Les souffrances invisibles : Pourquoi une approche des conditions de travail par le genre rend visibles certains risques pour la santé

Résumé de plusieurs chapitres du livre : Les souffrances invisibles : Pour une science du travail à l’écoute des gens (Écosociété, Montréal, 2016, 230 pp) par Karen Messing, Professeure émérite, Département des sciences biologiques, Université du Québec à Montréal.

Nés des préoccupations d’égalité et de revendications syndicales des années 1970, des partenariats université-syndicats ont pu conduire des formations et des recherches sur la santé des travailleuses québécoises.

Différentes thématiques ont émergé, dont la reconnaissance du caractère pénible et exigeant de certaines tâches effectuées surtout par des femmes, la conciliation entre les besoins économiques des femmes et leur rôle dans la reproduction biologique, les obstacles à l’intégration et le maintien des femmes dans l’ensemble des emplois, ainsi que le droit à l’indemnisation des travailleuses atteintes de lésions professionnelles. L’étude de ces thématiques a dévoilé des failles dans les dispositifs de reconnaissance des risques et dans les méthodes scientifiques. Ici on trouvera quelques constats émanant des recherches, qui montrent qu’il est important de diriger notre attention vers certaines conditions de travail, identifiées dans des postes de femmes, et qui posent un risque pour l’ensemble des travailleuses et travailleurs.

Le contexte : Quelques différences dans les conditions de travail selon le genre
Le genre influence l’insertion des hommes et des femmes dans le marché du travail, les tâches qui leur sont assignées et la manière dont leur entourage réagit à leur performance, entre autres. En France comme au Canada, les femmes et les hommes ne travaillent pas dans les mêmes secteurs ni les mêmes industries et ils n’occupent pas les mêmes emplois. Quelques chiffres canadiens peuvent illustrer ces différences. Bien que les femmes représentent aujourd’hui 48 % de la population active au Canada, la division du marché du travail y persiste. Elle est à la fois « verticale » et « horizontale ». Par « division verticale », on entend que les femmes se retrouvent généralement plutôt « en bas de l’échelle ». Une travailleuse canadienne gagne en moyenne 15 % de moins qu’un homme occupant le même poste et les femmes ne représentent au Canada que 32 % des cadres supérieurs. La « division horizontale », elle, répond à la répartition de la population active par secteur industriel et par profession, selon le genre. Au Canada, les femmes représentent seulement 6 % des employés du secteur de la construction, 20 % des employés du secteur primaire (foresterie, agriculture etc.), 30 % des employés du secteur de la transformation et manufacturier ; elles représentent en revanche 76 % des employés du secteur du travail de bureau et d’administration. Au sein d’un même secteur d’activité économique, les hommes sont plus souvent classés comme travailleurs manuels : 38 % des hommes et 14 % des femmes sont engagés dans ce type de profession. Le travail manuel des femmes disparaît souvent derrière d’autres appellations qui insistent plutôt sut l’aspect émotionnel et social de ces métiers, camouflant du même coup leurs exigences physiques. Par exemple, on oublie bien souvent que en Amérique du Nord et souvent en Europe, les réceptionnistes d’hôtels, les vendeuses et les caissières doivent rester des heures debout, que les aides-soignantes soulèvent des patients obèses, que les couturières passent une bonne partie de leurs journées dans des positions malcommodes, à travailler sans jamais poser les avant-bras en tirant sur des morceaux de tissu. Mais les exigences physiques de leur travail sont moins visibles que celles d’un manœuvre ou d’un menuisier.
En France, la situation est similaire ; les femmes représentent 47,5 % de la main-d’œuvre globale, 55 % dans le secteur des services, seulement 10 % dans celui de la construction, 28 % dans le secteur manufacturier, et 29 % en agriculture. Elles représentent 19 % des ouvriers mais 77 % des employés. La moitié de la main-d’œuvre féminine française est cantonnée dans dix-huit métiers sur les deux cent vingt-six recensés. Vingt de ces métiers sont féminins à plus de 80 % alors que quatre-vingt-quatre métiers sont masculins à plus de 80 %.
Enfin, le genre influence aussi la nature des contrats de travail. En France, les femmes représentent 49 % des salariés embauchés en contrats de durée illimitée (CDI), mais 60 % des salariés en contrats de durée déterminée. Leurs CDI, en outre, sont surtout à temps partiel. Au Québec, les femmes souffrent plus souvent que les hommes d’insécurité d’emploi.
Ce qui est le plus surprenant, est que l’activité de travail des hommes et des femmes varie à l’intérieur d’un même poste de travail. Nous avons trouvé d’énormes différences, par exemple, entre l’activité de serveurs et serveuses d’un même restaurent, de nettoyeurs et nettoyeuses d’un même train ou d’un même hôpital. Les serveuses marchent plus vite, font plus d’opérations hors-prescription comme remplir des salières, font plus d’allers-retours. Les nettoyeuses font plus souvent les toilettes alors que les hommes s’occupent des laver les planchers, souvent avec des machines. En usine, les hommes se retrouvent en début et en fin de chaîne, les femmes vers le milieu.
Mais ces différences ne sont pas absolues. Des hommes font aussi des mouvements répétitifs, ont des postures statiques, sont forcés à concilier leurs activités hors-travail avec leur présence en emploi. Voici trois exemples où l’étude spécifique des emplois des femmes a permis de focaliser l’attention des instances syndicales sur des risques importants pour la santé de tous et toutes.

Mouvements répétitifs à faible force
Plusieurs études scientifiques ont relevé le fait que les emplois de femmes comportent plus souvent une exposition à des mouvements répétitifs à faible force. Déjà en 1983, une étude effectuée en France par l’ergonome Catherine Cailloux-Teiger a décrit la difficulté éprouvée par des opératrices de machine à coudre. Ces employées se plaignaient de surmenage et de fatigue nerveuse, alors que personne ne voyait d’inconvénient dans leur travail. Elles travaillaient assises, elles n’avaient pas à soulever de charges lourdes, à transpirer dans un environnement surchauffé ni à respirer d’émanations toxiques, comme les hommes que les experts en santé au travail aidaient habituellement. En règle générale, ces employées qui intégraient l’usine à dix-sept ou dix-huit ans n’arrivaient plus à accomplir leur travail au bout de quelques années, et devaient alors partir : aucune d’elles n’était âgée de plus de vingt-cinq ans.
Des observations ont permis de comprendre la lourdeur de ce travail « léger ». Le processus commençait avec les coupeurs, tous des hommes, qui taillaient soigneusement le contour des gants. Ils en empilaient l’endroit et l’envers, et ces moitiés passaient ensuite aux mains des femmes qui les assemblaient à la machine. Payées à la pièce, les couturières travaillaient très vite, produisant un gant toutes les quarante secondes environ. C’est court, même quand tout se déroule à la perfection. Mais un problème survenait pour plus d’un gant sur deux. Les coupeurs aussi avaient l’obligation d’aller très vite. Souvent, leurs ciseaux glissaient et les deux moitiés du gant n’étaient finalement pas tout à fait identiques. Il revenait aux opératrices de compenser les erreurs des hommes à la coupe. Elles devaient jouer avec les deux morceaux de tissu tout en s’efforçant de les coudre pour les ajuster au mieux l’un à l’autre. Tout cela en quarante secondes. Il arrivait aussi que le fil soit défectueux et qu’il casse, ou que le tissu soit froissé à cause d’une qualité médiocre. Dans ce cas, les femmes devaient reprendre la couture au début, toujours en quarante secondes. Corriger ces problèmes encore et encore, sans manquer de produire jusqu’à neuf cents gants par jour, dans une position inconfortable, c’était cela qui stressait les ouvrières. Au début, lorsqu’elles étaient jeunes et qu’elles apprenaient le métier, elles résistaient à la pression, mais au fil du temps, les effets de ces exigences physiques et mentales finissaient par leur peser. Ainsi, un examen des problèmes des couseuses a permis aussi de relever des problèmes au niveau du poste de tailleur.
Au Québec, des études similaires ont permis de montrer que les douleurs associées aux mouvements répétitifs de faible force étaient sous-reconnues et sous-indemnisées, souvent mais pas toujours chez les femmes. Les syndicats ont alloué des ressources à l’éducation en matière de mouvements répétitifs auprès de leurs membres et le nombre de cas indemnisés a augmenté.
Posture debout prolongée
Récemment, dans les milieux scientifiques, il y a un engouement pour la posture debout au travail. On lit « sitting is the new smoking » (« s’asseoir, c’est comme fumer ») en voulant dire que de travailler assis serait mauvais pour la santé. Pourtant, toute personne qui a déjà été forcée de travailler debout en position statique, sans la possibilité de s’asseoir à volonté, peut témoigner d’une myriade de troubles divers : fatigue, maux de dos et de jambes, varices, pour n’en nommer que quelques-uns. Pourquoi les scientifiques ne peuvent-ils pas voir ce problème ?
Une partie d’explication vient du fait qu’en Amérique du nord, les postes de travail debout statique sans relâche sont surtout occupés par des femmes. Au Canada et aux États-Unis, les caissières, vendeuses, réceptionnistes, serveuses au comptoir, et cuisinières n’ont pas la possibilité de s’asseoir au travail. Or, les scientifiques qui étudient les douleurs associées aux postures constatent que les travailleuses ont beaucoup plus mal que les travailleurs, et attribuent cette différence…à leur sexe ! N’ayant généralement pas travaillé à ces postes eux-mêmes, ils confondent une posture debout active (course, marche rapide, patin) qui favorise la santé musculaire et cardiovasculaire, avec la posture debout au travail, généralement beaucoup plus statique, surtout chez les travailleuses.
Horaires irréguliers et imprévisibles
C’est aussi chez les travailleuses qu’on a pu identifier une condition de travail de plus en plus courante qui nuit à la vie personnelle. Pendant les années 1990, nous avons étudié les arrangements de garde d’enfants effectués par des téléphonistes dont l’horaire était géré par des logiciels. Le logiciel, novateur à l’époque, tenait compte du volume d’appels anticipé, et proposait des horaires n’ayant pour but que d’assurer la présence du nombre exact de téléphonistes requis – ni plus ni moins. Celles-ci pouvaient être assignées à travailler n’importe quand entre six heures du matin et minuit. Par exemple, une agente pouvait être inscrite à l’horaire le lundi de six à quatorze heures, le mardi de seize heures à minuit, le mercredi de huit à seize heures, etc. Leurs deux jours de congé hebdomadaire tombaient ou non la fin de semaine sans forcément être consécutifs. Leurs pauses survenaient à tout moment, même quarante-cinq minutes après le début du quart et sept heures avant sa fin. Cette méthode de planification d’horaires est aujourd’hui utilisée par un grand nombre de sociétés, dont beaucoup de commerces de détail.
En scrutant un journal de bord tenu par 30 téléphonistes parents de jeunes enfants, nous avons constaté que les changements constants d’horaire les obligeaient à des prouesses de ré-arrangements. Pendant une période de deux semaines, ces téléphonistes ont effectué 156 tentatives d’échanges d’horaire et 212 réarrangements d’horaire de gardienne afin d’assurer une présence auprès de leurs enfants. Il va sans dire que la gardienne, dont l’horaire était bouleversé par ricochet, ne demeurait pas longtemps au poste, obligeant au recrutement de plusieurs ressources. Les enfants étaient surveillés par une panoplie de personnes différentes, au détriment de leurs travaux scolaires, et l’état de stress des employées était inimaginable. Ainsi, une pratique de gestion ne concernant en principe que le sphère du travail empoisonnait la vie domestique, sans que cette énorme activité de conciliation soit visible dans le milieu de travail. Les superviseurs ne comprenaient pas pourquoi les employées avaient si souvent des mentions au dossier pour des absences ou retards « injustifiés ».
Nous n’avons pas réussi à changer la méthode d’affectation employée par l’entreprise. Et nous avons vu, par des études ultérieures menées dans d’autres secteurs, que le problème de conciliation entre les horaires imprévisibles et variables n’est pas confiné aux seules travailleuses. Au contraire, avec la fragilité croissante des unions conjugales et, au Québec, la politique favorisant la garde partagée des enfants, les hommes aussi se retrouvent souvent à concilier une période de garde exclusive avec un horaire irrégulier.
Besoin de solidarité syndicale
Récemment, en France, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) a effectué une étude ergonomique dans une imprimerie. L’entreprise avait adopté une politique d’engagement préférentiel d’hommes à cause d’un taux de maladie élevé chez les travailleuses d’un certain âge. L’étude a démontré que ce qui paraissait comme un problème de femmes, soit des absences pour troubles musculo-squelettiques, était en réalité le fruit d’un rythme de production de plus en plus rapide dans un département exigeant, surtout occupé par des travailleuses. Malheureusement, la simple démonstration n’a pas réussi à changer le comportement de l’employeur et, en l’absence d’une réelle solidarité entre les employés, la situation n’a que peu évolué. Espérons que des syndicats éveillés sauront utiliser la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 « pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » pour améliorer l’accès des Françaises, et des Français, à une meilleure santé au travail.