Santé des travailleur·ses et obligations de sécurité : les attaques récentes à la lumière de l’histoire. Texte d’Emmanuel Dockès

Parfois, prendre un peu de recul historique permet de relativiser, d’apaiser les sensations brutales du temps. Mais parfois, c’est l’inverse. Lorsque l’histoire dévoile l’ampleur et le sens de ce qui est en cours, c’est celui qui reste concentré sur les remous du présent qui reste paisible et celui qui prend du recul historique qui s’effare. En matière de droit de la santé et de la responsabilité de l’employeur, il me semble qu’on est plutôt dans ce deuxième cas de figure.

Pour mieux le comprendre, il convient de commencer par comparer l’histoire de ces dernières décennies en droit de la santé et en droit du travail, puis de regarder avec encore un peu plus de recul historique la question de la responsabilité de l’employeur.

La fin d’une longue et curieuse résistance

Globalement, le droit du travail s’effondre sans discontinuer, depuis 1986, soit depuis une bonne trentaine d’années. Dans cette ambiance nauséabonde, accompagnée de la montée des inégalités et de l’extrême droite, le droit de la santé et de la sécurité a longtemps fait figure d’exception. Alors que tous les autres pans du droit social souffraient, lui résistait. Mieux, il a continué à progresser jusqu’en 2015, et même de manière substantielle.

On peut rappeler ici quelques jalons de cet essor : la directive du 12 juin 1989 (n° Dir. 89/391), qui impulsa la loi du 31 décembre 1991, première à mettre en place une obligation générale de sécurité de l’employeur, la loi du 17 janvier 2002 qui permit notamment l’arrivée dans le code du travail de la problématique de la santé mentale et de celle du harcèlement moral ; les vingt-neuf arrêts « amiante » rendus par la Cour de cassation le 28 février 2002 qui ont reconnu l’existence d’une obligation de sécurité de résultat à la charge de l’employeur ; l’intégration de la notion de « pénibilité », à la suite de longues négociations collectives, par les lois du 9 novembre 2010 et du 20 janvier 2014… Bref, pendant trente ans le droit du travail et le droit de la santé et de la sécurité ont suivis des pentes inverses, l’un tombait cependant que l’autre progressait. Ce n’est que depuis 2015 que le droit de la santé a été happé par la pente générale et qu’il commence, lui aussi, à tomber. Pour comprendre le sens de cette chute récente, il faut commencer par comprendre le sens de la longue résistance qui l’a précédé.

On peut d’abord penser que si le droit de la santé a continué à progresser pendant toute cette période de régression sociale, c’était parce que la vie humaine restait une valeur refuge, alors que les vieilles idées d’égalité, de liberté et de démocratie au travail étaient en chute libre. Les temps considéraient qu’exploiter toujours plus et soumettre toujours plus était normal, mais qu’il n’était pas question que ceci se fasse au prix d’une remise en cause de la santé, de la vie des personnes.

Ce constat n’est cependant guère une explication. Pourquoi donc le droit à la santé, à la vie, servirait de valeur refuge cependant que la liberté et l’égalité des personnes et l’humanisme en général perdent de leur force ? C’est tout de même curieux.

Il a donc fallu chercher plus loin. On a pu penser que ce mouvement était corrélé avec la montée d’un certain individualisme. L’essor des droits fondamentaux au travail, dont le droit à la santé, serait corrélé à l’effilochement des valeurs collectives et à la condamnation de l’exploitation subie. Ce mouvement d’individualisation est exact. Il peut avoir eu un impact sur l’affaiblissement des salariés dans le rapport de force mené contre l’employeur. Mais il n’explique guère la résistance du droit de la santé. Pourquoi de la défense de l’individu et de ses droits ne garder que sa santé, en oubliant le reste : son temps libre, son salaire, la stabilité de son emploi, etc. ? Et d’ailleurs, la problématique de l’exploitation est aussi une problématique individuelle, celle de l’individu exploité. Son effacement au profit des problématiques de santé ne peut guère être présenté comme un effet de l’individualisme montant.

Il faut donc chercher encore plus loin. La chute du droit du travail s’analyse notamment comme une chute des barrières dressées face au pouvoir patronal, autrement dit comme un essor du pouvoir patronal. Or l’essor de la sécurité se marie bien avec l’essor du pouvoir. Derrière la sécurité il y a aussi la vieille antienne sécuritaire. Le pouvoir s’est toujours fort bien épanoui en prétendant protéger les personnes qui lui sont soumises. « Je te soumets, mais je te protège » est le vieil échange des féodaux et des serfs, des mafieux et des petits commerçants, de L’État et de ses sujets et il n’est donc pas forcément idiot, pour un patronat en quête de pouvoir absolu, de reconnaître ses devoirs sécuritaires. Peut-être est-ce là la triste explication de cet essor du droit protecteur de la santé et de la sécurité, cependant que tout le reste s’effondrait.

Seulement voilà, la chute du droit du travail et l’essor du droit de la santé ne pouvait pas perdurer. Car, en vérité, l’accroissement sans fin du pouvoir patronal ne peut que se payer en termes de santé pour les travailleurs qui lui sont soumis. On ne peut pas accroître et déstabiliser le temps de travail, simplifier la brutalité des licenciements et donc accroître la peur, ni multiplier les possibilités de contrôle sans produire d’importants risques pour la santé physique et mentale des personnes. La justification du pouvoir par la sécurité avait de grands avantages pour les patrons, mais elle commençait à interdire que l’on aille plus loin dans la destruction des autres pans du droit du travail (1). D’où peut-être l’important virage de ces dernières années.

Depuis 2015, le droit social continue de sombrer, brutalement même (loi « travail » du 8 août 2016, ordonnances Macron du 22 septembre 2017…). Mais le droit à la santé ne fait plus exception. Il est désormais, lui aussi, l’objet d’attaques législatives et jurisprudentielles : destruction de l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur par les juges à partir de l’arrêt Air France du 25 novembre 2015, destruction du CHSCT par les ordonnances Macron, attaques contre la médecine du travail, réduction des droits au reclassement des salariés inaptes, réduction des cas reconnus de pénibilité, diminution des sanctions encourues par les employeurs qui licencient des salariés ayant perdu leur santé au travail, etc. Ces réformes, toutes postérieures à 2015, réduisent sensiblement les protections en matière de santé et le Gouvernement menace d’aller beaucoup plus vite, plus loin. Le récent rapport Lecoq, d’août 2018 (2), préconise notamment de permettre aux employeurs de ne plus respecter les décrets qui posent des règles techniques protectrices, « lorsque l’entreprise adopte des dispositions de prévention qui répondent au même objectif » (3). Ce qui ouvrirait la porte à une destruction sans précédent de l’essentiel de ce qui a été construit au XXe siècle. Les évolutions récentes et projetées sont donc délétères au sens propre. Elles vont se payer de la santé et de la vie des personnes. Et cela ne fait plus reculer, ni les juges, ni le législateur.

Ceci est intéressant à plus d’un égard. Cela signifie notamment que le pouvoir patronal s’embarrasse moins que par le passé de ses justifications sécuritaires. Comme s’il convenait pour reprendre la typologie des pouvoirs de Montesquieu, de quitter progressivement les rivages de la monarchie dans l’entreprise, qui suppose un devoir de protection du Roi pour ses sujets, pour se diriger lentement, progressivement, vers la tyrannie qui se contente de gouverner par la peur. Dans ce contexte, les débats récents sur le projet de loi « Pacte » (4) – et notamment sur sa modification de l’article 1833 du code civil sur l’objet des sociétés lesquels devraient désormais prendre « en considération les enjeux sociaux et environnementaux » – est un habillage qui relève de la supercherie, voire de la sinistre blague.

Les stratégies syndicales de résistance, qui appuient des deux pieds sur le frein pour ralentir l’arrivée du pire, surtout lorsque comme ici ce pire est un peu sanguinaire, sont dès lors plus que compréhensibles. La défense, notamment, de l’obligation de sécurité de résultat, gagnée en 2002 avec les arrêts amiante – et qui a permis d’importantes protections nouvelles – puis perdue en 2015, à la suite de l’arrêt Air France, participe de ce combat. Il faut défendre les bases qui sont attaquées. Mais il ne faut pas les idéaliser et cela ne doit pas empêcher de voir plus loin.

Pour une obligation de garantie

L’idée d’une obligation de sécurité de résultat imposée à l’employeur est une idée ancienne, apparue sous la plume de Marc Sauzet en 1883 (5). En ce temps-là, le droit ne connaissait encore que la responsabilité pour faute. Un salarié accidenté du travail ne pouvait être indemnisé que s’il prouvait que son accident était causé par la faute de l’employeur, preuve difficile et rare. Il en résultait que les nombreux travailleurs qui perdaient la santé au service et au profit de leur patron n’obtenait aucune indemnisation et tombaient dans la misère, avec leur famille. Cette situation dramatique, perçue comme injuste jusque dans les milieux juridiques, alimenta l’imagination des juristes de gauche de l’époque et notamment de Marc Sauzet. Puisqu’il fallait une faute pour entraîner la responsabilité, l’idée d’obligation de sécurité de résultat était excellente. Plutôt que de prouver la faute qui causait le dommage, il suffirait désormais de prouver le dommage, lequel serait en lui-même considéré comme constitutif de la faute. Il s’agissait d’un petit tour de passe-passe juridique, pour entrainer une responsabilité sans qu’il soit nécessaire de prouver une véritable faute de l’employeur. D’autres pistes furent imaginée à l’époque, plus directes, pour imposer une responsabilité de l’employeur sans faute de sa part. On inventa notamment, en pensant aux risques industriels, une responsabilité du fait des choses qui rendrait l’employeur responsable des dommages causés à ses salariés par les machines, du seul fait qu’il était le propriétaire et donc le gardien de ces machines. Finalement, ce fut une troisième piste, plus innovante et radicale encore qui l’emporta en matière d’accident du travail : celle de l’assurance obligatoire et de l’indemnisation automatique, instaurée par la loi de 1894 sur les accidents du travail.

Par cette loi, le droit social pris une grande avance sur les autres branches du droit de la responsabilité. Et, content de lui, convaincu d’avoir définitivement résolu le problème, il se mit à stagner. Pendant tout le XXe siècle, les principes d’indemnisation restèrent quasiment inchangés.

Pendant ce temps-là le droit de la responsabilité évoluait, profondément. Les idées qui avaient été émises à la fin du XIXe siècle pour les accidentés du travail, furent adoptées et généralisées. Depuis 1911, une obligation de sécurité de résultat est imposée dans tous les contrats de transports. En 1930, la responsabilité du fait des choses se détache définitivement de la logique de la faute. Et les assurances obligatoires se développent, assurances professionnelles de responsabilité civile, assurances habitation, assurances automobiles, etc. La loi de 1894, d’abord innovante, devint banale, puis vieillie. Elle a fini par être un système inique, organisant l’irresponsabilité partielle de l’employeur et la limitation de l’indemnisation des victimes. Cette situation scandaleuse est apparue crûment à l’occasion du scandale de l’amiante, les clients et consommateurs des entreprises de l’amiante étant beaucoup mieux indemnisés que les salariés de ces entreprises. Le scandale de cette différence injustifiable fini par produire une réaction jurisprudentielle, avec les arrêts amiante de 2002, toujours actuels dans la jurisprudence de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation. C’est de là qu’est née l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur.

Il convient toutefois de noter que cette importante avancée était loin de suffire à réaliser un rattrapage par le droit social du droit commun de la responsabilité. L’obligation de sécurité de résultat découverte dans les contrats de travail en 2002 n’est qu’une vieille idée de la fin du XIX siècle, admise dans les contrats de transport depuis 1911. Il n’y a là rien de très novateur. Ce qui frappe est plutôt l’étonnant retard du droit du travail. De plus et surtout, dans la plupart des autres matières où les accidents sont fréquents, comme notamment les accidents de la circulation, il existe des obligations d’assurance pour l’entièreté du préjudice causé et non pour un préjudice forfaitaire et bas de plafond, comme en matière d’accidents du travail.

Enfin et surtout l’obligation de sécurité de résultat n’est qu’un tour de passe-passe. Si l’employeur doit être considéré comme responsable de l’ensemble des préjudices subis par les salariés au travail, ce n’est pas parce qu’en réalité il doit être considéré comme toujours fautif. Un accident peut fort bien survenir alors même que l’employeur a fait tout ce que le droit pouvait exiger de lui en matière de sécurité. D’autres logiques imposent cette responsabilité systématique. Si l’employeur doit indemniser le salarié qui perd sa santé à son service, c’est, d’une part, parce qu’il est celui qui a tiré profit du travail de ce salarié et, d’autre part, parce que le travail a eu lieu sous son pouvoir et que celui qui exerce le pouvoir doit en assumer les risques (6). Ces idées de risque-profit et de risque autorité, déjà défendues par Saleilles et Josserand au début du XXe siècle, seront synthétisées et généralisées en 1947 par Boris Stark, qui a développé la théorie de la garantie (7), laquelle a eu une grande influence en droit de la responsabilité civile… sauf en matière d’accidents du travail. Enfin, l’obligation de sécurité de résultat est un tour de passepasse utile, mais dangereux. Il véhicule l’idée que le droit exigerait réellement de l’employeur le zéro accident, comme une sorte de tolérance zéro. Une telle exigence n’est ni celle du droit positif actuel, ni celle du droit positif souhaitable. Un harcèlement moral peut être réalisé par une suite de petits gestes : un refus de dire bonjour, une petite agression verbale, un regard méprisant. Un harcèlement sexuel peut se chuchoter discrètement. Dès lors, comment empêcher effectivement tout risque de harcèlement, sans écoute, enregistrement et contrôle continu des salariés. Est-ce vraiment cela que nous souhaitons ? Le commandement d’une sécurité absolue est la justification d’un pouvoir absolu, totalitaire.

Les obligations de sécurité, notamment préventives, qui sont décrites aux articles L. 4121-1 et suivants du code du travail et qui reprenne pour l’essentiel les règles issues de la loi du 31 décembre 1991, semblent plus prudentes. Elles devraient être rendues plus effectives, à l’aide notamment de droits accrus des représentants du personnel et de sanctions dissuasives, civiles et pénales, en cas de violations de ces obligations par l’employeur et donc de faute au sens strict.

Et il convient aussi de reconnaître une responsabilité sans faute de l’employeur, permettant la réparation intégrale des préjudices subis par les salariés au travail. Cette responsabilité sans faute a un nom : c’est une obligation de garantie. Et elle devrait avoir un moyen : une refonte complète de l’assurance des accidents du travail et des maladies professionnelles pour indemniser l’entier préjudice des salariés qui ont perdu leur santé au profit et sous l’autorité de leur employeur. C’est tout le sens de l’article 61-1 du projet de code du travail du GR-PACT, qui dit que « L’employeur garantit la santé physique et mentale des salariés » (8). Cette mention d’une obligation de garantie et non d’une obligation de sécurité de résultat a pu être reprochée aux auteurs du GR-PACT, comme timorée. Gageons qu’il s’agissait plus d’une incompréhension que d’une véritable critique.

La meilleure défense est souvent l’attaque. Il faut revendiquer plus que le passé. Il faut revendiquer l’avenir.


(1) V. not. l’arrêt de la Cour de cassation Moulin c/ IMV technologies, du 29 Juin 2011, 09-71107 P, qui invalide certaines conventions de forfait jour au nom de la « protection de la sécurité et de la santé ». Il devenait ainsi difficile d’aller plus loin dans la déréglementation du temps de travail, sans porter ouvertement atteinte à la santé et à la sécurité des personnes.
(2) Rapport Santé au travail, établi par C. Lecoq, B. Dupuis et H. Forest, disponible sur https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_lecocq_sante_au_travail_280818.pdf.
(3) Recommandation n° 14 du rapport.
(4) Projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises, n° 1088, déposé le 19 juin 2018 et voté en première lecture par l’Assemblée nationale le 9 octobre 2018.
(5) M. Sauzet, De la responsabilité des patrons envers leurs ouvriers dans les accidents industriels, Rev. crit. lég. jur. 1883, p.609 et s.
(6) « Un grand pouvoir implique une grande responsabilité » : cette maxime a été un principe juridique bien avant que l’oncle Ben ne se l’approprie pour faire la leçon à Spiderman.
(7) B. Stark, Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile considérée en sa double fonction de garantie et de peine privée, Rodstein 1947.
(8) GR-PACT, coord. E. Dockès, Proposition de code du travail, Dalloz 2017, disponible sur http://pct.parisnanterre.fr.