Réformes de la fonction publique,
organisation du travail et souffrance

Analyse de MARC LORIOL, Sociologue au CNRS – IDHE – PARIS 1 (Institutions et dynamiques historiques de l’économie)

Depuis une dizaine d’années, la fonction publique est soumise à un management par objectifs quantifiés (LOLF, RGPP), une évaluation de l’activité et des résultats sur la base d’indicateurs quantitatifs définis à l’avance (par exemple : taux d’élucidation des enquêtes pour la police ; pourcentage d’appels téléphoniques ayant reçu une réponse précise ; taux de réussite au bac ; nombre de visites du site Internet, etc.). Les maîtres-mots sont performance, rationalisation, efficience…
Si le terme de performance est flou et peut sembler antinomique en associant recherche de l’excellence et baisse des coûts, la notion d’efficience est plus précise. Ce concept économique  désigne le rapport entre les facteurs de production engagés et la production (bien ou services) qui en résulte. Une politique d’augmentation de l’efficience suppose alors de pouvoir mesurer de façon simple et univoque ces deux termes. Pour les économistes l’intérêt de mettre en place un système de rémunération à l’efficience décroît ainsi avec la difficulté de mesurer les résultats dans des situations de concurrence pour les ressources rares que constituent les moyens, le temps et l’attention des agents (Gadrey ; Belorgey). Si l’on ne peut pas mesurer précisément la valeur de ce qui est produit ni l’ensemble des coûts de production, une politique qui ne serait fondée que sur l’efficience produirait de nombreux effets pervers, contraires aux objectifs recherchés.

Pour développer cette idée, je prendrai l’exemple du travail soignant dans les services de soin à l’hôpital. Soigner n’est pas atteindre un standard univoque et simple car il est toujours possible d’en faire plus pour le malade ; on ne peut pas attribuer une valeur standard (premier choix, deuxième choix, rebut…) au service. Dés lors, le niveau de soin et de confort « acceptable », les efforts attendus pour tel ou tel type de malades, dépendent de normes sociales, d’arbitrages locaux, de choix, de valeurs qui ne sont pas commensurables. Il y a 60 ans, il y avait encore des hôpitaux avec des salles communes pour les malades. Aujourd’hui, cela serait jugé inacceptable.

Le soin repose sur une relation dont la qualité n’est pas homogène et est très contingente aux situations, aux contextes de travail, aux configurations de personnalités en présence. Le résultat du travail des soignants dépend donc de variables qui ne sont pas toutes maîtrisées ou prises en compte. Par exemple, les hôpitaux publics (qui en plus assument une fonction de formation) reçoivent, en moyenne, beaucoup plus de malades connaissant de difficultés économiques et sociales lourdes et présentant des pathologies complexes et rares que les cliniques privées, il est donc logique que leurs coûts soient supérieurs. De même, l’environnement de l’hôpital (quartier difficile ou lieu de résidence de personnes de haut niveau socioculturel, par exemple) joue un rôle dans la façon dont le travail produit ses effets (plus ou moins d’observance des prescriptions, de respect de la discipline hospitalière, etc.)

C’est pourquoi, augmenter l’efficience –au moins sur le papier– peut se faire tout en dégradant la qualité réelle des soins effectivement pratiqués dans le service. La qualité des soins  n’est pas totalement objectivable, mesurable, et les indicateurs ne peuvent en refléter qu’une portion, un aspect. Toute une partie de la baisse de qualité (moins d’écoute et d’empathie de la part des infirmières et médecins, moins de temps pour donner des conseils aux patients, moins de confort, etc.) restera invisible, même si elle peut avoir des effets négatifs à moyen terme (un patient qui se laisse mourir car il n’a pas le moral, un malade qui devra être ré-hospitalisé car il n’a pas bien suivi son traitement, etc.). Par contre, les coûts sont plus immédiatement appréhendables, donc mesurables. Une baisse de coût aura donc pratiquement toujours pour effet d’augmenter, sur le papier toujours, l’efficience ; une part de la baisse de qualité qui en résulte n’étant pas visible à travers les indicateurs comptables. A l’inverse, une hausse des coûts peut sembler inefficiente, d’une part parce que l’amélioration de la qualité en retour ne sera pas entièrement mesurée et d’autre part parce qu’elle entraînera une augmentation des attentes sociales et des exigences des patients (plus la médecine est performante, plus les malades et leurs familles attendent des miracles).

Les effets pervers potentiels des indicateurs d’activité et de qualité basés sur la performance sont donc nombreux. Tout d’abord, ils incitent les soignants à aller plutôt vers certains types de tâches (facilement mesurables) au détriment d’autres activités pourtant importantes dans le soin ; à privilégier le nombre au détriment de la qualité. Un exemple saisissant concerne l’indicateur «  temps moyen d’attente aux urgences » (Belorgey) : Dans les services d’urgence, le tri des malades se fait traditionnellement en faisant passer en priorité les cas les plus urgents médicalement. Or ces cas sont ceux qui mobilisent le plus de temps de personnel. Du coup, faire passer en premier les cas simples, rapidement traités (donc en plus grand nombre), est un moyen de baisser mécaniquement le « temps moyen d’attente et de passage aux urgences » qui est un des principaux indicateurs de la « qualité des soins ». L’existence de cet indicateur, les effets de benchmarking, les incitations financières, concourent à affaiblir l’emprise de la définition médicale de l’urgence dans certains établissements.

Ensuite, les indicateurs de « performance » poussent à une chasse aux « temps morts » (transmissions, discussions informelles, rituels sociaux entre collègues et avec les patients) qui sont pourtant des moments de production (peu visibles) d’un cadrage de l’activité et de constitution de répertoires collectifs nécessaires au bien être et à une véritable efficacité. Les services où les agents ne parlent plus entre eux du travail par manque de temps ou de fait de la mauvaise ambiance qui y règne sont ceux où les plaintes de stress, la démotivation, sont les plus forts. Enfin, les indicateurs qui résument l’activité à quelques aspects facilement mesurables, réduisent chez les soignants les « motivations intrinsèques » (plaisir du don de soi, du travail bien fait, de la relation avec les collègues et les malades) au profit des « motivations extrinsèques » (salaires, carrière, avantages divers…). Ne pas prendre en compte et ignorer volontairement tout un ensemble d’efforts que font les soignants pour s’adapter aux difficultés et améliorer la qualité des soins ne peut que les pousser à la démotivation. Par exemple, dans un service de soins palliatifs en HAD (hospitalisation à domicile) dans lequel le passage aux 35 heures n’avait pas été accompagné d’embauches suffisantes, la surveillante avait proposé une nouvelle organisation horaire sensée permettre aux infirmières de voir plus de patients dans une même journée de travail. Précisé à la minute près, le planning ne tenait aucun compte des aléas éventuels (difficultés de circulation routière, brusque aggravation  de l’état d’un malade, etc.) ni de la volonté de maintenir un bon niveau de contact humain avec les patients. Les infirmières qui prenaient du retard étaient accusées de « mal » travailler alors que celles qui bâclaient le travail étaient félicitées pour avoir tenu les délais.

Plus globalement, une politique d’augmentation de l’efficience peut conduire à un sentiment de perte de sens du travail, à une destruction des collectifs, à des effets pervers absurdes. Pour prendre deux exemples en dehors de secteur des soins on peut prendre le cas d’examinateurs au baccalauréat invités à monter les notes pour améliorer les résultats alors que mettre un 12 sur 20 à un élève au lieu d’un 10 ne le rendra pas plus savant ; ou le cas des personnes qui traitent les dossiers envoyés par les assurés à la Sécurité sociale qui peuvent renvoyer trois fois d’affilée au titre d’une pièce manquante une d’une case mal informée car l’agent a tout intérêt à s’arrêter dès la première anomalie, sans chercher à regarder l’ensemble car il aura « traité », dans le décompte de son activité, « trois » dossiers au lieu d’un, même s’ c’est trois fois le même !

La gestion par indicateurs a pour effet de placer les encadrant intermédiaires dans des situations impossibles : ils se réfugient dans leurs tableaux de bord, cherchent des sanctions indirectes mal vécues. Cela augmente, par ailleurs, le travail administratif, de traçabilité au détriment du travail de terrain plus valorisant professionnellement. Ainsi, les infirmières passent pratiquement plus de temps à remplir des dossiers papier ou informatique qu’auprès des malades (Estryn-Behar).

La façon dont les collectifs de travail définissent la situation, donnent un sens acceptable aux contraintes du métier, font face aux risques, s’en trouve perturbée. La perception de la tâche, des contraintes, dépend en effet du sens donné au travail, à la mission (définition du « vrai travail », des « tâches indues ») et des moyens disponibles. Par exemple dans les services de soins palliatifs, l’accompagnement des mourants peut être vécu comme une activité plus supportable, voire qui a du sens, car les soignants y ont du temps pour discuter ensemble des buts de leur travail (réussir un accompagnement vers une « mort apaisée »), des moyens (locaux adaptés, sélection des malades les plus adaptés au type d’accompagnement envisagé, etc.). D’un point de vue strictement comptable, les soins palliatifs sont peu « efficients » (ils coutent chers et les malades y meurent), même s’ils peuvent jouer un rôle humain de premier plan.

Une vision comptable de l’efficience peut entraver la construction d’un sens collectif partagé. Dans l’absolu, il est toujours possible d’en faire plus pour le malade ou sa famille et seul le collectif de travail permet de définir la bonne distance entre trop ou pas assez d’investissement dans le travail. Sans de tels repères, les soignants risquent vite de culpabiliser ou alors de se désinvestir pour éviter le risque d’épuisement émotionnel. D’autant que la reconnaissance sociale des efforts et investissements réalisés peut sembler imparfaite si seule une facette de l’activité est prise en compte. Les formes informelles de régulation et de gestion des difficultés dans le travail, basées sur l’entraide, le don de soi (pour les collègues, les patients, la mission), sont remplacées par des régulations formelles, impersonnelles.

Une recherche strictement comptable de l’efficience peut conduire à supprimer les moments de débats sur le travail où se constitue une représentation partagée du beau travail, celui qui justifie de faire des efforts, valorise l’engagement de soi ; à réduire les échanges (d’information, de savoir faire, de valeurs, de coups de mains) nécessaires à une vraie coopération, au travail collectif (Loriol, Alter), mais aussi à donner un sentiment de perte de sens du travail (« on ne s’occupe pas de boite de conserves ») de reconnaissance insuffisante (« tout ce qui compte pour la surveillante, c’est d’aller vite »), de méfiance (« comme si nous n’étions pas soucieuses de la qualité des soins sans qu’on nous le dise »).

Pourtant, partir d’une définition partagée et négociée de la qualité des soins devrait permettre de concilier le bien être des soignants, la qualité des soins et une certaine efficacité dans les traitements, à condition de ne pas avoir une vision trop restrictive de l’activité. Qualité et efficacité ne sont pas forcément antinomiques. Le plaisir au travail découle du sentiment (intersubjectif) d’avoir bien fait son travail, de se sentir en accord avec ses collègues et sa hiérarchie de proximité, reconnu par ses patients. La qualité est donc une préoccupation spontanée des soignants, même  si sa définition peut varier d’un service à l’autre. Les salariés, en général, ont à cœur de « bien » faire. Une bonne entente dans l’équipe, le fait d’échanger sur le travail, induit de meilleures relations avec les patients, de meilleurs soins (Vassy). Des études ergonomiques montrent que des soignants (mais aussi des postières) qui font bien leur travail ne prennent pas forcément plus de temps que les autres, mais elles ne suivent pas un protocole imposé (Caroly, Buscatto et al.)

Les mécanismes rapidement décrits ici à propos des soignants hospitaliers pourraient facilement être étendus à d’autres secteurs de l’action publique (travail social, éducation, police, etc.). Ces effets bénéfiques de la participation des salarié à la définition de la qualité comme les problèmes d’une évaluation strictement comptables sont connus depuis longtemps (comme le montre d’une certaine façon les travaux de l’école de relations humaines aux Etats-Unis dans les années 1930-40). On peut donc se demander pourquoi ils semblent aussi peu pris en compte par le haut management et les directions d’entreprise. Deux raisons au moins peuvent être avancées. La première est que la valorisation comptable à court terme de l’activité, qui est la règle dans les grandes organisations incite, comme nous l’avons vu, à ne pas tenir compte d’effets pervers ou de blocages peu visible des hautes sphères de décision, protégées de la complexité du réel par leurs outils de gestion et ne se manifestant qu’à moyen et long terme, à un moment où les décideurs occuperont d’autres postes (après moi le déluge !). Ensuite, la peur de perdre du pouvoir, le contrôle sur le terrain dont ils sont de plus en plus éloignés, dont ils maitrisent de moins en moins les subtilités (par exemple quand un ancien industriel est nommé directeur d’une agence régionale d’hospitalisation sans jamais avoir travaillé dans le domaine sanitaire) pousse les dirigeants à réduire la marge de manœuvre, les zones d’incertitude, de leurs subordonnés.


Références citées :

Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », La Découverte , 2010
Jean Gadrey, Socio-économie des services, La Découverte, 2003
Norbert Alter, Donner et prendre : La coopération en entreprise, La Découverte, 2010
Sandrine Caroly, Activité collective et réélaboration des règles: des enjeux pour la santé au travail, Mémoire d’HDR, 2009.
Buscatto Marie (dir.), Marc Loriol (dir.) et Jean-Marc Weller (dir.), Au-delà du stress au travail. Une sociologie des agents publics au contact des usagers, Ramonville-Ste-Agne, Eres, 2008
Marc Loriol, 2010, Discussions informelles au sein du groupe de travail et construction du stress. Le cas des infirmières hospitalières et des policiers de sécurité urbaine, Communication et Organisation, n°36.
Marc Loriol, La construction du social, Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique, PU Rennes, 2012.
Madeleine Estryn-Béhar, Santé et satisfaction des soignants au travail en France et en Europe, EHESP, 2008
Carine Vassy, Travailler à l’hôpital en Europe. Apport des comparaisons internationales à la sociologie des organisations, Revue Française de Sociologie, 1999.