FICHE N° 11
Les réflexions de Solidaires autour de la pénibilité

La fiche n° 11 publiée en février 2014 comportait une analyse du dispositif de prévention de la pénibilité issue de la loi portant réforme des retraites de 2014 ainsi que la reprise de la fiche déjà rédigée après la précédente réforme de 2010.
Les multiples modifications nous ont conduits à réécrire la fiche N° 15 : elle fait le point sur le compte de prévention de la pénibilité, les obligations de l’employeur, les actions à mener par les équipes syndicales… Aussi la fiche n°11 mise à jour conserve la seule partie relative aux réflexions de Solidaires.

Comme tout ce qui concerne le travail, la notion de pénibilité est polémique. Elle est l’expression du rapport de force entre employeurs et salariés.
Partant du constat que ce sujet n’entre dans le débat public qu’à propos de l’âge de départ à la retraite, la pénibilité est donc essentiellement discutée en termes de compensation et rarement en termes de prévention.


Une régression de la définition de la pénibilité

Dans son rapport « Pénibilité et retraite » remis en avril 2003 au Conseil d’orientation des retraites, Yves Struillou écrivait : la pénibilité correspond à « des expositions qui réduisent “l’espérance de vie sans incapacité” des travailleurs, c’est-à-dire la durée de vie en bonne santé », et précisant que « les pénibilités étudiées (dans le rapport) seront donc celles qui sont susceptibles de contribuer à une pathologie d’origine professionnelle affectant, à long terme, la santé de façon grave et irréversible. » (souligné par le rédacteur).
En janvier 2006 un rapport intitulé « Pénibilité du travail, évaluation statistique » n°55, CEE, (CEE-DARES) s’appuyant sur le rapport Struillou note l’existence de deux conceptions :

  • la pénibilité comme « astreintes nocives » ayant des conséquences irréversibles à long terme sur la santé ;
  • la pénibilité « vécue », c’est-à-dire difficile à vivre pour les travailleurs vieillissants mais n’ayant pas nécessairement de conséquences à long terme sur la santé.

En précisant que ces deux conceptions ne se superposent pas, le rapport fait le choix de la 1ère conception orientant vers « une solution (le départ anticipé) en termes de justice sociale à ceux dont les conditions de travail et les expositions professionnelles réduisent l’espérance de vie sans incapacité » renvoyant la deuxième approche à « une meilleurs gestion des carrières et à l’amélioration des conditions de travail ».
Ce choix voulant répondre à un double enjeu : « légitimer le départ précoce à la retraite, synonyme de compensation, en se fondant sur des considérations liées à la pénibilité du travail, et inciter les entreprises à améliorer les conditions de travail pour permettre le maintien des salariés en emploi sans altérer leur santé ».

Les positions syndicales CFDT, CGT, FO en 2004 (à lire à la fin de la fiche) montrent des points de vue insistant plus sur la 1° conception (CGT), la 2° (FO), la CFDT paraissant assez floue sur la question, le MEDEF refusant de donner sa position, arguant que « les positions qu’il sera amené à prendre sur ce dossier seront prioritairement débattues avec les syndicats de salariés, dans le respect des règles du dialogue social ».
En 2010, la loi défini de manière très restrictive la pénibilité (art 60) : « des facteurs de risques professionnels liés à des contraintes physiques marquées, à un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail susceptibles de laisser des traces identifiables et irréversibles sur la santé (…) ».

10 facteurs sont précisés par le décret 2011-354 (30/03/2011) :

  • au titre des contraintes physiques marquées : manutentions manuelles de charges (R.4541-2), postures pénibles définies comme positions forcées des articulations, vibrations mécaniques (R.4441-1) ;
  • au titre de l’environnement physique agressif : agents chimiques dangereux (R.4412-3 et R.4412-60) y compris les poussières et les fumées, activités exercées en milieu hyperbare (R.4461-1), températures extrêmes, bruit (R.4431-1) ;
  • au titre de certains rythmes de travail : travail de nuit (L.3122-29 à 31), travail en équipes successives alternantes (posté), travail répétitif caractérisé par la répétition d’un même geste, à une cadence contrainte, imposée ou non par le déplacement automatique d’une pièce ou par la rémunération à la pièce, avec un temps de cycle défini.

Les traces identifiables et irréversibles sont définies par une reconnaissance d’un taux d’incapacité de 20 %, ou 10 % si le salarié peut faire valoir une durée d’exposition de 17 années aux facteurs de risques de pénibilité définis.

La prise en compte de la pénibilité est strictement individuelle (au cas par cas) et non collective (métier, type de travail…).

Pour Solidaires, ces critères sont inacceptables et ne règlent en rien les questions du travail pénible facilement vérifiable dans la différence de l’espérance de vie en bonne santé entre un ouvrier et un cadre, (même si ce critère ne peut seul régler la question). En effet ne sont pris en considération :

  • que quelques facteurs physiques précis alors que nombreux autres sont ignorés notamment ceux qui ne sont pas directement physique (ex. les centres d’appel…) ;
  • ces facteurs sont considérés de manière segmentée (dissociés les uns des autres) alors que dans la réalité ils sont cumulatifs (ex. entreprise de nettoyage : détergents, humidité, charge, horaire atypique s’ajoutent les uns aux autres) ;
  • la « pénibilité vécue » est ignorée (ex. l’usure, la fatigue) et seul pris en compte le taux d’incapacité ;
  • elle est considérée à un temps T et ne prend en compte que les effets immédiats et mesurables sur la santé du salarié, alors que les conséquences d’un travail pénible se vérifie souvent plusieurs années après, c’est le cas par exemple du risque chimique, ou encore de substances jugées aujourd’hui non dangereuses mais pouvant se révéler plus tard toxiques… Il ne tient pas compte de l’usure des corps, de la réduction de l’espérance de vie ;
  • enfin la reconnaissance de cette pénibilité est strictement individuelle (durée d’exposition, 17 années de mauvaises conditions de travail) ;
  • les salariés aux parcours hachés (sous-traitant, précaires…) auront de grandes difficultés à reconstituer leur parcours professionnel.

Des pistes pour le syndicalisme de Solidaires

Travailler en santé

Pour Solidaires, il ne s’agit pas seulement de réparer ou de préserver la santé, il s’agit que le travail soit un lieu qui fasse santé. Nous ne voulons pas seulement ne pas perdre notre vie ou notre santé, nous voulons dans et par notre travail, gagner en santé1. Ceci appelle une autre conception du travail mais dès maintenant l’amélioration du travail et de ses conditions sont possibles. Concrètement les négociations d’entreprise sur la pénibilité sont l’occasion de déboucher sur une conception plus ouverte de la pénibilité notamment en imposant le point de vue de « la pénibilité vécue » par les salariés.

Ceci implique une démarche auprès des salariés. Il faut être à l’écoute de ce que disent les salariés pas seulement pour en comprendre les effets (nous ne sommes pas médecins ni « assistants sociaux», par contre on travaillera avec ceux-ci) mais beaucoup plus en interrogeant les causes, sur ce qui dans le travail et son organisation pose problème…et les améliorations, les alternatives qu’ils souhaitent. Il faut faire parler – écouter – parler avec les salariés pour connaître et agir collectivement (cf. Fiche n°4 Conditions de travail, « Donner la parole aux salariés »).

Ce travail au plus près de la réalité concrète du travail permettra en outre aux différentes équipes de Solidaires d’avancer des revendications, à l’ensemble de Solidaires d’avoir un positionnement sur cette question.

La réparation, une dimension incontournable dans les négociations

Les décrets et la loi s’inscrivent principalement de fait dans une logique de réparation : le volet prévention n’est là qu’indirectement avec les éventuelles interventions des CHSCT autour de la fiche de suivi et du dossier médical en santé au travail, la pénibilité étant bien identifiée comme un risque à prévenir. Si le départ anticipé à la retraite est une compensation de la pénibilité, le fait qu’il s’adresse aux travailleurs ayant un taux d’invalidité minimum introduit la question de l’indemnisation du préjudice. De fait dans ces négociations sur la pénibilité les organisations syndicales portent une revendication sur la réparation pour des situations de pénibilité subies au cours de la vie professionnelle. Cela suppose souvent un recensement des situations passées pour ne pas se contenter de considérer seulement les travailleurs exposés à la pénibilité au moment de la négociation ou à l’avenir. Les formes que peut prendre la réparation sont de même nature que la compensation, en temps (compte épargne, départ anticipé) et financières.

Prévention/compensation sont pour nous indissociables

Il existe dans les faits un fort opportunisme à se contenter de négocier la compensation comme seule donnée visible et mesurable aux yeux des salariés et susceptible d’apparaître comme des acquis (limiter la négociation de la pénibilité à la question de la retraite relève de cela). Nous devons expliquer que notre objectif premier est la disparition des situations de pénibilité et donc la prévention.

Il existe ainsi une contradiction apparente entre une juste compensation de la pénibilité qui s’applique en fonction de durées dans la situation pénible (primes, gain en temps, départs anticipés) et la suppression de cette situation entraînant la suppression de la compensation.

Nous devons donc réfléchir aussi à des mesures incitatives à sortir des situations pénibles (maintien de primes sur une durée après la sortie, évolution de carrière, promotion, formation…). Ceci est d’autant plus important que dans la réalité les études épidémiologiques montrent qu’il y a écrémage «naturel», de nombreux salariés sont sortis des situations pénibles par l’accident ou la maladie, ou la démission et les changements de métiers en partie dû aux pénibilités (ex des allergies) et sont de ce fait exclu totalement ou partiellement de la « réparation » des préjudices subis. Le bornage du temps passé dans ces situations (repos compensateur, réduction de la durée du travail, départ anticipé à la retraite…) peut être une revendication.

En dépit des fortes restrictions et limites que le gouvernement a apporté à une véritable prise en charge de la pénibilité au travail, les équipes syndicales doivent néanmoins investir ce champ des risques professionnels, notamment pour élargir le débat et retenir d’autres facteurs de pénibilité, obtenir des vraies compensations à la pénibilité comme un repos compensateur ou une réduction de la durée du travail… Le CHSCT aura un rôle important à jouer.

Pour les équipes militantes traiter de la pénibilité est l’occasion d’engager une véritable réflexion sur l’organisation du travail, les facteurs d’usure professionnelle, de remettre à plat le document unique ou de le compléter, de renforcer les mesures de prévention…

« Pénibilité : les positions des partenaires sociaux »
Études et Documents ANACT 2004

Le MEDEF n’avait pas souhaité donner sa position, indiquant qu’en période de négociation il refusait de définir des positions afin de « respecter le dialogue social » (sic).

Position CGT

La méthode devant présider à la définition des critères, auxquels il faudra répondre, pour bénéficier d’une retraite anticipée sera déterminante pour élaborer un dispositif répondant véritablement à la demande sociale.

  • Considérer l’espérance de vie sans incapacité comme le critère justifiant le bénéfice d’une retraite anticipée
  • Prendre en priorité comme critère une atteinte grave et irréversible de la santé ou le risque fort de l’apparition d’une pathologie handicapante (ex amiante)
  • Définir les atteintes à la santé qu’il faut réparer en s’appuyant sur les connaissances établies (travail de nuit, à la chaîne, etc.) pour gagner un élargissement à des situations difficilement contestables.
  • Avoir constaté l’existence de pénibilités par métiers ou par fonctions et les faire reconnaître (l’articulation COR / expertise scientifique / intervention de terrain doit pouvoir jouer dans ce sens)

Les conditions à respecter pour bénéficier du dispositif :

  • Une exposition à un risque ou à une pénibilité, au cumul de plusieurs. Organiser la reconstitution de la carrière professionnelle en terme d’expositions pour la période précédant la mise en place du dispositif puis avec le nouveau dispositif.
  • Une majoration proportionnelle des droits à retraite aux années d’exposition au lieu d’exiger une période minimum d’exposition.

Position FO

La question de la pénibilité pose en premier lieu une difficulté de définition. En effet, la pénibilité recouvre des réalités diverses selon l’appréciation des travailleurs. Pour certain, le se lever le matin pour aller travailler peut apparaître comme pénible. Pour d’autres le fait d’aller travailler est une source de plaisir car le travail est une forme d’enrichissement.

On ne peut cependant seulement définir la pénibilité sur des critères subjectifs. L’histoire sociale a retenu des situations que l’on s’accorde à qualifier de pénible : C’est notamment le cas du travail à la chaîne ou du travail de nuit qui sont identifiés comme particulièrement pénible d’autant plus depuis le débat sur l’égalité homme/femme a ouvert l’accès de ces postes aux femmes. D’ailleurs le code du travail défini un certain nombre de limites aux efforts qui peuvent être demandé aux femmes et aux jeunes travailleurs, particulièrement en matière de port de charge. Ils ne peuvent être exposé à un travail qui excède leurs forces.

C’est un élément de reconnaissance du droit d’une certaine pénibilité au travail.

Un autre aspect de la pénibilité qu’il faut noter est la pénibilité mentale. Le stress lorsqu’il provient d’une charge de travail trop lourde exprime une pénibilité mentale. La répétitivité des taches à un rythme élevé est autant synonyme de pénibilité physique que mentale. L’intensification du temps comme sa désorganisation en matière d’horaires mettent également la Santé des salariés en jeu et caractérisent une pénibilité au travail.

Pour l’instant, le droit est en difficulté pour rendre compte de la pénibilité. Cette absence de définition juridique de la pénibilité ne permet pas en l’état de construire par exemple un dispositif de cessation anticipé d’activité. Le travail dans un call-center est-il plus pénible que le travail à la chaîne ? En l’absence l’élément caractérisant la pénibilité, Il est en tout cas très difficile d’étalonner les différentes situations professionnelles pour leur attribuer un degré de pénibilité et de construire des dispositifs juridique de compensation ou de prévention.

Cette difficulté résulte également du fait que la notion de pénibilité peut évoluer et prendre des aspects différents dans le temps pour un même poste de travail : Le travail à la SNCF est une illustration de cette évolution. On est passé d’une charge essentiellement physique à une charge devenue très mentale. On peut d’ailleurs tenter de comparer la charge mentale du conducteur de train et celle du conducteur de car ou de bus qui ont des facteurs d’origines différents : concentration, relations avec le public, insécurité.

La question des relations internes au collectif de travail ainsi que la relation aux clients ou usagers est un point fort. La montée du harcèlement et des agressions est un élément inquiétant. La situation de travail et le vécu personnel des transporteurs de fond ou des personnels de l’ANPE est de plus en plus difficile.

Un autre exemple de facteur de pénibilité ressentie par certains salariés est celle des salariés handicapés qui vivent des contraintes supplémentaires à leur poste de travail. Pour illustrer cette notion d’appréciation individuelle de la pénibilité, on peut penser aux salariés vieillissants qui sont confrontés à une situation de travail de plus en plus pénible en avançant en âge.

Tous ces exemples illustrent le fait que la pénibilité est à la fois une notion découlant de facteurs objectifs et de facteurs subjectifs. Il est ainsi difficile et en principe impossible que le droit en donne une juste définition, ce qu’il est notamment amené à faire, suite au texte sur les retraites.

Pour Force Ouvrière, le message est simple : « On préfère des salariés qui arrivent à la retraite à l’age normal en bonne santé plutôt que cassés en préretraite ». Cela signifie que doit s’engager une démarche dynamique d’Amélioration des Conditions de Travail ayant pour problématique la gestion des âges au sein des entreprises.

Position CFDT

Nous souhaitons distinguer la question de la pénibilité de celle du mal-être au travail qui existe de façon diffuse, sinon on ne traitera pas de l’usure au travail en embrassant trop largement toutes les questions du travail. Le mal être appelle traitement par ailleurs, en améliorant les relations de travail par davantage de dialogue. Pour nous pénibilité veut dire souffrance engendrée par le geste professionnel, matériel ou immatériel, ce qui implique d’en repérer la réalité. Certains aspects de la pénibilité au travail sont réversibles, d’autres pas entraînant des dégâts irréversibles, une usure prématurée. Les écarts d’espérance de vie en bonne santé sont un repère important.

La pénibilité réversible appelle des actions correctrices, amélioration des conditions de travail, reconversion professionnelle et mobilité. La pénibilité irréversible peut aussi être attaquée à la source : pour le travail de nuit par exemple, en aménageant les rotations, les horaires, les possibilités de repos, le nombre de postes par an… S’il existe différentes formes de compensation de la pénibilité au travail, historiquement la CFDT est opposée aux compensations salariales par les primes de nuisance.

Des pénibilités perçues comme irréversibles souvent ne le sont pas. Des pénibilités réversibles comme les TMS ou certains troubles psychosociaux peuvent inversement basculer. Les TMS dont sont victimes de nombreux salariés, y compris très jeunes, peuvent être évités. Le moins réversible, c’est le travail comportant des risques d’accidents graves comme dans le cas des pompiers.


1  « Santé : état de bien-être dans lequel un individu réalise ses propres capacités, peut faire face aux tensions ordinaires de la vie et est capable de contribuer à sa communauté » (Définition de la santé de l’OMS)