Chronique du 10 juin vue par Arno Bertina, écrivain, dernier titre paru : Ceux qui trop supportent (Verticales 2021).
Lorsque Nicolas Guérin se lève pour répondre, le vendredi 10 juin 2022, à l’invitation de la Présidente, je n’ai aucune idée de ce qu’il va dire. J’ai aperçu cet homme à 9h devant le palais de justice, bavardant amicalement avec Didier Lombard et son épouse, mais je ne sais pas encore qu’il est le secrétaire général d’Orange, ni qu’il représente l’entreprise au cours des audiences du procès en appel.
– Je n’ai rien à redire à ce qu’a dit madame. Si Orange n’a pas fait appel du jugement de première instance c’est en considération, notamment, du cas de Jean-Marc Régnier, à l’égard duquel Orange se sent coupable.
La Présidente, à madame Régnier, avec douceur :
– Avez-vous entendu, madame, ce qu’a dit monsieur Guérin ?
Ils sont côte à côte, le représentant d’Orange et la veuve de Jean-Marc Régnier, qui s’est suicidé il y a quatorze ans, en mai 2008, mais la femme est si retournée par la douleur qu’elle pourrait en effet ne pas avoir entendu.
– C’est important que vous entendiez ce que monsieur Guérin vient de dire… Orange reconnaît sa culpabilité, vous considère « victime »…
Le moment est solennel, émouvant ; on sait que certains mots peuvent réparer – un tant soit peu. Sans ces paroles, très souvent, pas de reconstruction possible. Les victimes auxquelles on n’a pas rendu justice errent souvent comme des zombies dans la vie d’après.
Sans doute existe-t-il d’autres raisons au fait qu’Orange n’a pas fait appel du premier jugement, mais à ce moment-là, dans cette salle du palais de justice, une main met au propre le texte écrit au crayon de papier en 2019. Texte historique. Oui, dit Orange, les salariés de 2007 et 2008 ont bel et bien été victimes d’un harcèlement moral si violent que certains sont allés jusqu’à se suicider pour ne plus souffrir. Ils pouvaient être des « piliers » pour les leurs, à l’image de Jean-Marc Régnier, dira son fils Alexandre, rien n’y faisait ; la violence qu’ils subissaient aura été si destructrice que même les piliers ont pu s’effondrer. Bien entendu, le représentant d’Orange ne rachète pas le cynisme et l’indifférence des Lombard et autre Wenès, qui restent indifférents à la douleur qui s’exprime à nouveau parce qu’ils ont fait appel du premier jugement, mais enfin.
Pourraient-ils être condamnés non à de la prison ou à une amende dérisoire, mais à écouter jusqu’à la fin de leurs jours ces témoignages d’hommes et de femmes épuisés moralement, en larmes, détruits ? On leur grefferait un casque, des écouteurs impossibles à enlever, à la façon d’un bracelet électronique… Finiraient-ils par entendre ?
[A la faveur d’une suspension d’audience censée permettre que l’émotion retombe un peu, Didier Lombard s’approche du banc où se trouvent son épouse et celle de Louis-Pierre Wenès. Rigolard, détendu, comme à son habitude – pour la dignité, il faudra repasser. Il commence à confier quelque chose aux deux femmes mais l’épouse de Louis-Pierre Wenès l’interrompt d’un regard désignant le fin micro dressé en bout de rangée – à 50 cm, par conséquent, de la bouche de l’ex-PDG. Craint-elle une gaffe (cela fait quinze ans que Didier Lombard justifie ses paroles les plus cyniques en se décrivant « gaffeur ») ou le sait-elle encore capable de sortir une de ces horreurs dont il a le secret, trempées d’indifférence, de mépris, alors même que tout le monde a les yeux rouges d’émotion ? Tous les témoignages entendus lors du premier procès, et sa condamnation, auraient donc glissé sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard ?]
[La dignité, quand ça veut pas… Invité à réagir au témoignage de la veuve de Jean-Marc Régnier, Didier Lombard a eu ces mots déplacés : « Jean-Marc Régnier était un lignard et les lignards étaient le squelette (sic) de l’entreprise (…) Il faut que [madame Régnier] garde en mémoire que son mari était quelqu’un d’exceptionnel. » Ce qui revenait à dire à cette femme : Votre mari, que je n’ai pas connu, que ma politique a poussé au suicide, je vais t’apprendre – tu ne le sais pas car tu n’as pas mon intelligence des choses – que c’était quelqu’un d’exceptionnel. Oui, la dignité et le respect des autres, quand ça veut pas…]
*
Seconde personne entendue vendredi dernier, Georges Lloret ne s’est pas suicidé mais il a été tenté de le faire – les deux épisodes de « décompensation émotionnelle », ce sont les termes de l’ordonnance de renvoi, auraient pu le pousser jusque dans cette extrémité. Alors quand la Présidente lui explique, comme à toutes les parties civiles, qu’il n’est pas utile de revenir sur tout ce qui a été dit et consigné au cours du premier procès, qu’il faudrait donc qu’il ajoute à ce premier témoignage plutôt que le répéter, cet homme de 63 ans, poli, de bonne volonté, laisse entendre que c’est impossible : il est hanté. La cour sous-entend qu’il n’a pas déposé pour rien, en 2019, mais il répond que l’appel voulu par les prévenus l’a replongé dans la souffrance vécue, supportée. « Je vis entouré par les mots « pendaison », « immolation », « défenestration », « jeté sous un train », « armes à feu »… » Il vit en pensant tous les jours à ces « amis de misère » qui se sont suicidés, et il a demandé à être de nouveau entendu pour soutenir les familles des suicidés. « En faisant appel, dit-il aux prévenus, vous ne nous permettez pas de passer à autre chose. » « Vous avez eu l’indécence de dire que la « crise médiatique des suicides avait gâché la fête » que représentait à vos yeux le fait de diminuer la masse salariale de France Telecom, mais pendant que vous sabliez le champagne nous enchaînions, nous, les minutes de silence en mémoire de nos camarades qui se suicidaient. » Le collectif encore, le souci de l’autre : « Georges Lloret ce n’est pas Georges Lloret, c’est toute l’entreprise, mes collègues. » (Qu’on me permette ici de citer les paroles d’une jeune Congolaise que je rapporte dans L’Age de la première passe, à qui je demandais quel était son plus beau souvenir : « C’est quand j’ai vu les mamans d’A.S.I. arriver dans la boite de nuit ; ça m’a fait du bien à tout le monde (sic) ».) « Georges Lloret ce n’est pas Georges Lloret, c’est toute l’entreprise, mes collègues. » Et celle-ci encore, quelques minutes plus tard « La plupart des Georges Lloret recevant ce type de propositions, etc. »
La Présidente : « On a bien compris, monsieur Lloret, l’émotion qui est encore la vôtre. »
*
Samira Guerrouj s’approche de la barre dans un fauteuil roulant poussé par un jeune homme dont le gilet bleu donne à lire un slogan « Paris aide les victimes ». Le slogan est un peu déplacé, dans l’enceinte d’un tribunal où seule la cour ou les jurés sont habilités à dire qui est victime et qui ne l’est pas. Avec ce slogan la Mairie de Paris semble avoir décidé que Samira Guerrouj en était une. Or, à l’écouter, on mesure qu’elle est aussi quelqu’un d’autre, car cette femme impose d’emblée un ton décidé, combatif. Elle reprend le flambeau de Georges Lloret, et décrit à son tour un harcèlement quotidien qu’on ne peut mettre sur le compte de maladresses tant il aura été « ciblé et répétitif » (G. Lloret). Mais dans le cas du cadre, ce harcèlement fut d’abord silencieux : il a été placardisé, n’a plus été invité à telle ou telle fête professionnelle, etc. Dans le cas de Samira Guerrouj, ce harcèlement prendra le visage d’une madame Malach, sa DRH, qui n’aura cessé de s’étonner de sa présence, du fait qu’elle continue de venir travailler (« Mais qu’est-ce que vous faites encore ici ?! »). Cette supérieure lui demandera quotidiennement d’aller faire valoir ses diplômes ailleurs. Les nerfs sont mis à rude épreuve, et l’âme. On peut perdre pied, et envisager de se tuer (Samira Gerrouj a tenté de le faire mais un contrôleur de la RATP l’a retenue par la manche) ; on peut aussi continuer à vivre mais diminué, mentalement, en se vivant comme une chose de rien, négligeable, tellement négligeable. Samira Guerrouj va tenir bon car ce vendredi 10 juin 2022 elle dépose à nouveau devant la cour pour dire « ce [qu’elle a] subi et ce [qu’elle a] constaté ». Comme Georges Lloret, cette femme de soixante ans n’a pas perdu le sens de l’autre ; tout en essayant de comprendre ce qu’elle vivait (« ce que j’ai subi »), elle rapportait cela à un contexte, à une politique abîmant ses collègues aussi (« ce que j’ai constaté »).
Ils voulaient les extirper du groupe humain, ils n’ont pas réussi à le faire.
« Je vous demande de ne plus parler à Samira Guerrouj » ordonne sa DRH aux membres du service. Samira est devenue radioactive.
Elle tente d’alerter l’un des prévenus, Jacques Moulin : « Je ne lui demandais même pas de régler mon problème, mais qu’il s’y intéresse, au moins. » Tout le désespoir qu’il faut entendre dans ces quelques mots trop polis, d’une femme qui s’excuserait presque.
La Présidente aux deux greffières : « Mesdames, vous avez pu prendre correctement ce que vient de dire madame Gerrouj ? »
*
Aujourd’hui encore les prévenus justifient les 22000 départs en expliquant que les salariés n’étaient pas capables de passer le cap du numérique. Limités, intellectuellement. Cette question est apparue, de fait, dans le cas de Jean-Marc Régnier, pour qui il ne fut pas simple de devoir demander à son fils qu’il l’aide à comprendre les logiques et les process informatiques. Mais quelques instants plus tard Georges Lloret va balayer l’argument en égrenant la liste de toutes les mutations technologiques que les salariés de France Telecom auront réussi à maîtriser, ainsi que celles à l’origine desquelles ils auront été (le Minitel par exemple). L’argument de l’incapacité intellectuelle est donc fallacieux, et s’il est fallacieux il est dégueulasse car insultant, profondément. « Si jusque là nous avions réussi à garder le buste et la tête hors de l’eau à chaque fois que s’était présenté un changement technologique d’importance, pourquoi l’étape du numérique n’aurait-elle pas été passé sereinement, elle aussi ? Le problème est donc ailleurs : la direction n’a pas voulu former ses salariés. » C’est un choix, une question de gouvernance. Le dégueulasse c’est d’avoir fait croire que les salariés étaient incapables intellectuellement.
*
Après son premier épisode de « décompensation émotionnelle » comme après avoir été opéré d’un cancer, Georges Lloret se dépêche de revenir au travail. Il ne va pas au bout de son congé maladie, de la convalescence accordée par ses médecins, car il craint que l’entreprise en profite pour mettre quelqu’un à sa place.
Notre fragilité est terrifiante. Elle est aussi poignante. Certains veulent que notre société s’appuie sur la fragilité de tous, et la compétition des uns contre les autres. Ils hurlent dans les micros qu’il s’agit d’un « projet ».
Georges parle du plan « Time To Move » mis en place pour accompagner les mobilités (forcées). Il dit que les salariés ont transformé ce TTM en « Tais-Toi Maintenant » et en « Tire-Toi Maintenant ».
*
Ghislaine Régnier s’est avancée à la barre soutenue par son fils et par une béquille. La veille ou l’avant-veille il lui est arrivé quelque chose, et marcher semble très douloureux. La Présidente lui propose de déposer en étant assise. Ghislaine Régnier refuse la chaise qu’on lui apporte tout de même, qui restera vide tout le temps de sa déposition (près d’une heure). A un moment, la Présidente lui dira qu’il faut sans doute voir dans ce genou en vrac un signal que lui enverrait son corps. « S’il lâche la veille de revenir témoigner, ce n’est peut-être pas un hasard… » Ghislaine Régnier ne répond rien. Je m’entends demander « So what ? »
Aujourd’hui je ne pense pas à cette chaise restée vide une heure durant, mais à cette femme qui aura voulu, malgré les deux douleurs, malgré toutes les larmes versées au cours de cette nouvelle déposition, rester debout.