Quand France Télécom fait école

L’audience du 1er juin vue par Guillaume Hallier et Gabrielle, militante et militant à Sud Éducation, membres de la commission conditions de travail.


Aujourd’hui, le point crucial abordé sera la « déflation » et ses outils : formation des cadres et managers et outils de contrôle. Autrement dit : comment faire partir 22 000 personnes de France Télécom en trois ans, entre 2006 et 2008. Ce qui nous frappe au cours de cette journée, c’est la désinvolture des prévenus en complet décalage avec l’objet des échanges : on parle bien de morts, de suicides, d’une catastrophe sociale et humaine. En effet, presque dix heures seront passées ce jour sur les choix et décisions liées à la déflation et qui ont mené au désastre que l’on connaît.

La journée est organisée principalement autour de l’audition des prévenu·es. Au moment des faits, Didier Lombard, PDG du groupe France Télécom ; Louis-Pierre Wenès, le « Cost-Killer » responsable des « achats » et président de la filliale France ; Olivier Barberot, Responsable des RH du groupe France Télécom ; Brigitte Bravin Dumont, directrice du programme Act et responsable RH ; Nathalie Boulanger, Directrice des actions territoriales France ; Jacques Moulin, directeur territorial Est ; et enfin Guy-Patrick Cherouvrier, Directeur RH France.

France Télécom n’a pas fait appel. Olivier Barberot, qui a finalement lui aussi décidé de ne pas faire appel, est absent. G-P. Cherouvrier quant à lui n’assiste qu’aux audiences du matin.

La journée suit le déroulé suivant : chacun·e des prévenu·es est convoqué·e à la barre, est invité·e à s’exprimer librement d’abord, puis à répondre aux questions de la cour, suivies de celles des avocat·es des parties civiles, du ministère public et enfin celles des avocat·es de la défense.

Ce qui nous a marqué, c’est que les prévenu·es soient tant à l’aise dans cet environnement judiciaire et continuent de se sentir tout·es puissant·es : ils et elles ont les codes, savent en jouer. Ils et elles se permettent par exemple d’interrompre la cour et les avocat·e·s des parties civiles comme lorsque Didier Lombard, remercie l’intervention d’avocat·e·s des parties civiles à la place de la juge de la cour, qui est contrainte de le rappeler au fonctionnement d’un procès et aux prérogatives de la cour.

Ces puissant·es se défilent de leur responsabilité dans les drames comme nous en serons témoins tout au long de la journée. Car la stratégie de défense des prévenu·es est bien celle d’une esquive systématique : ils et elles étaient absent·es ou en retard à telle ou telle réunion, telle décision ne relèverait pas de leur périmètre d’intervention, ils et elles ne se rappellent plus vraiment de tel ou tel propos en se retranchant derrière le « 15 ans après les faits ». La liste des stratégies d’évitement est longue. Pourtant, les faits sont là, les témoignages aussi. L’ordonnance de renvoi est lourde de 673 pages de comptes-rendus, de synthèses et de paroles recueillies ou rapportées.

La déflation ou comment se débarrasser de 22.000 travailleuses et travailleurs ?

Le 14 février 2006, Didier LOMBARD expose son plan devant les analystes financiers et la presse : il annonce 22.000 départs dits « naturels » sur trois ans et promet des versements de dividendes records pour rassurer les investisseurs. Le lendemain, Didier Lombard et Olivier Barberot confirment cette annonce devant le Comité Central d’Entreprise (CCE). Puis le 20 octobre 2006, à la maison de la Chimie, Lombard, Barberot, Wenes et Boulanger interviennent devant l’Association des Cadres Supérieurs et Dirigeants de France Télécom Orange (ACSED) pour présenter leurs stratégies concernant la transformation de l’entreprise et y annoncer un « Crash Program » pour remédier au nombre insuffisant des départs pour atteindre les chiffres annoncés. Ces différentes annonces sont les rampes de lancement du plan « Next » et de son programme RH le plan « Act », tous deux au cœur des enjeux de reconnaissance de la responsabilité des dirigeant·es. Même si Lombard persiste à affirmer qu’il n’y a pas de lien entre ces deux plans.

L’enjeu de la discussion est de savoir si ces 22.000 départs étaient un objectif fixé ou seulement une « trajectoire » comme se plaisent à dire les prévenu·es ? Car selon la Présidente Pascaline Chamboncelle-Saligue, en 2006, les choses auraient encore pu être infléchies.

Les questions des avocat·es de la partie civile, Me Topaloff en tête, s’enchaînent : les difficultés pour atteindre cet objectif ont-elles été anticipées ? Sachant que 65 % des salarié·e·s sont des fonctionnaires et que le dispositif de « congé de fin de carrière » (CFC), comptabilisé dans les départs, prenait fin en 2006. Pour eux et elles : « forcément ça coince ».
Ce qui sous-tend le débat, ce sont les questions des méthodes managériales utilisées pour « faire partir » des fonctionnaires qui ne peuvent être licencié·es.
Ce qui se joue, c’est la reconnaissance de la maltraitance qui s’institutionnalise.
Et pour nous, ce qui résonne, ce sont tous les départs que l’on constate dans l’éducation nationale et dans l’enseignement supérieur et la recherche depuis plusieurs années.

Avec cynisme, les prévenu·es ergotent sur les termes. La présidente relance : départs « naturels » et/ou départs « incités », forcés. Pour elle, ce n’est « pas la même chose » et elle interroge. Cherouvrier répond « oui, les départs naturels sont les départs à la retraite, les CFC, les mobilités vers la fonction publique ». « Et les décès », complète la présidente. Ce qu’il confirme à demi-mot, tout en précisant que « le sujet est trop sensible » pour qu’il réponde à la question.

Lorsque Me Topaloff, aborde cette question sémantique de la qualification des départs « naturels » et départs « incités », M. Cherouvrier persiste à réfuter l’idée que les « mobilités Fonction Publique » étaient dans les faits des départs « incités ». Il faudra l’intervention de la cour pour reformuler, et encore une question de Me Benoist, autre avocat des parties civiles, pour que finalement ce constat de terrain soit reconnu.

Les outils d’une politique délétère et meurtrière

Avec cet objectif – ou trajectoire selon la défense – de 22.000 « départs » en trois ans, les plans Next et Act ont besoin d’outils pour être mis en œuvre. Deux axes principaux seront étudiés lors de cette journée d’audience : la formation des cadres et managers d’une part, et les « outils de contrôle » d’autre part.

Avec notre engagement dans l’éducation nationale et dans l’enseignement supérieur et la recherche, on ne peut que souscrire aux propos de la présidente lorsqu’elle avance : « On se dit que la formation est une arme ».
En effet, ce qui est très frappant, c’est la continuité entre les discours tenus devant les financiers, ceux tenus devant l’ACSED, et le contenu des formations dispensées aux managers. Ces formations sont externalisées à des organismes, payés pour les construire et les mettre en œuvre.

Un Comité de Pilotage (CoPil) a également été mis en place. Cherouvrier, qui est le seul prévenu ayant participé à ce CoPil, est à la barre pour répondre aux questions. Les prévenu·es suivent la même ligne de défense depuis le début : iels ne savaient pas, il n’y avait pas eu de remontées, d’alertes, etc. Lors de ces formations, des tables rondes ont été organisées et ont fait l’objet d’une synthèse dont le CoPil a été destinataire. Cette synthèse fait état de questions et réactions des cadres et managers participant·es. En en lisant certains passages, la présidente souligne que « tout cela est interloquant pour la cour ». Les questions et interventions des participant·es ne laissent aucun doute sur les finalités de la formation et des plans Next et Act. Cherouvrier se défausse une nouvelle fois en expliquant que ce Comité de Pilotage n’avait pas connaissance du contenu des formations, ne s’occupait pas des « détails ». Ce qui ne l’empêchera pas de souligner quelques minutes plus tard que dans ces formations il y avait un module sur les Risques Psycho-Sociaux (RPS). Incohérence. En mai 2007, un séminaire appelé « Réussir le programme Act » à destination des DRH est organisé par Barberot et Cherouvrier. Certain·es participant·es auraient été choqué·es par le contenu de la formation. Quand il est questionné, Cherouvrier admet : « ça grinçait un peu ». Le Ministère Public se demande alors pourquoi continuer à financer une formation pour laquelle il y a des remontées négatives, et qui ne semble pas correspondre à la philosophie que Cherouvrier se plait à rappeler : « Ce qui compte pour moi, c’est le respect des salariés, on n’obtient rien par la force. ». Nouvelle incohérence.

En assistant à cette audience, on ne peut se défaire de cette impression que les prévenu·es ne sont pas honnêtes, qu’ils essaient de « noyer le poisson ». Comment affirmer haut et fort, à de multiples reprises, comme un refrain, que les plans Next et Act n’avaient pas un objectif de 22.000 départs alors que de nombreux écrits issus de ces formations à destination des cadres et managers mettent en avant autant de chiffres de départs par année, par catégorie, et que le terme même d’ « objectif » est repris en de nombreux endroits ?

Après la formation des managers, le principal outil de cette politique est la part variable de leur rémunération. Celle-ci était en partie indexée sur leur contribution individuelle aux objectifs de départs. C’est sur le « en partie » que la défense s’appuie principalement en expliquant que celle-ci était in fine minime. Cependant, la question qui nous brûle les lèvres sera posée : « Est-ce que fixer des objectifs chiffrés liés à la rémunération n’est pas incitateur de dérives ? ».

A plusieurs reprises pendant cette discussion, la cour fera référence à des tableaux qui présentent des chiffres de départs, par année, par secteur, par « vecteur » (CFC, Mobilité Fonction Publique, création d’entreprise…). Ces documents ont été retrouvés dans des e-mails et d’autres documents, sur l’ordinateur de Jacques Moulin ou dans les correspondances de Nathalie Boulanger. Ils mentionnaient également des calculs de part variable de la rémunération des managers, intégrant les objectifs de mobilité interne et externe établis en 2006.

Dans une moindre mesure il sera également question du système de rémunération, elle aussi variable selon les objectifs de départs atteints, des employé·es et agent·es des « Espaces Développement ». Ces espaces sont l’un des bras armés de la mise en œuvre de la politique RH de l’entreprise. Ce sont des lieux « d’accompagnement » des agent·es et employé·es en reconversion professionnelle, se retrouvant sans poste de travail (les fameux « CDI sans chaise ») ou étant amenés à en changer. Jacques Moulin, à qui il a été reproché d’employer l’expression « low performers » pour désigner des salarié·es jugés peu productifs, argue pour s’en défendre que les « Espaces de Développement » étaient pertinents face au « quasi illettrisme » de certain·es salarié·es. Mépris de classe, quand tu nous tiens !
Une preuve supplémentaire que ces espaces sont des lieux d’exécution de cette politique existe. Des tableaux récapitulatifs comparant la situation des « Espaces de Développement » de chacune des directions territoriales « par rapport à la cible totale départs externes Groupe France » ont été retrouvés sur l’ordinateur de Moulin, au sein d’un document nommé « Réussir Act ».

Que ce soit à France Télécom ou maintenant dans l’éducation nationale, la question de la formation continue reste au cœur des outils pour imposer un changement radical de politique au sein de l’entreprise ou de l’institution. Comment ne pas comparer la politique de formation de France Télécom évoquée aujourd’hui avec des formations qui se sont tenues ces dernières années au sein de l’éducation nationale telle que « Leadership conscient et Management humaniste » organisée en 2019 par l’Inspection Générale de l’éducation Nationale et qui cible tout personnel voué à diriger une équipe (chef·fes d’établissement, chef·fes de service, etc.).

Le rapport capital/travail en procès

Avec l’audition de Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC, c’est tout d’abord la question financière qui est abordée. Il décrit la bonne santé financière de l’entreprise au moment des faits. Pour montrer le lien entre capital et travail, il souligne que les dividendes de 2005 ont été multiplié par deux, ce à quoi Lombard réagira : « vous êtes tout le temps en train de chanter la question des dividendes, ça commence à bien faire ! ». Ce témoignage dénote du discours de Lombard, Wènes et consorts qui se vantent en permanence d’avoir sauvé une entreprise “au bord de la faillite”.

Puis M. Crozier revient sur la création de l’ « Observatoire du stress et des mobilités forcées » et souligne l’alliance syndicale improbable entre la CFE-CGC et Sud PTT pour la création de cet espace de réflexions et d’analyses. Quelques mois après sa création, cet observatoire diffusera un questionnaire auprès des salariées afin de connaître leurs conditions de travail et leur ressenti. Mais cela dérange, le site web sera bloqué par les services informatiques : les salarié·es seront empêchés d’y accéder avec leurs ordinateurs professionnels sur ordre de Barberot. Pire encore, celui-ci, DRH du groupe France, embauchera des hackers pour fausser l’enquête comme il l’a avoué lors de la première instance du procès. Nous constatons ici que pour des dirigeant·es qui fondent leur défense sur le “je ne savais pas”, ils et elles ont déployé des moyens conséquents pour empêcher les alertes d’émerger.
D’ailleurs, dans l’ordonnance de renvoi, les délits d’entrave au fonctionnement du CHSCT occupent une bonne place dans la liste. Or, le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) était l’instance première pour que les alertes remontent et soient entendues. Force est de constater que même en 2022, 15 ans après les faits, des administrations publiques suivent le modèle incriminé ici. Dans l’éducation nationale, de nombreux CHSCT dysfonctionnent, et il n’est pas rare de voir des hauts responsables hiérarchiques (Directeur·trices Académique, Recteur·trice, Secrétaires Généraux·ales) entraver le fonctionnement de l’instance, en refusant par exemple les enquêtes du CHSCT ou en cachant des éléments primordiaux pour la prévention tel que les alertes déposées par les agent·es dans les registres dédiés (RSST). Tout cela bien sûr en toute impunité malgré les textes de loi qu’ils et elles bafouent allègrement.

On ne peut pas terminer cette chronique sans revenir sur la comédie de Jacques Moulin à laquelle nous avons assisté. Réussir à esquiver plusieurs questions de la cour et des avocat·es des parties civiles en imposant un discours managérial de 20 minutes montre à quel point la question humaine est hors de leur sujet. La novlangue utilisée fréquemment en est la meilleure illustration, et on ne peut que s’inquiéter de voir à quel point ces éléments de langage managérial se sont diffusés au sein de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Oui, nous pouvons avoir peur de l’idéologie néo-libérale qu’elle porte au regard des conséquences humaines dramatiques dont il s’agit ici. Les suicides ont été malheureusement nombreux à France Télécom. C’est leur mise en visibilité par l’action syndicale qui a permis de mettre un coup d’arrêt au pire. Dans l’éducation nationale, les suicides existent aussi, comme celui de Christine Renon par exemple, mais très peu sont médiatisés.
N’oublions pas que l’un des premiers chantiers de l’Observatoire aura été de compter les mort·es afin d’objectiver et de rendre visible les effets des politiques managériales menées.

Et pour l’éducation nationale, faut-il que nous comptions aussi nos mort·es ?