NAJE, une compagnie de théâtre de l’opprimé

logo-naje-haute-definition-copiePourriez-vous en quelques mots nous présenter la compagnie Naje, ses origines, son mode d’intervention, ses membres ?

« Nous n’abandonnerons Jamais l’Espoir » (le nom vient d’une citation de la philosophe Hanna Arendt) est une compagnie professionnelle pour la transformation sociale et politique. Elle pratique la méthode du Théâtre de l’Opprimé, inventée au Brésil dans les années 1960 comme outil de mobilisation et de résistance face à la dictature. Naje a été créée en 1997 par Fabienne Brugel et Jean-Paul Ramat, qui ont été membres de la compagnie française d’Augusto Boal pendant plus de dix ans. D’autres comédiens-militants les ont rejoints au fil des ans. Elle est aujourd’hui composée d’une quinzaine de professionnels, issus de divers horizons mais qui ont tous reçu une solide formation.  

La compagnie intervient dans les champs de la culture, du social, du politique, de la santé, de l’éducation, de la formation professionnelle, de l’environnement, de la justice, de l’habitat, de la citoyenneté, du développement social.

Nous donnons des représentations de spectacles de théâtre-forum figurant à notre répertoire, en créons de nouveaux à la demande, animons des ateliers locaux… Naje est aussi organisme de formation professionnelle.

En quoi le théâtre-forum est-il un outil pour agir ?

Le théâtre-forum est le principal outil de la méthode du Théâtre de l’Opprimé. Les différentes scènes d’un spectacle de théâtre-forum sont tirées d’histoires réelles, illustrant des situations d’oppression et de domination, que celles et ceux qui les ont vécues sont venus nous raconter. Ces séquences disent des réalités qui ne nous conviennent pas et en dévoilent les enjeux. Elles sont construites comme des questions : comment faire pour changer cela ? Nous jouons chaque séquence une première fois, telle qu’elle s’est passée dans la réalité. Et puis, nous la rejouons une seconde fois. Et là, tout spectateur qui le souhaite peut venir sur scène pour jouer son point de vue et tenter de faire bouger les choses. Aucune intervention ne peut se faire de la salle : pour intervenir, il faut remplacer le personnage avec lequel on se sent solidaire, parce qu’alors, l’intervention prend le poids de l’action tentée. Faire forum, c’est s’essayer ensemble à l’action transformatrice et en peser les conséquences. Pour que demain, les choses ne soient plus tout à fait comme avant.

Chaque année, vous lancez un travail mêlant amateurs et professionnels, le « chantier » : pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Chaque année, un « grand chantier national » regroupe 40 à 50 citoyens (dont un tiers à un quart venu de milieux populaires) pour un travail participatif d’éducation populaire sur un sujet de société. Ce chantier suit trois phases successives. La première, dite « de formation », dure cinq week-ends pendant lesquels le groupe auditionne des experts et improvise les situations qu’ils apportent. Il croise ces apports avec ses propres situations et pose les bases de l’écriture du spectacle. La deuxième phase est celle de la création : le groupe met en scène et répète le spectacle et se prépare au débat public. La troisième, c’est celle du spectacle lui-même : deux représentations qui permettent de mettre les fruits de ce travail collectif en débat public avec plusieurs centaines de spectateurs.

L’an passé, le thème du chantier était la question du travail : comment l’avez vous abordé et comment avez-vous construit le spectacle?

Nous avons suivi le processus habituel. Et donc commencé par accueillir une demi-douzaine d’experts et de militants, dont Bernard Bouché, de Solidaires. Nous avons cherché à élargir au maximum le spectre des sujets traités. Aussi bien ceux qui ont trait au bonheur au travail (ce qui fait sens pour nous, en quoi notre travail nous construit… ) que ceux qui illustrent le malheur (ce qui nous fait souffrir, perdre le sens, être soumis à des objectifs intenables…). Nous avons abordé les questions des conditions de travail, de l’organisation, du management, de la santé… mais avons aussi accordé une large place au « non travail », que ce soit sous la forme du chômage subi que sous celle du choix que font certain-e-s de vivre autrement que centré-e-s sur le travail. Sans oublier, bien sûr, la question des luttes collectives et des actes de résistances individuels.

Quelques années après avoir construit, avec notamment Sud PTT, « Les impactés », voyez-vous des évolutions dans le monde du travail ?

Nous ne sommes pas des « experts », et il faut se méfier des généralisations. Mais une chose nous frappe, notamment à travers ces « grands chantiers » qui rassemblent des gens travaillant dans des métiers et secteurs très divers. Partout, le même discours managérial tente d’imposer sa loi. Partout, les dispositifs d’évaluation systématique détruisent le sens du métier, les valeurs et la qualité du travail. Partout, les pressions quotidiennes se font de plus en plus fortes. C’est la face noire, implacable, des évolutions dans le travail : ce néo-management qui renforce les contraintes. En même temps, nous avons le sentiment que la prise de conscience de ce système – et des dégâts qu’il provoque, individuels et collectifs – se renforce, s’accélère, se généralise… Les gens se rendent compte qu’ils ne sont plus seuls, que leur souffrance ne vient pas de problèmes individuels, mais bien de la confrontation à un système. Et cela porte en germe bien des résistances.

Comment souhaiteriez-vous et pourriez-vous aller plus loin avec les syndicats pour construire des outils pour agir ?

Deux formes d’intervention pourraient être développées, élargies, généralisées… La première, c’est de travailler avec des groupes de salariés sur leurs conditions de travail, mais aussi leurs modes de résistance, individuels et collectifs : un peu ce que nous avons fait à France Telecom avec « Les Impactés ». La seconde, que nous n’avons pas encore assez expérimentée, serait de développer des formations et des actions communes avec les militants syndicaux, les délégués, pour que le Théâtre de l’Opprimé devienne un outil supplémentaire de débat, de mobilisation et de lutte, pour les syndicalistes et pour les travailleurs.

Quels sont vos projets pour ces prochains mois ?

En ce moment, à proximité de la COP 21, nous sommes mobilisés sur la question du dérèglement climatique. En 2009, lors du Sommet de Copenhague, nous avions créé un spectacle, « Ça va chauffer », pour sensibiliser les citoyens à ces enjeux. Six ans plus tard, ce spectacle est – hélas ! – toujours d’une brûlante actualité ! Grâce au soutien de collectivités territoriales et de l’ARENE, nous le jouons une douzaine de fois, en Île-de-France et en Rhône-Alpes, dans le cadre des mobilisations citoyennes destinées à faire pression sur les décideurs. Notre souhait est de le présenter le plus possible devant des publics populaires, a priori moins sensibilisés. Mais ce n’est pas toujours simple.

Et puis nous continuons à travailler sur les questions d’égalité entre les hommes et les femmes, sur les discriminations, sur le travail et le chômage, sur notre système de santé et sur l’hôpital, sur la bientraitance et maltraitance des personnes âgées, sur la précarité, sur ce que citoyenneté veut dire…

Et enfin, nous allons engager à la fin de l’année notre nouveau « grand chantier ». Le thème sera, cette fois, la famille : celle-ci est aujourd’hui l’objet de nombreux bouleversements (augmentation du nombre de divorces et de familles monoparentales, changement dans les rapports parents-enfants…), elle est au cœur de nombreux débats (sur la procréation médicalement assistée, le mariage pour tous, l’adoption par des couples homosexuels…), en même temps qu’elle manifeste une étonnante stabilité. Elle est un lieu de construction mais aussi de violences et de domination. Comment peut-elle évoluer pour participer à la construction d’une société plus juste, égalitaire et autonome ? C’est un grand moment d’éducation populaire qui nous attend. Et nous nous en réjouissons : ces chantiers annuels, c’est l’âme de notre compagnie.