GPC ou la ventriloquie du manadjère

La chronique du 25 mai vue par Vanessa Morisset, historienne d’art, une discipline qu’elle pratique en lien avec les sciences sociales, la philosophie, la littérature, dans le but d’analyser et déconstruire les représentations du pouvoir.
Par ailleurs, elle écrit toutes sortes de choses, dans la presse, sur internet, et au sein du Collectif Troptôttroptard.
En 2021-22, elle participe au « Groupe de travail de groupe », un groupe de réflexions et recherches autour du mot « travail » à l’initiative des Laboratoires d’Aubervilliers.


GPC par Claire Robert

Ce mercredi matin 25 mai, la question examinée par la cour d’appel est celle de la « verticalisation des fonctions », expression qui désigne la réorganisation des méthodes de travail, décidée en 2006 par la direction de France télécom de façon unilatérale [l’adjectif est employé pas moins de 13 fois dans l’ordonnance de renvoi !], en remplacement d’un précédent dispositif issu d’accords en 2003.
L’audience vise ainsi à établir comment cette réorganisation s’est traduite en harcèlement moral et en isolement des personnes en détresse au sein de l’entreprise sans tenir compte de signaux d’alerte.

À la barre, le signataire des décisions unilatérales de 2006, Guy Patrick Chérouvrier, DRH France [appelons-le GPC]. C’est une chance [pas dans l’absolu] de le voir car jusqu’à présent sa santé ne lui a pas permis de se présenter aux audiences… il répète à plusieurs reprises combien il aurait aimé venir mais hélas… il répète aussi qu’il est vieux, qu’il ne sait plus… tout cela est bien loin, des faits qui ont « plus de trente ans » dit-il, oups, quinze… Il est vrai que dès avril 2008, il avait pris sa retraite. À 57 ans, avec autour de 13 000 euros par mois [cf. l’ordonnance de renvoi]. Alors c’est dur de se replonger dans toutes ces choses passées… D’ailleurs, pour bien incarner son personnage de retraité, il s’est donné pour dress code une tenue casual, chemisette et pantalon décontracté. S’il avait fait quelques degrés de plus, peut-être aurait-il osé le bermuda. Il parle presque à mi-voix, comme un acteur à qui on aurait dit : allez, joue la sincérité ! Et au début, il se débrouille pas trop mal, adoptant un phrasé bonhomme de gentil petit vieux.

C’est lorsqu’on rentre dans le vif du sujet que ça se gâte. À la présidente qui lui demande d’expliquer le démantèlement de la GPEC [« Gestion prévisionnelle des emplois et des compétence » qui avait pris la forme de services de proximité permettant aux salariées de faire part des problèmes rencontrés dans leurs fonctions], au profit d’une hotline, il affirme avec une voix tranchante qui est loin d’être celle du retraité inoffensif : « la proximité ce n’est pas ce qu’on croit », « on croit que c’est quelqu’un, pas loin, avec qui on peut parler », mais non, « la proximité, c’est quand on a au bout du fil un expert ». La présidente cherche à comprendre en quoi un expert peut aider une personne en détresse. Réponse de GPC : par exemple à vérifier certaines lignes de la fiche de paie :
– Allô, je suis épuisé-e par le non-sens de ce qu’on me demande de faire.
– Rassurez-vous, vos cotisations sont à jour.

Dans ce contexte, à un moment, la présidente a recours au mot de « déshumanisation ».
Petit coup de théâtre.
Comme une page de publicité au milieu d’un programme, ce mot provoque une intervention soudaine de Me Veil, avocat de la défense. Que lui arrive-t-il ? Il est bouleversé. Ce mot de déshumanisation le bouleverse au point qu’il ne parvient même pas à la prononcer, ou alors en le ânonnant comme s’il s’inspirait du sketch de « l’eau ferrugineuse » de Bourvil, tant du point de vue de l’élocution que du double discours [à cette immense différence près que Bourvil, lui, il est vraiment super mignon]. La voix chevrotante de Francis Blanche dans la scène de la cuisine des Tontons flingueurs n’est pas loin non plus, mais ici jouée avec l’outrance des personnes si imbues d’elles-mêmes qu’elles sont persuadées que leur petit numéro est bon alors qu’il est évidemment mauvais.
Reste que mine de rien, par cette intervention, l’avocat renforce le registre d’interprétation de son client, celui du brave homme, un tantinet franchouillard.

Assesseur et présidente de Claire Robert

Cette connotation devient explicite dans la réponse apportée à une autre question de la présidente qui revient sur un concept inventé par la direction, toujours en 2006 : le TTM ou Time to move, qui correspond à l’idée de changer les salarié-e-s de fonction et de lieu de travail. La mobilité pour pourrir la vie.
GPC répond qu’il n’a jamais utilisé cette expression. Et la raison ne tarde pas à en être donnée : il est contre l’utilisation de l’anglais dans l’entreprise [?!]. Il ne trouve pas ignoble de changer une personne de poste tous les six mois pour la rendre folle, non, il trouve l’anglais inapproprié. Dans un premier temps, cette réponse a de quoi sidérer mais, en réalité, elle exprime parfaitement la position de GPC. Il n’est pas venu pour aider à comprendre ce qu’il s’est passé, mais uniquement pour se défendre. Ce qu’il nous dit là, c’est qu’il est un patron à l’ancienne, alors forcément un peu paternaliste, forcément un peu bon… Car l’anglais, c’est le management à l’américaine — GPC prononce « manajemen » à la française [sans toutefois aller jusqu’au « manejé » pour « manager »]. Lui veut montrer qu’il est un dirigeant traditionnel, inscrit dans la continuité de l’entreprise nationale France Télécom.

Bon, on ne remonte pas aux PTT non plus, et à cet égard, un plus tard, GPC n’a aucune honte à nous faire un petit chantage à la fibre [optique].
En substance, il explique que des changements d’organisation ont été nécessaires pour rendre possibles les avancées technologiques. « Heureusement que France Télécom n’est pas restée cantonnée à la ligne fixe ! Vous vous rendez compte ?! ». Bref, que celles et ceux qui n’ont jamais utilisé une adresse mail jettent la première pierre… c’est presque de notre faute.
Sauf que, pendant ce temps, GPC oublie sa voix de papy et que l’autre, dure et arrogante, se fait de nouveau entendre. Surenchérissant sur le parallèle entre changement technique et changement social, il énonce très clairement, au mot près : « La montée en compétence des salarié-es était vitale, je dis bien vitale ». Utiliser ce mot si sciemment dans ce contexte a de quoi faire sursauter. Que signifie « vitale » ici ? De quelle vie parle-t-on ? De la vie de l’entreprise aux dépens de celles des salarié-e-s, non ? Le synonyme de « vitale » dans cette phrase ne serait-il pas « coûte que coûte » ? Comme un ventriloque qui dit la vérité, le manager en GPC a parlé.

Une autre expression employée au cours de l’audience est également terrifiante, enfin, pour l’auditoire. Elle ne provient pas de la bouche du prévenu mais est relatée par Me Topaloff, avocate des parties civiles. Elle demande : « Lors d’une réunion, votre supérieur a dit que pour exécuter la réorganisation du travail il fallait une “RH de combat” et lui “donner les moyens de l’être”, comment avez-vous réagi ? » C’est-à-dire quand on lui a présenté en ces termes la tâche qui lui incombait, qui précisément consistait à se débarrasser de 22 000 agents sans plan social, qu’est-ce qu’il a ressenti ? GPC bredouille, ne trouve rien d’autre à rétorquer qu’il n’a pas affiché dans son bureau un poster avec inscrit dessus « RH de combat » [la bonne blague], mais à part ça… Ventriloque autoritaire, il s’adresse à Me Topaloff. En se tournant vers elle, il la somme d’en finir : « Dernière question ! ». La présidente, manifestement outrée par son ton déplacé, commente : « On va mettre ça sur le compte de votre état de santé… ».

Et puis à la fin de la matinée vient la question des questions. Ok, il n’avait peut-être pas la possibilité d’agir, admettons cela, mais alors, pourquoi ne pas avoir fait remonter le malaise, les alertes, les rapports, les témoignages, au moins était-il dans ses fonctions de faire remonter à son supérieur le malaise des salarié-e-s. Mais non, selon lui le malaise n’était qu’un truc trop général, trop flou, dont il ne peut rien faire. Là où une personne juste un peu attentive aurait été inquiète d’une atmosphère qui pourrait être un signe avant-coureur d’une catastrophe, pour lui, non, rien de cet ordre, il lui aurait fallu une alerte précise : « ciblée » dit-il. « Je ne peux rien faire si ce n’est pas ciblé ». Mais en fait, il y repense tout d’un coup, il avait anticipé un mal-être possible : il avait commandé une étude sur l’ergonomie des sièges des postes de travail. Vous allez avoir des sièges design, de quoi vous plaignez-vous ?

En guise de final, l’avocate de la défense est venue apposer une cerise empoisonnée sur une pièce montée qui ne l’était déjà que trop, en évoquant combien Monsieur était apprécié dans l’entreprise, en témoignent tous les messages de sympathie reçus à son départ, bon là, on ne les a pas sous la main car Monsieur ne voulait pas porter préjudice aux salarié-e-s encore en poste, tous-tes celles et ceux qui l’aiment tant, en secret, et que dans sa grande magnanimité il n’a pas voulu déranger en les citant… [enfin, tout un tas de fadaises de cet acabit].

PS : À la question de savoir si oui ou non la verticalisation a été appliquée dans l’entreprise, GPC ayant répondu tantôt oui, tantôt non, trouve une issue de secours aussi absurde qu’obscène. Oui, elle a été mise en œuvre, mais vis-à-vis d’une seule personne : lui-même. « J’ai été verticalisé » affirme-t-il en faisant remarquer que c’est pas beau comme expression, mais que, en gros, il s’est sacrifié, voilà, il a été le seul à avoir été verticalisé.
Pendant un instant, la cour en est restée sans voix.

Me Veil par Claire Robert