Quels savoirs pour quelle expertise en santé au travail ?

Enseignements d’un séminaire associant chercheurs de différentes disciplines, experts institutionnels et syndicalistes

Par Émilie Counil et Emmanuel Henry

Pourquoi ce séminaire ?

Au cours des dernières décennies, les enjeux de santé au travail ont été de plus en plus régulièrement appréhendés dans des termes scientifiques et techniques conduisant à donner une place croissante à l’expertise scientifique. L’idée même d’évaluer les effets du travail sur la santé paraissait presque hors sujet jusqu’au début des années 1990, comme en témoigne l’absence d’évaluation épidémiologique du risque amiante avant la forte publicité donnée à cette question. Aujourd’hui, au contraire, le ministère du Travail peut s’appuyer sur le département santé travail de l’Institut de veille sanitaire (InVS) et sur l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) pour instruire un nombre de questions de plus en plus important. L’émergence de ces agences en charge de l’expertise scientifique et plus largement la montée de l’expertise scientifique des questions de santé au travail est significative d’un double processus : l’inscription progressive des questions de santé au travail dans le champ de la santé publique et l’importance croissante des dimensions scientifiques dans la réponse apportée aux questions de « sécurité sanitaire ».

Si cette place croissante de l’expertise dans les décisions publiques correspond pour une part à une demande des mouvements sociaux cherchant à faire prévaloir les enjeux de santé publique sur les intérêts économiques, ces transformations ont pu aussi contribuer à rendre plus difficile l’appropriation des questions de santé au travail par le mouvement syndical, disposant de moins de ressources scientifiques et expertes. Aujourd’hui, il ne suffit plus de dénoncer fortement une atteinte à la santé en milieu professionnel par une grève suivie ou de rendre visible un risque en ayant recours au droit de retrait, il devient de plus en plus nécessaire d’apporter la preuve scientifique du danger ou du risque. Cette transformation des politiques de santé au travail n’est pas sans conséquences sur les mobilisations sociales ou sur les modalités par lesquelles les représentants du personnel et syndicaux peuvent attirer l’attention sur des problèmes sanitaires se posant dans le cadre du travail. Cette contrainte de devoir placer le débat sur le terrain scientifique plutôt que sur celui des terrains de lutte traditionnels des conflits sociaux modifie les rapports de force entre organisations syndicales et employeurs mais aussi entre employeurs et ministère du Travail ou administration européenne dans le cas des réglementations européennes. En outre, produire des connaissances s’appuyant pour partie sur les expertises de terrain est souvent perçu comme une forme de militantisme de la part des scientifiques engagés dans ces démarches de co-construction de savoirs. Cette tension entre la validation scientifique des dénonciations des atteintes à la santé, confiée à des agences étatiques indépendantes se situant dans une certaine distance au terrain, et les mobilisations de travailleurs sur ces thèmes est au cœur d’un séminaire que nous avons organisé en 2014-2015 et qui a rassemblé des scientifiques impliqués dans des activités d’expertise, des chercheurs en sciences humaines et sociales et des syndicalistes (voir encadré).

Distance expertise institutionnelle – expertise de terrain

Une des questions récurrentes posées au cours de ce séminaire concerne les distances parfois irréconciliables entre expertise institutionnelle et expertise de terrain. La séance d’octobre 2014 a permis de revenir sur la mobilisation des salariés et du médecin du travail de l’usine Adisseo de Commentry (Allier), usine de production d’additifs pour l’alimentation animale. Elle nous semble révélatrice des tensions entre les normes de production de connaissances mises en œuvre dans les agences sanitaires et les enjeux liés à l’utilisation de ces connaissances dans la prise de décision en faveur (ou non) de la protection de la santé des travailleurs.

Dans cette usine chimique où un nouveau procédé de production de la vitamine A (le procédé Navas) a été introduit en 1981, sans étude de toxicité préalable, le médecin du travail et le CHSCT demandent dès 1986-87 des études toxicologiques concernant les intermédiaires de synthèse utilisés, dont le principal est le chloracétal C5, dit C5. Les premiers tests sont conduits en 1990 par Rhône-Poulenc, qui a des parts dans l’entreprise. Parmi l’ensemble des produits impliqués dans le procédé, le C5 est celui qui induit le plus de mutations dans l’ADN. En 1994, le médecin du travail, Gérard Barrat, pose un diagnostic de cancer du rein chez deux salariés. Il faudra attendre neuf ans pour que le nombre croissant de salariés touchés soit médiatisé, sous l’impulsion conjointe du CHSCT, d’un chercheur du CNRS, Henri Pézerat et de la récente Association des Malades de la Chimie. S’engage alors un bras de fer pour obtenir d’une part la reconnaissance en maladie professionnelle de tous les travailleurs touchés – salariés, sous-traitants, intérimaires -, en l’absence d’un tableau de maladie professionnelle dédié, et d’autre part la mise en œuvre de la substitution, mesure de prévention obligatoire dans le cas des agents classés CMR (cancérogène, mutagène, reprotoxique). C’est à cette période (2002-2003) que le Département Santé-Travail de l’InVS est saisi par les Ministères du Travail et de la Santé pour conduire des études épidémiologiques dans cette entreprise.

Le processus de réponse à la saisine, long de près de 8 ans, a été émaillé par la communication de résultats intermédiaires, qui tout en rapportant des associations statistiques entre le procédé Navas et/ou le C5 et le risque de cancer du rein chez les salariés de l’usine, ont mis en avant les aspects méthodologiques qui, selon les standards de la science académique, ne permettaient pas de conclure à un lien de causalité. Ainsi, la mise en avant du doute scientifique dans ces études financées par l’Etat, nombreuses et mises en place à grand renfort de moyens, n’a-t-elle pas permis d’appuyer la demande de substitution – toujours non effective à ce jour – émanant du médecin du travail et des salariés. D’autant que l’ANSES, sollicitée pour donner un avis quant au classement du C5 comme CMR, s’était déclarée dans l’impossibilité de le faire dans le cadre des réglementations existantes sur les produits chimiques. Cet exemple montre combien la conception implicite de la causalité et des preuves permettant de l’établir peuvent rendre les approches institutionnelles inopérantes – voire contre-productives – en matière de prévention, dans la mesure où elles fournissent, de fait, des arguments dilatoires aux opposants d’une transformation du travail plaçant la protection de la santé des travailleurs au premier plan. Il interroge donc de manière aiguë le choix du régime des preuves à administrer, et à qui profite, finalement, l’impossibilité de conclure, là où les faits, l’expérience accumulée sur le terrain et les autres données – tant épidémiologiques que toxicologiques – auraient pu être lus sous l’angle de leur convergence quant à la plausibilité des effets.

Besoins de plus de connaissances ? Ou besoin d’autres formes de connaissances?

Ces contradictions entre savoirs issus du terrain et les formes d’expertise plus institutionnelles telles qu’elles apparaissent clairement dans le cas d’Adisseo posent plus fondamentalement la question des types de connaissances qui seraient les plus utiles pour résoudre les problèmes de santé publique posés par l’exposition aux risques professionnels. Au-delà du constat de l’inadéquation des savoirs issus de l’expertise institutionnelle et de la trop faible légitimité des savoirs de terrain, comment les réflexions issues de ce séminaire peuvent-elles aider à reposer cette question ?

Il faut tout d’abord souligner que dans le domaine de la santé au travail (comme dans celui de la santé environnementale), il arrive fréquemment que des industriels cherchent à favoriser l’ignorance sur des enjeux qui pourraient être contraire à leurs intérêts économiques. Des chercheurs en sociologie des sciences désignent ainsi par la notion de « science non produite » (undone science) toutes les connaissances qui pourraient être utiles aux mouvements sociaux, aux acteurs syndicaux, voire aux salariés exposés mais qui ne sont pas produites du fait de l’absence de financement. Alors que plusieurs dizaines de milliers de produits chimiques sont utilisés par l’industrie, nous ne disposons aujourd’hui de données de toxicité que pour quelques centaines d’entre eux. Dans cette situation, un expert mandaté par une agence d’expertise, même doté des meilleures intentions, ne sera pas en mesure de confirmer la nocivité d’un produit si aucune connaissance n’a été produite jusqu’alors. Dans certains domaines, des mobilisations réussissent à réorienter la recherche scientifique, comme cela a été le cas par exemple dans le cas des mobilisations de malades du sida. Dans le domaine de la santé au travail, les mobilisations sociales n’ont à l’inverse pas réussi à réduire les distances entre les connaissances effectivement produites et celles qui seraient nécessaires pour mieux encadrer les expositions professionnelles.

L’exemple de la régulation des expositions des travailleurs aux produits toxiques par les valeurs limites démontre cette distance. Alors que l’absence de connaissances sur les produits toxiques caractérise bien souvent les expositions professionnelles, le choix de recourir à un instrument à forte dimension scientifique comme les VLEP pour structurer une partie importante de la réglementation est loin d’être neutre : l’Etat doit établir des valeurs à partir de données scientifiques alors même que, pour de nombreux produits, ces données sont quasiment inexistantes, rendant difficile, voire impossible ce travail. De plus, on assiste depuis plusieurs décennies à une course vers une sophistication croissante des dispositifs scientifiques à l’origine des réglementations. Ainsi, depuis 2005, un comité d’experts de l’ANSES est exclusivement dédié à ce travail et a produit un peu plus d’une dizaine de valeurs limites. Or, mis en perspective avec le nombre de produits utilisés en milieu de travail ou avec le peu de moyens mis en œuvre pour contrôler le respect de ces valeurs dans les lieux de travail, on peut se demander si l’investissement croissant dans une précision des données toxicologiques et des expertises en vue de fixer le plus précisément ces valeurs constitue une priorité si centrale.

La séance de décembre 2014 a permis une présentation du GISCOP, une initiative cherchant à mettre en évidence les origines professionnelles de certains cancers. Or, une des difficultés majeures auxquelles est confrontée cette initiative est la disparition des traces des expositions professionnelles soit parce que les entreprises ont disparu, soit parce que, si elles existent encore, elles n’ont pas gardé les traces des produits utilisés ou ne veulent pas les transmettre. Au delà de ce cas spécifique, l’enjeu de l’invisibilisation des effets du travail sur la santé constitue une question centrale à laquelle sont confronté tous les acteurs et analystes de la santé au travail. Or, pour contrer ces logiques d’invisibilisation, les connaissances à mobiliser ne sont pas exclusivement d’ordre biomédicale, mais du registre des sciences humaines et sociales qui sont traditionnellement peu mobilisées dans les processus d’expertise institutionnelle. Dans le cadre d’une enquête pour déterminer l’origine professionnelle d’un cancer, Anne Marchand, sociologue au GISCOP a ainsi expliqué comment les travaux de recherche effectué par Bernard Massera, ancien ouvrier de l’usine Chausson, avait permis de reconstituer le parcours professionnel d’une victime et rendre à nouveau visible son exposition à des produits toxiques dans le cadre du travail. Dans ce cas, on voit que non seulement, ce sont des connaissances issues d’une mobilisation cherchant à construire une mémoire ouvrière mais aussi une recherche utilisant les outils des sciences sociales (comme les entretiens ou la recherche documentaire largement utilisés en histoire et en sociologie) qui ont réussi à contrer ces mécanismes d’invisibilisation. Or, ces caractéristiques, attention aux témoignages directs issus du terrain et pluralité des méthodes mobilisées, sont trop rarement celles de l’expertise institutionnelle.

counileÉmilie COUNIL
Épidémiologiste
EHESP Rennes-Paris Cité
IRIS (UMR 8156-997),
Giscop93 – Université Paris 13
emilie.counil@ehesp.fr

 

ehenryEmmanuel HENRY
Sociologue
PSL – Université Paris-Dauphine
IRISSO (UMR 7170 CNRS)
emmanuel.henry@dauphine.fr

Fonctionnement du séminaire

Chaque séance a porté sur un thème différent permettant d’interroger les acteurs, leurs pratiques et les résultats de santé publique produits à travers la mise en œuvre, et parfois la mise en concurrence, de différents types d’expertises. Après une séance introductive (février 2014) consacrée à un bilan des évolutions constatées en matière de veille et d’expertise depuis la crise de l’amiante et des points demeurant encore aveugles, sept séminaires thématiques se sont succédés :

11 avril 2014 : Les valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP) : valeurs scientifiques ou compromis social ?

13 juin 2014 : Peut-on quantifier le nombre de cancers liés au travail sans broyer la réalité ?

10 octobre 2014 : Du signalement de pathologies en entreprise à leur prévention. Quelles données pour quelle action ?

12 décembre 2014 : Des formes concurrentes ou complémentaires de l’expertise ? Mobilisations et production de connaissances pour l’intervention.

13 février 2015 : Hiérarchiser les dangers. Conflits de normes dans le classement et la régulation des substances dangereuses.

10 avril 2015 : Le rôle de l’expertise dans l’émergence et la définition des problèmes de santé au travail. Les « risques psycho-sociaux ».

12 juin 2015 : Les troubles musculo-squelettiques Révélateurs des transformations contemporaines du travail.

Chaque séance était organisée autour de la confrontation des sciences biomédicales, des sciences humaines et sociales et des expertises de terrain, permettant le dialogue de conceptions institutionnelles, académiques et militantes de la production de connaissances utiles à l’action en santé au travail. Afin de favoriser la diffusion et la circulation des pistes de réflexion dégagées, chaque séance a fait l’objet d’une synthèse et a été mise en ligne, avec les présentations et autres ressources communiquées par les intervenants à l’adresse suivante : http://altexpert.hypotheses.org/