« On s’est trompé »

Chronique du 15 juin vue par Vincent Gaullier, réalisateur de films documentaires.


Tout comme les films de zombis ou les westerns, les films de procès sont un genre à part entière ; avec ses codes et ses invariants. Des films qui profitent à plein ce que concentre une audience, avec le prétoire pour plateau et les prévenus, avocats, magistrats… ou le public pour personnages.

Pour autant, malgré toutes les qualités artistiques et techniques des réalisatrices et réalisateurs, leurs œuvres n’égalent jamais la puissance du réel. Sans doute parce que ce réel suffit à la dramaturgie du récit, sans besoin d’aller chercher une complexité inventive et subtile, sans besoin de pallier la banalité du quotidien. Il est là, s’imposant à nous spectateurs.

Le procès France Telecom est de ce point de vue exemplaire.

Après la 1ère instance en Correctionnel, tous les condamnés avaient interjeté appel, hormis Orange (ex France Telecom) personne morale ainsi que Olivier Barberot, le DRH.

Le nouveau décor dans lequel ils se retrouvent cette fois : le vieux et grandiose Palais de Justice de Paris. Ce « quotidien » qu’on évoquait, tristement ordinaire : celui de la violence au travail. L’un des personnages principaux de l’audience du jour : la présidente Pascaline Chamboncel-Saligue. Le programme avec lequel elle va ouvrir cette audience : « examen de personnalité ».

Les yeux-caméra du chroniqueur judiciaire d’un jour, que je suis, joue des cadres, des focales, des mouvements. Il se permet tout. De filer la métaphore visuelle entre l’assurance inébranlable, confinant à la suffisance, de Didier Lombard, ancien patron de France Telecom, et son allure ventripotente, sa coupe rase de militaire qu’il n’a jamais été. Il réserve cette association pour le moment où l’ex PDG justifie sa formule « il y a une mode des suicides » : « Quand je parlais de mode, je me référais à l’idée de transmission spontanée entre individus. C’est vrai, ça existe, je l’ai vérifié après. » Après ? Didier Lombard est donc allé rechercher des éléments qui confirmeraient son dérapage verbal, atténuant alors sa portée. Et : « Il y a bien une publication scientifique qui l’a démontré. » Une publication n’est pas preuve. La preuve scientifique n’existe pas. On parle à la rigueur de consensus scientifique, ce qui n’est pas du tout le cas dans cette épidémie de suicide. Peu importe, l’homme avance à marche forcée : « Oui je réagis avec émotion. De façon spontanée. C’est mon caractère. » La toute-puissance managériale.

Autre personnage : Louis-Pierre Wenès. Pour une autre séquence du film. Pascaline Chamboncel-Saligue s’attarde sur les revenus de ce jeune retraité : « 310 000 euros brut avant impôt/an. Vous confirmez. ». « Ça ne fait plus que 200 000 euros net après impôts », tient-il à préciser pour clamer que ce n’est pas tant, que c’est beaucoup moins. Si peu ? Cela fait quand même près de 17 000 net par mois. Et l’homme de nous parler de sa passion : la menuiserie. Et son atelier, aménagé avec soin. Des pièces qu’il fait pour sa famille, ses amis, pour lui, par pure plaisir. Le but : dresser l’autoportrait d’un homme délicat et patient – les qualités d’un bon artisan – alors que les plaignants parlent de sa brutalité et de ses emportements. La Présidente de la cour s’en interroge à mots ouvert.

Le fil dramaturgique s’étire, jouant entre relâchement et tension. On fait venir un témoin à décharge, appelé par l’avocat de Louis-Pierre Wenès. Elle présente bien, raconte par le menu sa reconversion réussie mais manque complètement de clairvoyance sur les enjeux de ce procès, tombant dans un discours exagérément laudateur de son ancien patron et mentor : « C’est un cerveau hors du commun. Avec une intelligence tellement particulière. Mais aussi une méthode. Imaginez : Pierre ne donne pas de consigne. Sur un dossier, je pose les questions de départ, je soulève les problématiques, il écoute l’écho du travail que je fournis. Et il retient à chaque fois la meilleure des options. » Tant d’excès annule toute pertinence de ce témoignage. Quand elle rejoint les bancs du public, c’est pour s’assoir tout naturellement entre les épouses des messieurs Lombard et Wenès. L’audience est levée, Louis-Pierre Wenès vient lui « claquer » deux bises sur les deux joues. Aucun scénariste n’aurait osé.

Arrive enfin « l’interrogatoire récapitulatif » de Brigitte Dumont. On lui rappelle les conclusions en 1ère Instance : « Complicité de harcèlement morale ». Les échanges entre les deux femmes sont vifs et sans temps morts. La présidente veut amener la prévenue à reconnaître que le déploiement ACT en 2006 a été un échec. Alors que l’ancienne directrice d’opération France responsable du programme ACT n’a de cesse de se définir comme une championne de la négociation et que ses avocats abreuvent la cour de témoignages allant dans ce sens. Une fois, deux fois, trois fois, la présidente revient à la charge pour lui faire admettre qu’elle s’était trompée dans la gestion de la situation. « Tous les témoignages élogieux que font remonter les avocats de la défense sont postérieurs à 2006, à cette époque vous n’êtes pas encore la « championne de la négociation » ». Et de poursuivre « Comment ne pas avoir entendu tout ce que les médecins du travail, les représentants syndicaux, certains de vos cadres vous rapportaient ? ».

La cuirasse commence à se fendiller. « On aurait dû sans doute mettre en place un dispositif de remontée d’information ». La présidente : « Notez Madame la greffière ». Elle poursuit son interrogatoire, faisant exploser cette cuirasse – le climax de cette journée – Brigitte Dumont reconnaît : « On s’est trompé ». Enfin. La présidente, sobrement : « Notez Madame la greffière ». La prévenue laisse couler ses larmes, évoquant alors le souvenir de sa sœur qui s’était suicidé à l’époque des faits. Et qui lui renvoyait « en permanence la question de sa culpabilité et de sa responsabilité. » Son avocat lui amène un mouchoir. Quand la défense objective des faits ne donne rien, on bascule dans l’affect.

Les veuves, veufs, orphelines et orphelins, eux, n’ont plus de larmes.