Éloge de la vulnérabilité par Dominique Lhuilier

dominque-lhuilierDominique Lhuilier

Professeure émérite au centre de recherche sur le travail et le développement (CNAM), Paris.

Ses travaux de recherche portent essentiellement sur la problématique santé et travail. Elle a publié de nombreux ouvrages dont Placardisés (Seuil, 2002), Cliniques du travail (érès, 2006), Qualité du travail qualité au travail (s/dir, Octarés, 2014) et, Que font les 10 millions de malades ? (avec AM Wasser, érès, 2016).Centre de Recherche sur le Travail et le Développement – CNAM.

 

En matière de questions de santé au travail, le scénario est indéfiniment et toujours le même : à qui attribuer la responsabilité des problèmes de santé identifiés, qu’il s’agisse d’accident du travail, de stress, souffrance, TMS, pathologies post traumatiques, dépressions, suicides, addictions ? Les jeux d’imputation causale vont bon train. Ils opposent d’un coté les tenants de « l’exposition aux risques » qu’il s’agira donc d’identifier, de mesurer, de dénoncer, et de l’autre, ceux qui s’inscrivent plutôt dans la tradition de la « prédisposition », celle qui permet de catégoriser des « individus à risques », ceux qui parce que trop fragiles ne peuvent faire face aux contraintes du travail. Dans les deux cas, l’activité, c’est à dire ce que font les travailleurs, y compris pour protéger leur santé, est évacuée. Les premiers mettent en scène un travailleur éponge, absorbant toutes les nuisances de la situation de travail, contaminé par les risques psychosociaux comme il pourrait l’être par un nuage toxique. Les seconds témoignent d’une tendance récurrente dans l’histoire, celle de l’eugénisme, sur fond de classification, hiérarchisation et sélection des individus suivant les critères valorisés, ici dans un monde du travail qui promeut adaptabilité et performance accrues.

Se profile alors un risque majeur aujourd’hui : celui de la chasse aux « fragiles », aux « vulnérables », dans la lignée de la classique catégorie des « bras cassés », traditionnellement renvoyés aux dispositifs institués de traitement et recyclage des rebuts du monde du travail. Dans nombre d’entreprises et d’administrations, la prévention des « RPS » s’organise essentiellement autour de deux types de dispositifs : de détection et de signalement des « individus à risques », de soutien par le recours à moult coachs, numéros verts ou accompagnement psy.

Les premiers installent une sorte de surveillance généralisée : chacun est tenu de surveiller chacun au nom de principes louables, l’aide aux collègues en difficultés, ou d’une menace implicite, celle de la juridiciarisation, versus « non assistance à personne en danger ». Les deuxièmes alimentent et s’alimentent d’une représentation duale du monde du travail qui serait composé de deux types de populations: les sains, robustes, battants, performants… aptes ; les autres, fragiles, vulnérables, déficitaires, … et assistés pour prévenir l’inaptitude et à terme, l’expulsion de l’entreprise. L’évaluation de l’aptitude, qui constitue une des tâches centrales de la médecine du travail peut devenir alors une tâche ventilée, déléguée non seulement à la fonction RH ou à l’encadrement mais à l’ensemble du milieu de travail, aux collègues comme aux organisations syndicales.

Cette individualisation des questions de santé est manifeste partout. Et elle a sans doute encore de beaux jours devant elle. Car elle n’est pas qu’une des manifestations des enjeux sociopolitiques qui imprègnent massivement et depuis toujours la problématique santé-travail. Elle n’est pas que la traduction du « cynisme patronal » aujourd’hui mondialisé. Elle est aussi un des effets des transformations du travail. L’intensification des exigences productives, la diversification des conditions d’emploi et des temps de travail ont des répercussions marquées par une forte variabilité entre les individus. Ces transformations mobilisent plus fortement les ressources physiques et psychiques de chacun. Et elles fragilisent les modes opératoires construits individuellement et collectivement pour préserver la santé. D’où cette montée en puissance du recours à l’explication causale par  les vulnérabilités individuelles. Elle est favorisée par la « dispersion » des problèmes de santé au travail : les réactions des uns et des autres à une même situation de travail apparaissent très contrastées car elles ne sont plus régulées par les collectifs de travail.

La figure du/ des « vulnérable(s) » au travail

La vulnérabilité est, le plus souvent, associée à des attributs dévalorisants. Elle est devenue un critère distinctif – on est « vulnérable » ou on est «  résilient » – et un principe explicatif – vulnérable, on est malade, hors jeu, inemployable… De l’individu perçu comme fragile, on passe volontiers l’identification de groupes sociaux dits « vulnérables », c’est à dire caractérisés par leurs manques  de pouvoir, de ressources, d’éducation, de santé… L’épidémiologie et la santé publique concourent massivement à cette approche des questions de santé en terme populationnels et probabilistes. La vulnérabilité ne s’entend plus alors comme vulnérabilité ontologique, intrinsèque à notre condition d’êtres de désirs et de besoins : elle devient l’attribut assigné à quelques-uns ou des « populations » identifiées par des traits communs qui effacent les singularités : les « seniors », les « handicapés », les « harcelés », les « malades chroniques », les « alcooliques », les « inaptes »…

Les dispositifs mis en place pour mesurer, évaluer, corriger « l’inadaptation », « l’inaptitude », « les troubles psychosociaux » sont toujours exposés à l’ambiguïté de leurs objectifs et de leurs résultats. Une ambiguïté bien résumée Claude Veil (2012)1 : « On essaie de liquider les gens qui posent des problèmes plutôt que les problèmes que les gens posent ».

Claude Veil est l’un des fondateurs de la psychopathologie du travail. Il a longtemps travaillé sur les processus de désadaptation au travail et sur le statut et le traitement des « handicapés ». Cette formule remplace les désignations précédentes : déficients, diminués, invalides, retardés, infirmes, incurables, inadaptés, anormaux, chroniques… Et celle d’individus vulnérables ou fragiles s’inscrit dans cette même lignée. La référence défectologique reste toujours à la base de ces différentes classifications.

La fabrique de la vulnérabilité sociale va bon train

La reconnaissance de la vulnérabilité humaine, celle qui résiste aux illusions de toute-puissance, d’immortalité, aux mythes des héros virils et conquérants, tend à s’effacer. Alors qu’on assiste dans le même temps à une intensification des processus d’exclusion. La fabrique de la vulnérabilité sociale est en pleine expansion.

Aujourd’hui, l’expression des difficultés rencontrées, du négatif sous ses différentes formes, est de moins en moins « autorisée » dans un monde du travail arc-bouté autour des représentations valorisées de performance, voire d’excellence. Et ce alors même que nombre de transformations du travail accroissent les difficultés par l’isolement de chacun : précarisation de l’emploi par le développement de la flexibilité externe, précarisation du travail par la multiplication des réorganisations internes synonymes de mutations géographiques et professionnelles, fragilisation des cadres d’élaboration collective de l’expérience professionnelle et des règles de l’action.

Les épreuves de la solitude au travail sont encore alimentées par l’individualisation des « ressources humaines » : individualisation des rémunérations, des temps de travail, des carrières, des parcours de formation, des dispositifs et critères de l’évaluation… Chacun doit alors compter sur ses ressources propres pour soutenir la sollicitation managériale à l’implication, l’autonomie, la responsabilité. Et l’hyperactivité sollicitée peut aller jusqu’à l’épuisement ou la rupture déstabilisante de la mise à la retraite. On voit alors se multiplier les signes d’une usure physique et psychique au travail.

Les processus d’exclusion battent leur plein et visent tous ceux qui tombent dans les catégories des « sans » : jeunes sans expérience ou diplôme, de tous âges usés prématurément, seniors jugés en perte de capacités fonctionnelles, mères de jeunes enfants en panne de disponibilité à l’entreprise, « bras cassés » pour cause de séquelles d’accident du travail ou de maladie professionnelle, salariés jugés peu fiables au retour d’un arrêt longue maladie… Le nombre des inaptitudes délivrées par la médecine du travail augmente considérablement comme celui des recours aux prestations pour invalidité, ou encore celui des « placards »2 où sont remisés « les déficitaires » en attendant un probable licenciement (sauf si leur statut de RQTH permet à l’entreprise de satisfaire au quota prescrit de handicapés et donc de ne pas payer de pénalité).

Éloge de la vulnérabilité

Dans un tel contexte, on peut comprendre le développement de postures et de stratégies de résistance : résistance à l’individualisation, à la psychologisation et la psychopathologisation, qui rabat l’origine des troubles ou des symptômes du coté de caractéristiques personnelles, privées, renvoyant à la structure de personnalité, à la vie extra professionnelle voire à l’histoire infantile. Résistance à la stigmatisation de ceux qui sont diagnostiqués « vulnérables », ceux là même qui représentent bien un risque aujourd’hui mais pour les managers et directions qui ont à intégrer l’ « obligation de résultats » en matière de santé au travail. Résistance encore à ces « politiques de santé au travail » qui se résument à des recommandations de « bonnes pratiques » alternant entre « veiller au port des protections individuelles » et « manger cinq fruits et légumes par jour », sans qu’à aucun moment soient interrogées les modalités d’organisation du travail. Résistance enfin aux « cas individuels » qui conduiraient alors les revendications collectives au rayon des archives ou aux oubliettes.

Pourtant, s’arcbouter à la double dénonciation du travail pathogène et du traitement de cas singuliers pourrait bien renvoyer chacun au traitement d’une contradiction délétère si elle ne peut être assumée et régulée collectivement. Comment reconnaître que la santé de chacun passe par la singularisation des normes et des valeurs de vie dans des « allures de vie » (Canguilhem, ), et dans le même temps, veiller à la préservation des conditions nécessaires au travail de santé, un travail nécessairement collectif ?

La santé ou la maladie se construisent moins dans les formes de reconnaissance de la conformité aux attentes ou normes sociales (de l’organisation, du métier, du collectif de travail…) que dans la capacité (ou ses empêchements) à créer de nouvelles normes3. Ce qui ne signifie pas que la santé est réductible à une affaire privée, personnelle. Elle n’est pas un état individuel à préserver (consommer la vie avec modération). Elle est bien le produit du travail de santé qui se poursuit dans l’ensemble des sphères d’activités de chacun, y compris bien sûr dans celle du travail salarié. Ce travail de santé s’inscrit dans une activité collective. Parce que l’activité individuelle convoque toujours autrui, la santé est une production collective. Et quand autrui se dérobe à ce travail de santé, quand les autres font défaut, l’usure gagne et la dégradation s’accélère. Mais elle suppose que les autres en question reconnaissent les individualités et donc les différences.

L’incitation à taire ses difficultés, professionnelles comme privées, dans un contexte caractérisé d’un coté par une augmentation massive des processus de compétition et de sélection et de l’autre par les exigences d’un combat collectif est forte. La figure imaginaire du « héros de travail » (ou du « héros syndical » ?) s’accompagne d’un déni du réel, de ce qui résiste au projet d’action, déni de l’inconnu, de la fragilité, de l’impuissance et de la perte. Et chacun peut alors se faire complice de cette vision duale opposant les « bons pour le service » et les « fragiles » : la catégorisation alimente une projection du négatif sur « ceux qui ont des problèmes » et sa localisation-contention dans l’altérité ainsi balisée.

Les services de santé au travail, comme les services sociaux des entreprises et des administrations, connaissent un même dilemme qui se radicalise aujourd’hui : comment accompagner sans nuire, traiter ou faire traiter des « problèmes » sans signaler des personnes, sans les exposer au stigmate, comment tenir le secret professionnel tout en agissant pour la transformation de situations de travail ? Les délégués du personnel comme les syndicalistes sont confrontés à cette même contradiction entre demandes individuelles et actions collectives. Et les consultants, intervenants massivement convoqués aujourd’hui sur ce vaste chantier des « RPS », reproduisent la même controverse : répondre aux demandes d’accompagnement individuel / récuser ces dispositifs au profit d’un travail en collectif sur le soin à apporter au travail et non aux individus.

La radicalisation de ces postures pourrait bien s’avérer contre productive si elle renvoie les « demandes individuelles » au registre de la clandestinité ou à la sous-traitance à du thérapeutique « délocalisé » (entendre traitement de « problèmes psy » délestés de la question du travail).

La reconnaissance de l’épaisseur des singularités individuelles, des interdépendances des différents domaines de vie, professionnels et extra-professionnels, dans lesquelles nous sommes tous engagés, des histoires de vie non réductibles à l’ici et maintenant de la situation de travail, peut être au service du soin de la vie au travail. A contrario, l’omerta sur l’individuel, le singulier renvoie chacun à la solitude dans l’expérience inéluctable de la fragilité humaine. La revendication de la reconnaissance d’une humanité aujourd’hui occultée dans le monde du travail passe par une éloge de la vulnérabilité, celle que nous avons en partage et qui nous préserve d’une réduction à la fonction de « ressources humaines ».

1 Veil C. Les vulnérabilités au travail, Toulouse, Eres, 2012.

2 Lhuilier D., Placardisés. Paris, Le Seuil, 2002.

3 Lhuilier D., Gaudart C., (2014). Vivre au travail : vulnérabilité, créativité, normativité, PISTES, http://pistes.revues.org/3598