Le bulletin « Et voilà » entame la publication au long cours (et en plusieurs épisodes) du regard de terrain d’un inspecteur du travail,
notre camarade Jacques Dechoz.
Pris entre les exigences de cadence et les prescriptions de sécurité, les ouvriers n’ont plus le choix que de prendre des risques(…) La réglementation dans l’entreprise en matière de sécurité n’a donc pas pour unique effet la protection de l’intégrité physique des ouvriers. A la limite, elle est même susceptible d’avoir l’effet inverse : sans éliminer les conduites à risque, elle impose le silence à leur sujet et fait ainsi obstacle aux tentatives de reprise en main de leur sécurité par les travailleurs.
Nicolas Jounin – Chantier Interdit au public
La neutralité axiologique, comme on dit en termes savants, n’existe pas. Et l’objectivité dans un récit est un rêve vain. Il s’énonce incarné, s’énonce à partir d’un lieu, d’un regard dé- terminant une perspective, il affleure d’une date à partir de laquelle se déroule la mémoire, date à partir de laquelle en même temps s’effacent et s’invoquent les souvenirs.
Et il y a toujours un temps d’hésitation, un point fixe avant que de se mettre à écrire. Peut-être faut-il commencer ainsi : l’histoire que je vais tenter de compter, celle d’un accident du travail, je n’en ai été nullement acteur, pas même témoin. Je ne la tiens, dirai-je, que de seconde main. En peine, une jeune collègue inspectrice du travail est venue me trouver il y a quelques années pour que je relise le procès-verbal qu’elle venait difficilement de rédiger et qui mettait en cause la responsabilité d’une grosse entreprise. C’est ainsi que j’ai découvert cet accident. La relecture ne devait être que formelle, je veux dire portant sur la formalisation dans le langage pénal de l’événement pur : « un travailleur se fait broyer la main par une machine ». En d’autres termes mon regard ne devait que se préoccuper de ce double idéel, juridique, d’un drame. Bien sûr, j’étais tenté d’aller au-delà, j’ai posé à cette collègues quelques questions sur celui-ci. Mais l’affaire était déjà ancienne, presque un an et demi, et s’était déroulé ailleurs, dans son premier poste qu’elle venait de quitter. Mes questions n’eurent pas de réponses. De ce fait, je n’ai, il ne me demeure, plusieurs années plus tard qu’une épure, et quelques documents, pour la conter…
La voici donc, telle que le procès-verbal la présente dans sa suc-
cincte introduction : « Le 14 septembre 2010, vers 23 heures, Monsieur M.K. se trouve sur le site de R*** pour des opérations de sablage et de nettoyage d’une chaudière. Alors qu’il était en charge de la surveillance et de l’évacuation des résidus d’incinération et du sablage au niveau du convoyeur afin qu’il n’y ait pas de bourrage, il a passé la main par le trou de poing, jusqu’à l’écluse en fonctionnement, se faisant happer l’index, le majeur et l’annulaire de la main gauche par les pales de l’écluse en rotation »
Cet accident a occasionné à Monsieur M.K. l’amputation de trois doigts »
Il dira plus tard : « la machine, s’était bloquée et était arrêtée, elle a redémarré pendant que j’avais plongé la main dans la buse, pour débourrer. » Ou quelque chose comme ça. Les dirigeants de l’entreprise où il travaillait nieront le redémarrage disant que la machine n’avait cessé de fonctionner. La question n’est pas anodine : si les dires de la victime sont exacts, sur ce point à tout le moins, il y a faute : une machine ne doit par redémarrer de manière intempestive. Et donc elle et non conforme.
Quant à l’affirmation inverse, outre cela de nier un défaut de conformité, elle vise clairement le salarié : il n’a pas été attentif… (quand bien même l’environnement était très bruyant sera-t-il concédé). Mais pour ce qui concerne notre propos, ce point est un peu secondaire.
Une première lecture causale sera faite de l’accident, par le CHSCT, selon le fameux « arbre des causes ». Le voici :
L’affaire est simple : pour éviter la répétition d’un tel accident, il n’est qu’à empêcher la réitération d’un des « événements ». Interdire, conclura-t-on qu’une main pénètre dans le trou de poing.
À suivre dans un prochain bulletin…