Julian Mischi, Sociologue, est notamment l’auteur de «Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF» (PUR, 2010), ouvrage portant sur la période d’influence du communisme
français. Son dernier ouvrage : « Le Bourg et l’Atelier » aux éditions Agone s’interroge sur pourquoi et comment des ouvriers continuent à se syndiquer et à militer malgré la force des processus favorisant leur exclusion politique ?
Le syndicalisme est la cible récurrente d’experts et essayistes qui, aussi éloignés des réalités quotidiennes des ateliers et des services que de l’expérience vécue des ouvriers et employés, s’indignent régulièrement des pesanteurs de la société française et des protections excessives dont jouiraient certains salariés syndiqués. Parallèlement aux politiques de l’emploi et aux stratégies de répression patronales, la disqualification des syndicalistes comme « privilégiés » ou « planqués » concourt à l’affaiblissement des organisations militantes sur le lieu de travail. Les politiques et discours anti-syndicaux s’attaquent surtout aux corporations professionnelles les moins déstructurées qui, comme celle des cheminots, ont été au cœur du mouvement ouvrier et constituent aujourd’hui un ressort à la contestation néo-libérale.
Sans nier les effets démobilisateurs de certains aspects bureaucratiques du fonctionnement des appareils syndicaux, il est important de rappeler que les militants ont besoin de temps pour militer, de protection et de formation également. Il est aussi essentiel de restituer la réalité des activités militantes des détenteurs de mandats contre les idées toutes faites concernant l’engagement sur le lieu de travail. Nous partons ici du cas de cheminots, suivis dans leur action syndicale au sein d’une région industrielle et rurale. Cette démarche sociologique « de terrain » amène à considérer les activités de représentant du personnel comme un travail, avec ses conditions d’exercice plus ou moins favorables, ses processus d’apprentissage, ses tensions, etc.
Face à la pression de la hiérarchie
Les ouvrages pamphlétaires contre la « syndicratie » se focalisent sur les dirigeants nationaux des organisations syndicales qui, par la force des choses, sont éloignés du terrain de leur entreprise. Mais il faut rappeler que seule une toute petite minorité de syndicalistes sont permanents, la plupart n’ayant aucune décharge sur leur temps de travail. Les syndiqués élus ou mandatés bénéficient d’heures de délégation pour accomplir leurs tâches de représentants du personnel (préparer les réunions paritaires, tourner auprès des salariés, etc.) et lorsqu’ils sont détachés à temps plein, c’est en général au terme d’une longue période de travail et d’engagement dans leur entreprise. Ils demeurent, en outre, presque toujours liés à leur lieu de travail d’où ils tirent leur légitimité, notamment parce qu’ils y détiennent fréquemment encore des mandats.
Militants en entreprise, ils subissent de plein fouet le durcissement des relations professionnelles dans un contexte de restructuration permanente et de renforcement du pouvoir des supérieurs hiérarchiques. À la SNCF comme dans beaucoup d’autres entreprises, les dirigeants de proximité (DPX) sont formés et impliqués dans un encadrement plus serré et agressif des agents, épaulés par des cadres managers recrutés à l’extérieur de l’entreprise. Ils impliquent leurs subalternes, les assistants DPX, dans ce travail de contrôle qui s’étend, par un processus de délégation de l’encadrement, aux agents de maîtrise.
L’impact des orientations financières et de la démarche managériale est particulièrement important pour les métiers de la vente. Comme à La Poste, les agents commerciaux sont incités à proposer des produits dits « à forte valeur ajoutée » et doivent éviter de personnaliser leur relation avec l’usager qui devient un « client ». Ils travaillent sous une surveillance rapprochée de leur hiérarchie qui n’hésite pas à les sanctionner si les objectifs commerciaux ne sont pas remplis. Les représailles se traduisent par des modérations de prime ou des déroulements de carrière bloqués lors des notations. La multiplication des primes et des formules d’intéressement individualisé casse les solidarités au travail, elle favorise aussi les incompréhensions entre les responsables syndicaux et des adhérents ou sympathisants, moins investis dans les débats syndicaux, qui ne comprennent pas toujours pourquoi leur syndicat s’oppose aux primes et donc à l’augmentation de leur rémunération.
Les obstacles à l’engagement
Dans l’atelier de maintenance du site enquêté, les anciens du syndicat CGT signalent une pression accrue des chefs sur les nouveaux entrants. Comme dans le cas de ce nouvel embauché qui doit signer une reconnaissance de dette après avoir loupé une pièce, les délégués doivent s’imposer aux chefs de salle pour réfréner leurs ardeurs. La pression s’opère tout particulièrement durant l’année de commissionnement, la période d’essai précédant l’embauche définitive, où le nouveau recruté est invité à rester éloigné des syndicats combattifs et à ne pas faire montre de désobéissance. Plus globalement, les agents de la SNCF sont pris dans de multiples réorganisations visant à l’application de normes managériales venant du privé que l’on retrouve dans d’autres entreprises de service public comme la RATP, La Poste, EDF-GDF, France Telecom ou encore la fonction publique hospitalière. Sous l’impulsion de cadres recrutés dans le privé qui y importent des méthodes en cours, ce conformisme managérial se traduit par une hiérarchisation poussée de l’activité avec une pression accrue de l’encadrement sur les agents selon des objectifs d’augmentation du rendement et de rentabilité immédiate. La multiplication des primes individuelles et la part de plus en plus importante de la promotion « au choix » (c’est-à-dire sur décisions hiérarchiques et non plus selon une progression régulière liée à l’ancienneté) renforce le pouvoir de la hiérarchie dans les rémunérations et l’avancement de carrière des agents. Dans ce contexte de mise en concurrence et de gestion différenciée des carrières, les nouvelles générations sont moins incitées que par le passé à rejoindre le syndicat, qui peut apparaître comme un frein à leur déroulement de carrière.
Dans l’atelier de maintenance, s’il y a peu de candidats pour siéger dans les instances paritaires, c’est notamment parce que les cheminots savent que devenir délégué ou même simplement apparaître comme suppléant ou en position non éligible sur les listes peut nuire à leur situation au travail (progression salariale, changement de grades, affectation de postes, etc.). Selon une étude économétrique les salariés syndiqués sont en moyenne payés 10 % de moins que les salariés non syndiqués. Si être à la CGT ou à SUD grève le plus souvent les chances de progresser dans l’entreprise, ce n’est pas le cas néanmoins pour tous les syndicats, certains pouvant être relativement proches des directions d’entreprises. À l’instar de FO dans la grande distribution, l’adhésion à certains syndicats modérés peut même être un appui dans une carrière professionnelle. À la SNCF, l’UNSA, issue de l’ancien syndicat des maîtrises et cadres, peut jouer ce rôle dans certains sites.
Gérer la distance à la « base »
Les campagnes d’adhésion sont difficiles car la situation est devenue plus compliquée pour la nouvelle génération de militants. Dans un contexte de durcissement des relations de travail, la marge d’action des nouveaux syndiqués s’est drastiquement réduite par rapport à leurs ainés. Ils ne peuvent plus se déplacer aussi facilement entre les différents établissements du site ou même entre les différentes salles d’un même établissement. Sous l’impact du démantèlement du service public ferroviaire, des frontières administratives et physiques séparent désormais différents secteurs : relations aux voyageurs, entretien des voies, ateliers de maintenance, transport de marchandise, etc. Ceux qui travaillent aux guichets des gares ont, par exemple, de plus en plus de difficulté à côtoyer les agents qui opèrent sur les quais. En outre, les collectifs militants sont fragilisés par le recrutement croissant d’agents hors statut : beaucoup de salariés opérant sur le site ne sont pas cheminots et n’ont donc pas le même intérêt à la défense du statut et des droits collectifs acquis par les luttes. Ces embauches hors statut concernent à la fois des postes ouvriers (entretien des voies et maintenance des caténaires) et des postes d’encadrement (y compris des directeurs d’établissement).
Face à des cadres formés à la lutte anti-syndicale, l’entrée en syndicalisme des jeunes cheminots est donc loin d’être évidente. Les délégués subissent un travail d’intimidation lors des premières réunions statutaires, où responsables des ressources humaines et directeurs d’établissements peuvent chercher à les mettre en difficulté sur la connaissance des dossiers et des règlements. Nécessitant des compétences d’écriture et de lecture, l’acquisition des savoir-faire syndicaux n’est pas évidente, mais l’insertion dans les réseaux syndicaux offre des ressources organisationnelles qui permettent de compenser les effets des trajectoires scolaires courtes. Outre la formation syndicale, qui donne des outils et surtout une confiance en soi et dans l’organisation, le rôle des anciens qui épaulent les nouveaux délégués dans les instances paritaires est essentiel.
Lors de ces réunions, les jeunes délégués apprennent en particulier à parler au nom du collectif et à dépersonnaliser leur action. À ceux qui auraient tendance à s’exprimer lors des réunions paritaires « de façon personnelle », on explique qu’ « il faut toujours avoir en tête que tu représentes l’organisation ». Un ensemble de procédures vise à faire en sorte que le représentant syndical apparaisse et se représente lui-même comme le délégataire d’un capital collectif détenu par l’organisation. Un « bon » délégué agit non pas en son nom propre mais au nom de l’organisation qu’il représente, il doit assister aux réunions du syndicat et rendre compte de ses activités à son organisation et aux salariés.
Les risques de repli bureaucratique sont au cœur des préoccupations des animateurs du syndicat qui ont tout intérêt à avoir une base militante conséquente et des sympathisants qui se mobilisent lors des élections professionnelles. Éviter de cumuler les mandats, renouveler et rajeunir les candidats, rendre compte des activités devant les salariés, proposer l’adhésion aux nouveaux recrutés, sont autant d’opérations régulièrement discutées au sein du collectif militant afin d’éviter les risques de coupure des syndicalistes vis-à-vis du quotidien de leurs collègues. La plupart des cheminots du site détachés de l’entreprise restent pris dans des relations quotidiennes avec leurs collègues, voisins et parents, qui, comme eux, résident et travaillent dans cette région industrielle. C’est le cas de l’ancien secrétaire du syndicat CGT : il obtient son premier mandat dix ans après son embauche à la SNCF et ne devient permanent qu’à l’âge de quarante-deux ans, en continuant à vivre dans les cités cheminotes. Son successeur, poussé malgré lui à prendre la direction du syndicat en 2010, n’a pas eu de mandat durant ses treize premières années d’activité dans l’entreprise. Devenu délégué du personnel, il y travaille aujourd’hui à 80 % environ.
Travail syndical et aspirations culturelles
La prise de responsabilités syndicales permet, il est vrai, d’échapper aux tâches productives. Être permanent est une formidable opportunité de promotion sociale et culturelle dans un système où les salariés d’exécution sont bloqués dans leur position par leur capital scolaire initial. L’investissement dans l’action militante procure des rétributions : connaissances, rencontres, mise à distance de la pression hiérarchique de l’entreprise, etc. Il s’insère dans un projet collectif d’émancipation et de lutte alors que l’investissement dans la carrière professionnelle, pour intégrer l’encadrement technique par exemple, repose sur une démarche individuelle. Les deux stratégies ne sont pas nécessairement opposées et les directions d’établissements peuvent jouer sur les aspirations à la mobilité sociale et aux découvertes culturelles au fondement des investissements militants pour intégrer les militants à l’encadrement et les détourner de l’action syndicale
Les syndicalistes vivent leur promotion militante comme un processus complexe de distanciation avec le travail industriel, processus qu’ils cherchent à maîtriser. Certes l’engagement syndical peut constituer une voie de sortie partielle de la condition ouvrière, un moyen d’échapper aux tâches manuelles. Mais la rupture est loin d’être franche, car les responsables restent insérés dans le monde ouvrier, par leur activité de représentant du personnel, mais aussi par les réseaux familiaux et locaux dans lesquels ils demeurent inscrits. Les permanents syndicaux issus de l’atelier de cette région rurale ont élargi leur espace de sociabilité au-delà de l’espace communal (ils fréquentent d’autres militants dans l’agglomération régionale, voire à Paris), mais ils ne peuvent pas – à supposer qu’ils le veulent – s’extraire des lieux habituels de la sociabilité de leur commune (commerce, café, école, marché, mairie). Ils sont ainsi pris dans des jeux de réputations locales et sous la surveillance régulière de collègues inscrits dans le même milieu d’interconnaissance. Loin d’être dans une position toujours confortable, les syndicalistes mènent leur activité sous la pression, non seulement de l’encadrement, mais aussi des salariés qui leur demandant des comptes.