Patrick Cingolani est professeur de sociologie à l’université de Paris Diderot, directeur du laboratoire de changement social et politique (LCSP) à Paris Diderot. Il a beaucoup écrit sur la précarité. Il est l’auteur du livre « évolutions précaires », un essai sur l’avenir de l’émancipation.
Depuis à peu près un demi-siècle, le grand mouvement d’externalisation du capitalisme est passé par la délocalisation industrielle, la désintégration verticale des entreprises, la franchisation, la filialisation, toutes les formes de sous-traitance et le travail intérimaire, jusqu’aujourd’hui le travail au sifflet ou le fameux zero hour contract des Anglais.
L’externalisation sur les plates-formes représente une nouvelle forme d’asymétrie du capitalisme. La division internationale du travail s’est accentuée et a pris un nouveau caractère. Dans les pays développés, le capitalisme conserve une part décisionnelle, innovante, conceptuelle, marketing donc spéculative et externalise une part manufacturière, usinière du travail, vers les pays en voie de développement et, entre autres, la Chine.
En 2001, Serge Tchuruk, alors PDG d’Alcatel, évoquait l’idée d’entreprise sans usine, fondée sur l’argument que la valeur ajoutée manufacturière tend à décroître tandis que la valeur immatérielle s’accroît sans cesse.
Dans l’économie de plates-formes, qui s’est développée grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, on retrouve une caractéristique du capitalisme et de l’externalisation, à savoir la domination du travail vivant à travers le travail mort, qui divise, parcellise, fragmente et opacifie les conditions de la domination.
A la faveur des transformations techniques, se produit une dérégulation sociale. Les conditions de travail, de protection et le salaire lui-même sont tirés vers le bas, à travers les nouvelles formes d’indépendance, d’oscillation entre indépendance et travail précaire et salariat précaire.
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication permettent également de contrôler, à la fois à un niveau international mais aussi plus local, des d’entreprises ou des individus externalisés, mais également de suivre les chaînes logistiques, pour l’acheminement le plus rapide possible et pour un coût minimum des productions en provenance des pays en voie de développement.
La nouvelle puissance du capitalisme caractérisée par sa relation étroite avec les nouvelles technologies se résume à sa capacité de lier ce qu’il a délié. Dans une certaine mesure, toutes les dynamiques d’externalisation sont des dynamiques de déliaison. Mais le capitalisme a les moyens, à travers la nouvelle technologie, de lier, contre les travailleur·euses, le process de travail et de lier les travailleur·euses à sa propre fin, dans une dimension de contrôle.
La question du monitoring et de l’algorithme dans le capitalisme de plate-forme
Ce capitalisme algorithmique présente une similitude avec le taylorisme, en termes d’asymétrie de la relation savoir-pouvoir et de contrôle par la machine, contre l’illusion d’une certaine autonomie.
Comme dans le taylorisme, le travailleur de la plate-forme est dépossédé de son savoir par la machine. Le GPS monitore les chauffeurs Uber, les oriente, analyse les itinéraires. Le logiciel suit également l’évolution de la demande, les moments de pointe, influe sur les prises de pauses. Les chauffeurs sont évalués, y compris par les clients auxquels est déléguée l’activité de subordination sur ces travailleur·euses délié.es et individualisé.es dont se saisit la plate-forme pour les lier, les contrôler grâce à la nouvelle technologie. Le GPS est également présent chez Amazon pour accompagner les déplacements des travailleur·euses dans les entrepôts.
La question du marchandage et du tâcheronnat dans le capitalisme de plate-forme
La dynamique d’uberisation est, en fait, une vieille histoire qui date du XIXème siècle, à savoir un sous-entrepreneur ou un intermédiaire qui va revendre du travail ouvrier. On assiste à des comportements peu scrupuleux dont se décharge le propriétaire de la plate-forme puisqu’il n’est qu’un intercesseur entre des clients et des travailleurs, se payant pour leur mise en relation : retard, absence partielle ou totale de rémunération, modification inattendue de cahier des charges, compléments d’activité gratuits.
Sur des plates-formes task rabbit (boulot du lapin), des petits boulots à la demande sont proposés à des travailleur.euses peu qualifié.es de la gig economy (l’économie des petits boulots), payés au cachet, avec le fantasme un peu artistique que suppose le mot cachet. Sur la plate-forme Mechanical Turk d’Amazon, des clic workers ou turkers sont rémunéré.es pour quelques centimes la pièce. Ces tâches qui ne peuvent être faites par des machines, appelées HIT (Human intelligent task), se réduisent à quelques clics : scan de tickets de caisse de supermarché froissés pour étudier la concurrence, micro traductions de fiches produits, identification de personnes sur des photos, like sur comptes Facebook… La motivation de ces travailleur·euses est la recherche d’un complément de revenus. Ils, elles peuvent trouver dans l’absence d’horaires imposés une certaine forme de liberté mais le contrôle peut bien entendu s’exercer au niveau du temps de travail effectif. En majorité, ce sont des jeunes, nord-américain.es et indien·nes, des femmes et leur niveau scolaire est relativement élevé.
Des plates-formes internationales sollicitent des professionnel·les indépendant·es. Freelancer.com regroupe 18 millions d’utilisateur·trices sur 247 pays. Upwork enregistre 10 millions d’utilisateur.trices sur 180 pays, dont un quart aux USA. Ce sont des designers, web developers, architectes, avocat.es, ingénieur.es, traducteur.trices qui sont mis en concurrence au niveau international, y compris avec des professionnel.les des pays de bas niveau de salaire, qui trouvent un intérêt d’être mieux payés que pour un travail local, comme par exemple les web designers ukrainien.es.
La question de la fragmentation, des résistances et de leur affaiblissement
Dans la mesure où une bonne partie de ces travailleur·euses font leur activité de chez eux, plutôt que de parler d’individualisation et d’isolement, la métaphore de l’insulation du travailleur.euse, au sens d’île, paraît plus pertinente.
Le phénomène de l’auto-entreprenariat est assez peu développé en France. Il y a entre 800 000 et 900 000 auto-entrepreneur·euses qui, pour 80 %, ont un revenu inférieur au SMIC mensuel sur 3 ans d’activité. Par contre, il y a 4,7 millions d’auto-entrepreneur.euses en Angleterre et 1/3 des travailleur.euses américain.es sont des freelancers.
Les professionnel.les des plates-formes sont confronté.es à des éléments de souffrance au travail qui mériteraient d’être analysés, par rapport à la solitude, l’absence de collectif, le fait d’être boucs-émissaires des salarié.es de l’entreprise qui leur font porter la responsabilité d’éventuels retards, la porosité entre le temps de travail et de non travail. La question de la fin de la journée de travail devient une question de réflexivité et plus de subordination, et de disciplinarisation, comme en entreprise. Le petit travail à la demande, l’économie des petits boulots relèvent de ce que André Gorz appelait la néo-domesticité. Ce sont des personnes qui sont à la limite entre le travail précaire, un précariat.
Les effets des désagrégations des collectifs de travail sont encore plus puissants que dans le taylorisme mais ce processus présente un caractère ambivalent. Peut-être qu’il y a aussi, à travers les nouvelles technologies, de nouvelles formes de vie et de travail, de nouvelles relations entre l’homme et la machine qui se développent, qui dépassent la question du capitalisme et qui pourraient faire l’objet d’une réflexion dans une perspective de lutte et de résistance, y compris du côté de la décomposition de la forme entreprise.
Des salarié.es et indépendant.es, qui se rendent compte de leur aliénation, tentent de se réapproprier la question de la plate-forme collectivement et de s’auto-organiser dans des formes nouvelles et hybrides de coopération, entre salariat et indépendance. La coopérative Coopaname expérimente cela à une échelle locale. Il y a tout un enjeu du syndicalisme dans la relation qu’il pourrait constituer avec ces expérimentations collectives et sociales.