Une loi pour renforcer la prévention en santé au travail ou invisibiliser les risques professionnels ?

À l’origine de la loi du 2 août 2021 censée renforcer la prévention en santé au travail il y a le rapport Lecocq, Dupuis, Forest [1] intitulé « Santé au travail, vers un système simplifié pour une prévention renforcée » rendu fin août 2018 qui a suscité de très nombreux commentaires (se reporter au Bulletin Et Voilà n°63 de février 2019).
Les négociations qui s’en sont suivies ont connu quelques vicissitudes qui ont débouché sur un accord signé le 9 décembre par toutes les parties à l’exception de la CGT.
Une partie de cet accord a trouvé une déclinaison dans la loi via la proposition de loi déposée par plusieurs député·es dont Charlotte Lecocq le 23 décembre 2020. Après discussion au parlement, la loi a été adoptée le 23 juillet 2021 et publiée au journal officiel le 2 août 2021.
Pour l’essentiel la loi entre en vigueur le 31 mars 2022 mais plusieurs décrets d’application doivent encore être publiés.

Une réforme de plus

La santé au travail n’en finit plus d’être réformée non pas pour assurer une meilleure protection de la santé des salarié·es au travail mais pour l’adapter à la pénurie de médecins du travail et alléger les obligations des employeurs. Depuis 2002, année où les services médicaux du travail sont devenus des services de santé au travail (pluridisciplinaires), la loi de 2011 a redéfini les missions et modifié l’organisation des services de santé au travail, revu la compétence de l’équipe pluridisciplinaire dont celui des infirmier·ères en santé au travail, espacé les visites médicales […] puis les lois Rebsamen (2015) et El Khomri (2016) ont modifié en profondeur les conditions de la surveillance médicale des salarié·es ainsi que le dispositif d’inaptitude.
La baisse de la démographie des médecins du travail est une réalité bien documentée depuis plusieurs années. De nombreux rapports ont alerté et proposé des pistes pour améliorer le recrutement de ces professionnels, mais elles n’ont jamais été prises en compte par les pouvoirs publics. Selon le Conseil national de l’ordre des médecins, le nombre de médecins du travail est passé de 4000 équivalent temps plein en 2015 à 3561 en 2021.
Les seules réponses apportées par les pouvoirs publics ont été d’ouvrir la pratique à des non spécialistes (collaborateurs médecins, internes en médecine du travail et demain les médecins généralistes) et d’allonger la fréquence des surveillances médicales.
Non seulement les médecins sont de moins en moins nombreux dans les services mais de plus, du fait de cette réforme, leurs missions s’éloignent de la prévention primaire.

Une réponse législative inadaptée

Dans un contexte de restructurations et de réorganisations permanentes, de recul de l’âge de départ à la retraite, d’allongement de la durée du travail, de la pénibilité persistante de certains métiers, les atteintes à la santé se multiplient (TMS, risques organisationnels et cancers professionnels…). Or cette loi conduit à invisibiliser les conditions de travail comme facteurs de risques professionnels et à centrer l’action essentiellement sur les individus.
Alors que les services de santé au travail et les médecins du travail avaient pour mission exclusive d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, cette mission ne devient plus que principale. Ce changement de termes n’a rien d’anodin, il réoriente l’activité des services et médecins dans deux directions : l’aide aux employeurs dans la gestion des risques d’une part et l’accompagnement individuel des salarié·e·s d’autre part.

L’aide aux entreprises

Les services de santé au travail renommés services de prévention de santé au travail (SPST) vont devoir accompagner les employeurs dans l’évaluation et la prévention des risques professionnels (Document unique) et dans « l’analyse de l’impact […] de changements organisationnels importants dans l’entreprise ». Cette extension de mission donne plus de pouvoir aux employeurs pour orienter l’action des professionnels de santé au travail en les détournant de leur activité en milieu de travail où ils et elles peuvent analyser concrètement les conditions et l’environnement de travail des salarié·e·s et mettre en cause une organisation du travail pathogène.
De plus la loi prévoit un « rendez-vous de liaison » entre le salarié et son employeur en cas d’un long arrêt de travail. Ce rendez-vous à l’initiative du salarié ou de l’employeur, peut être l’occasion pour ce dernier d’exercer des pressions sur des salarié·es fragilisé·es, ce qui est inacceptable.

L’accompagnement individuel

Les missions des SPST vont également être ré-orientées du côté de la santé publique en leur demandant de participer à « des campagnes de vaccination et de dépistage, des actions de sensibilisation aux bénéfices de la pratique sportive… ». Et bientôt les médecins du travail pourront prescrire des arrêts de travail, des soins et des médicaments (expérimentations à venir).
Pour pallier la pénurie de médecins du travail, les SPST pourront faire appel à des médecins généralistes pour assurer le suivi médical de salarié·e·s. Or ils et elles méconnaissent les effets du travail sur la santé, n’auront pas accès à l’entreprise, ni aux postes de travail et donc à l’activité réelle. En conséquence leur intervention risque de se révéler inutile pour éviter la survenue de pathologies en lien avec le travail.
La loi prévoit par ailleurs la création de cellules dédiées à la prévention de la désinsertion professionnelle au sein des SPST. Or ce dispositif conduit à une prise en charge individuelle sans interroger l’origine professionnelle des atteintes à la santé des salarié·e·s et donc sans agir sur celle-ci. Avec ces cellules, la dimension collective d’amélioration des conditions de travail disparaît. Cette prise en charge individuelle et trop tardive, ne va rien changer à la situation de salarié·e·s victimes d’accidents, d’intoxications qui risquent fortement d’être déclarées inaptes à leur poste, voire exclu·es de l’emploi et placé·es en invalidité.
Pour Solidaires, la prévention primaire — quelle que soit la nature du risque — est une action qui doit être organisée au quotidien dans le cadre d’une approche globale des situations de travail, de l’analyse de l’ensemble des risques avec des professionnels aux disciplines différentes. Ce n’est pas la création de cellules spécifiques qui vont améliorer la prise en charge de ces questions. Il suffit que les services de santé au travail soient véritablement pluridisciplinaires, qu’ils puissent faire appel à d’autres spécialistes en cas de besoin et disposent de moyens suffisants pour alerter, proposer des aménagements de poste, réduire les expositions, etc.

Enfin deux dispositions figurant dans la loi sont particulièrement préoccupantes :
—> Le partage d’informations entre l’assurance maladie et les SPST
Il va concerner les arrêts de travail potentiellement liés à un risque de désinsertion professionnelle.
Même si ce partage d’information devra être autorisé par les intéressé.e·s, le risque existe qu’il ne soit utilisé que pour réduire la longueur de ces arrêts et diminuer le montant des indemnités journalières versées par la sécurité sociale.
—> Le partage des dossiers médicaux
Le médecin du travail pourra accéder au dossier médical partagé du.de la salarié·e avec son accord (mais aura-t-il ou elle vraiment le choix de refuser ?) et réciproquement le médecin traitant pourra accéder à son dossier médical en santé au travail, toujours avec son accord. Autant il nous paraît nécessaire que les médecins du travail puissent avoir accès au dossier médical partagé pour y déposer des données comme les expositions professionnelles autant l’inverse nous parait dangereux car pouvant déboucher sur des formes de discrimination à l’embauche ou au maintien sur un poste de travail.

Cette réforme détourne la médecine du travail de la prévention centrée sur les risques au travail. Elle répond aux attentes des employeurs gestionnaires et financeurs de ces services qui n’aspirent qu’à encadrer étroitement l’action du médecin et de toute l’équipe du service.
La médecine du travail reste la parente pauvre du système de santé publique jamais intégrée dans une perspective globale de politique de santé.

 


1. Charlotte Lecocq est députée LREM, Bruno Dupuis est ancien haut fonctionnaire au ministère du travail, consultant senior en management, Henri Forest est médecin du travail et ancien secrétaire confédéral de la CFDT.