Nous publions un texte de Jacques Dechoz rédigé durant les années de la période de prévention concernée par le procès qui vient de se dérouler. Il est issu d’une intervention qu’il avait faite à l’époque à l’Observatoire du Stress et des Mutations forcées. Il nous semble tout à fait d’actualité.
Vingt-quatre suicides à France Telecom : que fait la police ?
Je veux dire : que fait l’inspection du travail ? Et bien rien. Enfin, pas rien : elle s’occupe, pendant ce temps, des poussières de bois, de la conformité des échafaudages, des plans de retrait d’amiante… choses très importantes, certes.
Mais les suicides au travail font au bas mot 400 morts par an. Les poussières de bois : moins d’une dizaine.
Le problème, c’est que nous avons les armes juridiques pour les poussières de bois, les échafaudages, l’amiante. Par pour les troubles psychosociaux. Pourquoi ? Je vois trois raisons fondamentales :
1. Le droit du travail se concentre sur l’objectal – comment doit être l’outil, quelle norme doit respecter la machine… – par sur l’humain. En d’autres termes, le pouvoir de l’employeur sur la machine est réduit. Il doit recourir à tel type de machine respectant telle norme. Par contre, son pouvoir sur l’humain est total. Et il est le maître de la vitesse. Ainsi peut-il doubler les cadences : personne ne peut rien lui dire.
Pourtant en termes de dégâts sur la santé des travailleurs, doubler les cadences aura des effets bien pires que de les faire travailler sur des machines ne respectant pas telle norme… troubles musculo-squelettiques, dépression, burn-out, usure du dos en résulteront assurément.
Et la question fondamentale de la santé au travail dans le secteur des services est un problème subjectif – des sujets – et non objectal – des machines de production, des lieux de travail…
2. Le droit du travail ne traite bien que des problèmes dépassés, secondaires. Ainsi de l’amiante. Lorsque son usage était autorisé, le code du travail ne comportait qu’un seul article le concernant. l’interdiction d’employer les jeunes de moins de 18 ans à carder de l’amiante. Interdit-on son usage que les textes -sur son retrait, son état de conservation…- vont exploser. 1 000 pages aujourd’hui de loi, décrets, arrêtés, circulaires. Les groupes de pressions étaient anéantis…Il en va de même sur les textes machines. La normalisation de leur conception a explosé depuis que l’Europe ne se pense plus comme lieu d’industrie -elle est délocalisée- mais comme le haut lieu de la prestation de services. Et faut-il le souligner : cette explosion joue en faveur des grandes entreprises contre les petites. Le droit du travail peut réguler le salariat du modèle économiquement dominant –il ne réglemente réellement que les relations de travail existant dans le modèles économiquement et politiquement secondaires, dépassé ou archaïque : aujourd’hui l’industrie, le bâtiment, le petit commerce.
3. Le droit du travail – et c’est lié – reste fondamentalement axé sur le modèle industriel, les questions industrielles, alors même que nous sommes dans une société de service. De fait, il traite des sociétés disciplinaires (au sens foucaldien) et non des questions soulevées par les sociétés de contrôle évoquées par Gilles Deleuze qui se mettent en place aujourd’hui. Le droit du travail se concentre sur la question des corps (objet de la discipline) : comment le protéger… Et non celui des subjectivités, objet de l’assujettissement dans les sociétés de contrôle : comment faire en sorte qu’elles ne soient pas écrasées…
Et de fait, rien ou pas grand-chose ne limite le recours aux technologies numériques, totalitaires s’il en est, de contrôle : juste le formalisme de la consultation du comité d’entreprise et de dépôt à la CNIL.
Et donc nous, contrôleurs et inspecteur du travail, en sommes tous réduit à faire avec les quelques beaux principes très généraux du code du travail – « l’employeur doit protéger la santé physique et mentale des salariés » dont la violation n’est pas pénalement sanctionnée, et des dispositions totalement inadéquates – celles relative au harcèlement moral – étant à remarquer que si l’employeur doit prendre toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral, aucune sanction pénale n’est attachée à sa carence en la matière.
Que fait donc l’inspection du travail ? Rien ou pas grand-chose. Si, a dit son ministre elle va « accompagner l’entreprise ». Car une entreprise, ça s’accompagne – comme un être humain. Comme disait Gilles Deleuze dès 1990 très précisément dans un texte sur les sociétés de contrôle : « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde ».
Elles ont une âme, elles ont une langue. « Je vais m’exprimer en anglais, car c’est la langue de l’entreprise » déclara un jour Jean Antoine SELLIEREL l’ancien président du MEDEF…Il faut bien comprendre la fonction du recours à l’anglais dans les entreprises. Cela ne relève pas d’une fonction purement économique mais fondamentalement ésotérique et religieuse : créer une caste de clercs, avec toute sa hiérarchie. Du sommet, avec un président qui justifie d’un lapsus en disant avoir confondu un mot français – mode – avec un mot anglais, faux frère mood. Comment pouvait-il exprimer plus cyniquement que la langue du bas peuple, le français, lui est devenu une langue étrangère ?
Du sommet donc, au bas échelons de la hiérarchie où le discours est pavé d’anglicisme : « il faut avoir la client attitude »… Luttez contre l’anglais, refusez à cette caste sa langue !
Les entreprises ont une âme. Et elles ont un métier, n’est-ce pas, sur le cœur duquel elles se recentrent. Au prix évidemment de restructurations sauvages, mutations géographiques et fonctionnelles.
Les entreprises ont un métier. Ce sont bien les dernières. Les hommes eux en leur sein, n’en ont plus. Ils n’occupent plus même réellement d’emplois (si ce n’est comme contraire du chômage). La disparition progressive des anciennes grilles de classification dans les années 90 en témoigne : la notion de métier y a disparu, remplacé par ce que l’on appelle des « critères classants » faisant vaguement référence tout au plus à des « emplois-repères » et le plus souvent à de simples « fonctions repères ».
Les salariés n’accomplissent désormais plus que des tâches, remplissent (drôle de mot, comme un fluide, malléable) des fonctions, sans cesse mouvantes. La seule vraie compétente qui leur est demandée est d’être totalement adaptable pour ne pas dire malléables : en fait, c’est la seule qualité qui leur est requise.
Un boulanger exerce un métier. Mais peut-on dire d’un téléopérateur qu’il en a un ? Le téléopérateur n’est qu’une pièce dans une machine, et qui plus est son maillon faible et qu’à ce titre il faut constamment contrôler, par une quadruple surveillance :
• par les yeux (du responsable de plateau) et on est là dans le registre des techniques de surveillances décrites par Michel Foucault et qui n’a pas disparu. Parce qu’il faut avoir physiquement la « client attitude ». Car le client est roi, de droit divin, et lorsqu’on parle au roi, il faut savoir se tenir, même s’il ne nous voit pas ;
• par les oreilles (avec les doubles écoutes, les clients mystère) : on est là, finalement dans le registre purement orwellien. Et cette écoute est d’ailleurs toujours énoncée non comme un contrôle (du père), mais comme celle très fraternel, ayant une vocation supposée de coaching. Remarquons que corrélativement, on est passé d’un pouvoir du patron calqué sur le modèle de l’autorité du père au pouvoir de l‘Entreprise comme vaste fratrie. Avec évidemment un grand frère – Big Brother en anglais…
• par l’écran, avec les logiciels à fonctionnement continu, quantifiant toute l’activité –et là on est pleinement dans le registre de ce que Gilles Deleuze appelait les sociétés de contrôle.
Et remarquons que ces deux derniers modes d’assujettissement permettent de vérifier que les sujets d’énonciation prononcent servilement les scripts et de s’assurer que leur parole est totalement prisonnière, alors même que l’homme se fonde et s’enracine dans le langage qu’il articule et les énoncés qu’il produit… La psychanalyse nous l’appris et n’est qu’à se souvenir des écrits de Lacan.
Mais ça ne suffit pas : il faut un quatrième contrôle. Celui du regard des autres. Sur les plateaux commerciaux, on trouve des tableaux où sur de grandes feuilles de papiers, les salariés vont porter un bâton dans leurs cases, aux yeux de tous, pour toute vente réalisée. Enoncer donc : « Voyez, je suis le meilleur. Je participe aux résultats de l’Entreprise. » Malheur–au mauvais vendeur, mauvais tout court pour le service, le plateau, l’Entreprise. Bien naguère sans doute excellent technicien. La machine implacable de culpabilisation est en marche. Avec une poignée de dollars pour ceux qui la font tourner.
Et pendant ce temps, que fait la police ? Elle admet que l’on invoque des causes privées aux suicides, comme valant exonération des responsabilités des employeurs. Alors que lorsqu’un salarié chute d’un toit, nul ne saurait décemment invoquer des variables individuelles (l’alcoolisme, le vertige…) dès lors que chacun sait qu’il appartient à l’employeur de garantir la santé physique du salarié : mais de quel droit en va-t-il autrement pour ce qui concerne la santé mentale ?
Elle admet que les seules mesures à prendre soit une vague obligation de négocier, avec bonus et malus : on est dans une société libérale, où l’argent est estimé être le seul moteur. France Télécom peut être tranquille de ce côté-là : un accord sera sans doute signé…mais que pensent les salariés au bord du suicide, de cette négociation, de cet accord en gestation : leur sauvera-t-il la vie et même seulement la survie -ou sous-vie- à laquelle ils sont réduit ? .