Bonhomie monstre.

Audience vue par Barthélémy Bette, sociologue et auteur de fiction, écrit actuellement une thèse sur des pratiques artistiques se mettant en relation avec les mondes du travail.


Aujourd’hui ce sont les avocats des parties civiles qui vont s’exprimer. Elles vont à nouveau décrire dans les grandes lignes les agissements des dirigeants de France Télécom. Une sorte de synthèse du premier procès. Maître Sylvie Topaloff, la première à intervenir, exprimera la lassitude qu’il y a à répéter les mêmes choses depuis treize ans face à tant de déni – de dénégation bien consciente précisera ensuite Maître Frédéric Benoist. Comme s’il fallait répéter à l’infini ce ce qu’ils n’accepteront jamais d’entendre. Une surdité à rendre fou, au point que les victimes, les familles des suicidés, n’attendent plus rien des prévenus, alors que c’est généralement le cas même dans les affaires les plus sordides, qui concernent des personnalités dont on peut légitimement désespérer. Tout au plus l’un des mis en cause – Nathalie Boulanger pour ne pas la citer – a su reconnaître une « responsabilité morale », rien de plus. Surtout pas de responsabilité juridique, uniquement l’expression d’une bonne conscience sur le mode de l’apologétique chrétienne. Malgré tout ce jour-là plusieurs plaidoiries vont lui savoir gré de cette timide repentance, comme s’il fallait se raccrocher à quelques traces d’humanité pour ne pas vaciller. Insistance qui révèle en creux l’indécence de la défense des autres prévenus…

J’entre pour la première fois dans l’historique Palais de Justice de l’île de la Cité. Ville dans la ville, avec ses propres codes. Alors que nous attendons devant la salle avant le début de l’audience, mon regard de béotien remarque les déambulations d’un petit bonhomme qui semble défier les lois de cette socialité très organisée. Il vaque de groupe en groupe en toute nonchalance. ll semble être chez lui. Je le croise par hasard aux toilettes et on m’indique qu’il s’agit de Didier Lombard, l’ex-pdg tout puissant. Et si c’était l’occasion d’une action décisive ? Idée folle, presque comique par son irréalité. Alors que nous entrons dans la salle, le falot personnage nous regarde défiler, assis derrière une table adjacente qui semble être installée juste pour lui. Adossé à la chaise, le buste en arrière, l’œil scrutateur, une main sur la hanche et l’autre posée à plat sur la table le bras tendu, j’ai l’impression d’être auditionné dans un bureau du dernier étage d’une tour de la Défense. Il ne lui manque que le cigare au bec. Son hexis corporelle de dominant paraît saugrenue dans un tel contexte, mais il faut croire que c’est plus fort que lui.

Dessin de Claire Robert
Dessin de Claire Robert

Les trois avocats des parties civiles vont se succéder pendant quatre heures de plaidoiries plutôt éprouvantes. Éprouvantes par le contenu de l’affaire, en particulier par les quelques récits individuels mis en avant par les avocats. Des « cas » exemplaires appuyant l’argumentation et permettant de comprendre l’incompréhensible. C’est en effet dans ces histoires singulières que l’on peut saisir les rouages de la mécanique impitoyable qui s’est abattue sur eux, qui s’exerce dans le temps long et avec des raffinements de perversité difficilement imaginables. Le diable est dans les détails, comme on dit. Plaidoiries passionnantes aussi, car comme l’ont noté certains spécialistes, ce procès mobilise en quantité inhabituelle des connaissances extra-juridiques et remet en cause « la logique judiciaire classique, qui repose sur la recherche d’une responsabilité individuelle fondée sur des faits matériels étayés ». Des faits matériels, il y en a pléthore dans cette affaire malgré un rapport à la preuve toujours complexe lorsqu’il s’agit de harcèlement moral. Les auteurs dudit article relèvent au passage l’attitude probable des dirigeants qui à l’avenir « seront plus prudents et éviteront de laisser des traces aussi visibles ». Si la recherche des responsabilités individuelles demeure fondamentale – c’est aussi le but de ce procès en appel – on ne peut comprendre ce qu’il s’est passé qu’à l’aune d’une idéologie globale. Cette dimension systémique n’exonère en rien les individus mettant en œuvre ces politiques mais montre simplement que, contrairement à ce qu’affirme la défense des prévenus, tout type de personnalité peut être touchée, y compris les plus solides. La variété des cas énoncés va tristement confirmer ce constat. Il y a un syndrome spécifique du harcèlement moral au travail et c’est dans le dévoilement du systémique que ce procès est historique.

De l’extérieur, on peut se demander naïvement comment ces phénomènes de harcèlement moral au travail peuvent engendrer de telles extrémités. Les cas évoqués sont d’une violence effarante : un tel se pend au radiateur de son bureau, tel autre se jette par la fenêtre et est rattrapé par miracle au dernier instant, tel autre se plante un couteau dans le ventre lors d’une réunion publique. Ce dernier cas particulièrement tragique est exemplaire à plusieurs titres. Entré à dix-huit ans à France Telecom comme petite main, la trajectoire de M. Dervin est en effet représentative d’une culture d’entreprise favorisant la promotion interne. A la suite de formations et d’un investissement personnel irréprochable, il devient expert technicien des problèmes complexes. Un poste qui représente son « idéal de travail » selon ses propres mots rapportés par Maître Topaloff. La situation personnelle de M. Dervin va se dégrader brutalement suite à une réorganisation à marche forcée de son service : pas moins de six changements d’ampleur en un an et demi. Il dénonce à cette période une dégradation des conditions d’exercice du métier en raison de modifications de procédures incessantes dont il ne parvient pas à comprendre la plus-value pour l’entreprise. Cette réorganisation s’apparente en réalité à une désorganisation organisée : les dossiers sont mal montés, les renseignements pris par les commerciaux sont faux, les matériels ne sont pas disponibles, les différents intervenants se parasitent entre eux, les délais ne peuvent être respectés. Les agents s’affrontent en permanence aux clients, leur quotidien est devenu impossible.

Les démissions s’enchaînent, l’effectif des équipes se réduit de 13% en un an et demi. Mais cela ne suffit pas, il faut d’autres départs. Ils vont prendre la forme de mutations forcées vers le service Grand Public. Malgré les conditions d’exercice catastrophique du métier, personne ne veut y aller car, comme le note l’IGAS, « les techniciens chargés du secteur des entreprises considèrent en effet leur travail comme plus complexe, plus professionnel et, au fond, comme implicitement plus noble que celui du secteur du grand public. Cette mutation pouvait donc conduire à un sentiment de dévalorisation et à une perte d’identité professionnelle ». C’est M. Dervin qui sera choisi en raison d’un supposé « manque de compétence », argument unanimement contesté par ses collègues. Il dit retourner dans sa tête cette accusation d’incompétence : « j’avais l’impression de ne plus exister. J’ai très vite sombré ». Il se désintéresse de son travail et devient dépendant aux anxiolytiques. Le manager en cause souligne que M. Dervin a été choisi sur des critères objectifs d’absence de problèmes personnels, ce que confirme l’intéressé en déclarant que les raisons de son geste sont purement professionnelles. Il est bien conscient qu’il s’agit là d’une politique de déstabilisation globale destinée à écœurer les salariés tout en attribuant cette décision particulière à un antagonisme qu’il juge « vexatoire » avec son manager. C’est lors de l’annonce publique de sa mutation fonctionnelle qu’il se poignarde à l’abdomen en déclarant « j’irai jusqu’au bout ». Il a pu être sauvé mais c’est depuis un homme affaibli.

Cet exemple montre que les plus dévoués sont aussi les premiers broyés. S’identifiant à leur entreprise, la remise en cause de leur fonction équivaut à la négation de leur identité. La mauvaise foi et la manipulation fait vaciller les personnalités les mieux établies. Ce récit est aussi symptomatique des effets dévastateurs de l’obsession managériale au changement, hors de toute rationalité économique. Les « responsables », c’est-à-dire ceux qui se pensent et se présentent comme « raisonnables », sont en réalité prêts à mettre en difficulté le fonctionnement de leur propre entreprise pour continuer à exercer un pouvoir léonin sur les salariés. La seule « rationalité » que l’on comprends de ces plans – l’odieux « Next » et le funeste « Act » – est financière, c’est celle qui permet de contourner les obligations légales liées au mal nommé « Plan de Sauvegarde de l’Emploi ». Il s’agit ni plus ni moins que d’une forme de fraude fiscale et sociale, qui consiste à pouvoir effectuer des dégraissages massifs en poussant les salariés à la démission plutôt que d’assumer les coûts prévus par la loi, sachant que les prud’hommes n’auraient de toute façon pas validés des licenciements économiques en raison des bénéfices très importants réalisés à l’époque. On voit ici très directement la relation entre ces méthodes à la hussarde et la politique économique visant à maximiser les profits actionnariaux.

Il est impossible d’être ici exhaustif à propos de plaidoiries qui ont détaillé pendant plusieurs heures les nombreuses manœuvres, aussi bien collectives qu’individuelles, mises en place par la direction pour faire partir les vingt-deux milles salariés, tel qu’exposé publiquement dès 2006. En plus du harcèlement moral individuel, la direction a pris un soin particulier à faire dysfonctionner toutes les instances collectives, des comités d’entreprise au CHSCT, qui auraient pu mettre des garde-fous au processus destructif mis en place. Non contente de piétiner les faibles contrepouvoirs de l’entreprise, la direction s’est également appliquée à allumer des contre-feux, dans une stratégie d’affichage que l’on qualifierait aujourd’hui de macroniste. Les multiples organismes de formation interne mis en place à cette époque sont en réalité des coquilles vides remplissant cyniquement la fonction inverse de celle qui lui est publiquement assignée. Des formations partielles ou inexistantes vont permettre de faire endosser aux salariés la responsabilité de dysfonctionnements structurels et intentionnels, conséquence directe de l’objectif énoncé en amont de « déflation » des effectifs. Ces organismes ne sont pas seulement inutiles, ils vont être aussi un instrument au service de la politique toxique des managers. L’exemple de Mme Cassou est significatif de ce point de vue : salariée modèle, « top performer » ayant obtenu un « business award » de l’entreprise, elle voit son activité être supprimée. Le même argument d’incompétence lui est là aussi jeté au visage, et elle tente de faire face à sa mobilité forcée en étant parfaitement compliante à toutes les injonctions de formation. Or rien ne lui est proposé pendant plus de trois ans. Elle demande alors un temps partiel pour se former en externe, excédant les attentes de sa hiérarchie. Cela lui est également refusé pour de mystérieuses « raisons de service ». Elle est maintenue artificiellement et de façon absurde, c’est-à-dire contre l’intérêt même de l’entreprise, dans une placardisation infantilisante. C’est de « l’accompagnement » à la sauce France Telecom ironise à ce moment l’avocat. Cette méthode marche excellemment bien puisque Mme Cassou met fin à ses jours en absorbant à domicile un mélange de médicaments et d’alcool. Ses parents se constituent partie civile mais n’auront pas la force de venir au procès. Sa mère aura seulement la force d’écrire une lettre poignante au tribunal, regrettant que le chef d’accusation retenu ne soit pas celui d’homicide volontaire.

Et cette absence se comprend malheureusement au vu de l’attitude des mis en cause. Le comportement de Didier Lombard, le seul présent au procès – les autres se sont fait porter pâle -, continue en effet de m’interroger. Je suis placé au fond de la salle, je ne le verrai donc que de dos pendant toute l’après-midi. Il reste quasiment immobile malgré le fait d’être en première ligne, à un mètre ou deux seulement du pupitre où se déroulent les plaidoiries. Maître Benoist expose la perversité des mécanismes psychologiques mis en œuvre, comme ce type d’injonction contradictoire : « si vous voulez sauver l’entreprise, c’est à vous de partir. Partez, pour éviter le malheur, la faillite ». C’est la solidarité entre collègues, ce qui fait le lien entre humains dans l’entreprise, qui est ainsi cyniquement instrumentalisé. Ce type de procédé a de quoi rendre fou, et c’est ce qu’il s’est effectivement passé la plupart du temps. Les récits me font penser à ceux des traumatisés de guerre : longtemps après les faits, les survivants ne s’en remettent pas, beaucoup deviennent asthéniques et ne pourront plus jamais travailler.

Après ce tableau d’ensemble, Maître Benoist attaque personnellement Didier Lombard, se tournant alors de son côté pour lui parler en face-à-face. Il lui rappelle notamment l’expression désormais bien connue qu’il a tenue lors de cette réunion à la Maison de la Chimie en 2006 : les départs se feront « par la fenêtre ou par la porte ». Une forme d’appel au meurtre pour l’avocat, qui précise toutefois ne pas lui attribuer cette intentionnalité. En bon homme de loi, il est probablement soucieux de ne pas franchir les limites du cadre juridique imposé, puisque les dirigeants de France Télécom ne sont même pas mis en cause pour homicides involontaires. Pourtant le procès tend à montrer la performativité de ce type de parole. Et l’avocat de s’interroger sur la fonction de cette violence verbale, sur le sens de cette formule prémonitoirement imagée. Proférée devant les cadres de l’entreprise, il l’interprète comme une volonté de désinhiber tous les étages de la hiérarchie. Il faut que les managers se lâchent pour que la sauvagerie devienne opératoire. La seule chose qui ruisselle en l’occurrence, ce sont les comportements toxiques.

Face à cette brutale mise en cause personnelle, Didier Lombard va uniquement se fendre d’un léger mouvement de nuque. Le hasard du jour va me faire sortir en même temps que lui et son avocat. Je le croise à nouveau aux toilettes et sa face quelque peu simiesque me frappe, mais peut-être s’agit-il d’une projection. Quoi qu’il en soit sa bonhomie est intacte. L’incrimination retenue n’est sans doute pas étrangère à ce détachement, bien que cette explication me semble incomplète. Je leur passe devant alors qu’ils s’arrêtent pour papoter tranquillement sur les marches du Palais. J’ai envie de rester à proximité pour entendre ce qu’ils se disent mais la situation rend la chose impossible.

Dessin d’Adrien Dartiguenave

A supposer que cette étrange envie me prenne, je ne connaîtrai jamais personnellement Didier Lombard. La personne privée ne m’intéresse pas, peu me chaut qu’il prépare d’excellents coqs au vin à ses petits-enfants. Peu m’importe aussi de savoir s’il a des remords au fond de sa conscience ou au bord de sa piscine. En tout état de cause la ligne de défense habituelle des dominants doit être laissée de côté, à savoir « c’est un problème individuel et non structurel ; il s’agit là d’une psychologie déviante, rien à voir avec un quelconque rapport social ; ce n’est – surtout pas, quelle horreur – de la politique ». Circulez, il n’y a rien à voir. Pourtant si cette bonhomie est possible, et même hautement prévisible, c’est que cette idiosyncrasie personnelle s’appuie sur ensemble de discours justificateurs. L’économiscisme prétendant à l’autorité de la « science » en est un, l’injonction managériale à la performance, qui vient tout régenter jusqu’à nos comportements privés, en est un autre. La certitude d’être dans son bon droit, quelle que soit la force argumentative ou l’intensité émotionnelle adverse, repose aussi sur un fonctionnement groupal incorporé dans l’habitus des individus. Sans faire du Bourdieu à la petite semaine, cette notion m’est pourtant bien précieuse pour faire face à la bonhomie monstre de Didier Lombard. Les parties civiles ont raison de ne rien attendre des prévenus. Une réponse juridique à la hauteur serait certes souhaitable, mais je comprends que la solution est avant tout politique, c’est-à-dire ailleurs.


[1] Lucie Jubert, Franck Aggeri, Blanche Segrestin : « Quel contrôle judiciaire des modes de management ? », in Revue de droit du travail, n°3, 2020, pp. 157-164.[2] Ibid.[3] Inspection Générale des Affaires Sociales.[4] Lors de la conférence des trois principaux dirigeants devant l’association des cadres dirigeants le 20 octobre 2006 à la Maison de la Chimie.