de questions subalternes. Ils ne sont pas là pour comprendre, mais pour agir. Pour les managers l’action consiste à se débarrasser par tous les moyens possibles des surnuméraires. Pour les employés le passage à l’acte conduit à se mettre en arrêt maladie, à démissionner, à chercher des échappatoires, jusqu’au suicide pour les plus vulnérables.

Le procès de France Télécom illustre de façon dramatique comment les membres de la direction ne partagent plus le même monde que ceux qui y travaillent. Les premiers sont dans le monde de la prescription, des résultats financiers, de la raison instrumentale. Leur défense est essentiellement construite sur un argument : ils ont édicté les bonnes prescriptions parce qu’elles étaient parfaitement en cohérence avec les objectifs financiers nécessaires pour redresser une entreprise en difficulté. Les seconds sont dans le monde des vivants, des personnes humaines ordinaires, préoccupées par leur vie quotidienne, confronté à une réalité du travail qui les met en danger, qui altère leur santé mentale. D’un côté la vie et la mort sont des enjeux économiques. De l’autre, la vie et la mort sont des enjeux existentiels. Le procès nous dira, lequel de ces registres doit l’emporter.

 Dessins de Claire Robert.

¹ Gaulejac V. de et Hanique F., Le capitalisme paradoxant, Points, 2018

² Aubert N. Gaulejac V. de, Le coût de l’excellence, Seuil, 2007.