Annie Thébaud-Mony
Article paru en portugais dans la revue Laboreal, Vol.6, n°1, Juillet 2010
Selon les définitions du dictionnaire français (dictionnaire Robert 1989), le mot « risque » renvoie à deux définitions : « Danger éventuel plus ou moins prévisible » ; « Eventualité d’un événement ne dépendant pas exclusivement de la volonté des parties et pouvant causer la perte d’un objet ou tout autre dommage. Par extension, événement contre lequel on s’assure ». Ces deux définitions font, l’une et l’autre, écho dans le champ des risques du travail. Historiquement, le deuxième sens a prévalu, tendant à ce que les risques professionnels ne soient plus considérés comme des « dangers éventuels plus ou moins prévisibles » qu’il importe de prévenir, mais comme une dimension à part entière de l’activité de travail dont le caractère inéluctable s’impose à ceux qui les subissent.
Risque professionnel : « un événement contre lequel on s’assure »
Votée en France au terme d’un long débat parlementaire2, la loi sur les accidents du travail de 1898 institue les accidents du travail comme risque professionnel assurable donnant droit à réparation. En cas de blessure ou de mort par accident du travail un travailleur ou sa famille obtient ainsi réparation d’un dommage subi « du fait ou à l’occasion du travail ». Cependant, il s’agit d’une réparation « forfaitaire » dont le niveau dépend de la négociation entre les partenaires sociaux.
Selon les principes de la philosophie de l’assurance, le parallèle peut être fait entre ce « risque » professionnel et le « risque » de dégâts des eaux. Dans les deux cas, le raisonnement est le même. L’assureur ne s’occupe pas de connaître la cause mais seulement de vérifier que l’ « accident » relève du contrat et de ses règles entre assureur et « assuré ». Dans le cas d’un accident professionnel, l’assuré n’est pas le travailleur accidenté mais… l’employeur qui verra augmenter sa cotisation spécifique sur les accidents du travail en fonction de ceux qu’il déclare et qui sont reconnus indemnisables dans le cadre de la loi.
Même si la poursuite pénale est toujours possible en droit, dans les faits elle est peu utilisée. Ceux qui ont une position de responsabilité dans les choix d’organisation (désorganisation) du travail et de sécurité (insécurité) conduisant à l’atteinte physique ou psychique du salarié ne font guère l’objet de poursuites judiciaires. Les mots qui désignent la mort ou les blessures au travail sont lourds de (non) sens : on parle d’un accident et non d’un homicide ou de coups ou blessures.
Le droit à « réparation » des atteintes à la santé due au travail a ainsi fondé un double régime d’exception de la mort au travail. D’une part, l’indemnisation des victimes du travail a quitté le terrain de la justice pour celui de la négociation salariale. D’autre part, liant la prévention des risques professionnels à la réparation, ce choix a conduit à placer la prévention des atteintes à la santé des travailleurs hors du champ de recherche et d’action de la santé publique. Cette tradition a permis la construction de l’impunité des industriels et employeurs qui décident de l’organisation et des conditions de travail.
Risques du travail : « des dangers éventuels plus ou moins prévisibles »
Alors que les connaissances scientifiques s’accumulent tout au long du 20e siècle, les risques du travail « traditionnels » – physiques et chimiques – persistent et les contraintes organisationnelles de tous ordres s’aggravent au cours des trente dernières années. Prenons l’exemple des « risques psychosociaux ». Dès le début des années 80, les spécialistes de psychopathologie du travail montrent les répercussions que les différentes dimensions de la mise en jeu de la santé dans l’activité de travail ont sur la santé mentale des salariés. Ils soulignent en particulier les effets délétères de l’absence de reconnaissance dans le travail mais aussi les fortes contraintes de temps lorsque n’existent plus de marges de manœuvre, ni individuelles ni collectives, pour modifier les conditions de travail.
La critique de l’évolution des formes d’organisation du travail et de ses effets sur la santé physique et mentale des travailleurs est particulièrement éclairante dans un ouvrage collectif au titre éloquent : « Les risques du travail : pour ne pas perdre sa vie à la gagner »3. Une même évolution se poursuit pourtant avec la précarisation du travail liée au choix de la flexibilité au cours des années 1990, entraînant un phénomène continu d’intensification du travail4. Inspecteurs et médecins du travail font collectivement et publiquement connaître leur profonde inquiétude devant cette évolution. Il faut attendre que des cas de suicide surviennent chez des techniciens, cadres et ingénieurs d’entreprises prestigieuses et cotées en Bourse, des industries automobile et nucléaire mais aussi des télécommunications, pour que des expertises soient diligentées. Pourtant, loin de rassembler les connaissances produites au cours des trois décennies pour alerter les pouvoirs publics sur une épidémie prévisible de suicides et d’atteintes à la santé mentales, en France, un rapport d’experts5 sème le doute. Le stress manquerait d’indicateurs de mesure et, en attendant ceux-ci, les dispositions suggérées pour faire face au problème sont centrées sur les individus et leurs caractéristiques psychologiques, visant l’identification des personnes « vulnérables ». Aucune mesure destinée à modifier les formes d’organisation du travail mises en cause n’est proposée. Quelques cas de suicides sont « reconnus » en accidents de travail, pour une indemnisation des familles, en continuité de la conception dominante des risques professionnels.
Cet exemple montre que même si les conséquences sont prévisibles, les politiques publiques en matière de risques professionnels demeurent profondément ancrées dans la logique assurantielle et l’espace de la négociation salariale. Comme dans le cas emblématique de l’amiante, la rupture ne s’opère que lorsque les victimes s’organisent collectivement et saisissent la justice au nom des principes et droits fondamentaux que sont le droit à la vie, à la santé, à la dignité.
3 Bernard Cassou, Dominique Huez, Marie-Laurence Mouzel, Catherine Spitzer, Annie Touranchet, Les risques du travail : pour ne pas perdre sa vie à la gagner. Paris, La Découverte, 1984
4 voir les enquêtes, conditions de travail, en France et en Europe.