La dynamique sociale de la prévention : comprendre pour agir et agir pour comprendre
Laurent Vogel
Chercheur à l’Institut syndical européen (ETUI)
Le livre « Les risques du travail. Ne pas perdre sa vie pour la gagner » est l’aboutissement d’un projet collectif qui s’est étendu sur plusieurs années. Au départ, il était question d’actualiser un livre collectif paru sous le même titre par les éditions Maspero en 1985. Ce livre avait joué un rôle pionnier en associant une équipe pluridisciplinaire de chercheurs engagés dans les luttes pour la santé au travail. Il avait joué un rôle important comme outil d’intervention pour les CHSCT dont les compétences nouvelles avaient été définies en 1984.
Il est vite apparu qu’une simple mise à jour ne suffisait pas. Pour répondre aux besoins des collectifs de travail en 2015, il fallait renouveler complètement la méthode et l’approche. D’une part, l’information disponible sur la santé au travail est beaucoup plus abondante qu’elle ne l’était il y a trente ans. Cette tendance reflète la place croissante des questions de santé au travail dans les débats publics. Du scandale de l’amiante à la visibilité accrue des suicides au travail, il n’est guère difficile de retracer une longue liste de questions qui ont mis en avant les impacts négatifs des conditions de travail sur la santé. D’autre part, la quantité d’information disponible ne garantit aucunement une amélioration des politiques et des pratiques de prévention.
Pour trois raisons. D’abord, l’information relativement abondante dont on dispose doit être analysée de façon critique. Une partie de la production scientifique reste centrée sur un déni des niveaux réels de risque. D’autre part, même quand les connaissances produites reposent sur une évaluation correcte des risques, elles ne débouchent pas nécessairement sur des pratiques de prévention parce qu’elles tendent à reproduire, tant dans leur production que dans leur usage, la division du travail entre des « concepteurs » qui auraient la compétence de théoriser et des « utilisateurs » qui n’auraient qu’à mettre en pratique. Enfin, la grande majorité des atteintes à la santé ne résultent pas de l’ignorance ou d’un dysfonctionnement des systèmes de production. Elles sont produites et reproduites comme le résultat direct de rapports d’exploitation et de domination. Toute transformation passe nécessairement par la construction d’un rapport de forces.
Ces considérations expliquent la structure du livre. Il a été divisé en quatre parties, composées chacune d’une vingtaine de contributions. L’objectif n’est pas de proposer une présentation exhaustive et encyclopédique mais de fournir aux lectrices et lecteurs un état des lieux synthétique et des outils critiques. Le lien avec l’action n’y est pas conçu comme la promotion d’un ensemble de « bonnes pratiques ». Il s’agit, au contraire, de permettre une réflexion politique qui inscrive les questions de santé au travail dans leur cadre global.
Les trois premières parties explorent différents niveaux d’analyse que l’on peut qualifier de « macro », « méso » et « micro ». Tout d’abord, il s’agit de réfléchir à l’évolution du travail dans ses déterminants globaux : mondialisation de l’économie, transformations néo-libérales, rapports sociaux de sexe, sous-traitance, etc… Ensuite, au niveau des entreprises, on examine quelle a été l’évolution de l’organisation du travail dans ses différentes dimensions : les méthodes de gestion, l’organisation des temps, l’intensité, etc… Enfin, l’attention se déplace vers l’impact du travail sur la santé en mettant l’accent sur l’importance qu’il y a à s’éloigner d’une vision causaliste traditionnelle qui associe un ensemble de risques particuliers à des pathologies spécifiques.
La quatrième partie, dont j’ai assuré la coordination, porte sur l’action pour améliorer les conditions de travail. Elle part du constat qu’il existe un écart énorme entre la production de connaissances et la prévention.
Dès 1837, un médecin décrit la nécrose de la mâchoire d’une ouvrière travaillant à la fabrication d’allumettes. Il s’agit d’une maladie terrible qui commence par des maux de dents, provoque ensuite une infection générale des gencives et des mâchoires. Souvent, il faut procéder à une ablation de la mâchoire inférieure qui défigure les victimes. Les décès sont nombreux en raison des risques de septicémie. Dès 1844, il existait une alternative technique nettement moins dangereuse mise au point par des fabricants suédois. Ce n’est qu’en 1906 qu’une convention internationale du travail aboutit à l’interdiction du phosphore blanc dans la fabrication des allumettes. Elle n’est ratifiée, dans un premier temps, que par six pays.
A la fin du XIXe apparaissent les premières descriptions médicales de la mortalité causée par l’amiante. 2005 : entrée en vigueur de l’interdiction de l’amiante dans l’Union européenne. Dans le reste du monde, la production d’amiante, réduite de moitié au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, est parvenue à se stabiliser autour de deux millions de tonnes par an. Les industriels ont réussi leur reconversion : l’amiante est désormais utilisé massivement en Chine, en Inde, en Asie du Sud-Est et dans les pays surgis de l’ancienne URSS.
Entre les dates extrêmes de la première manifestation visible d’un risque et d’une prévention efficace de celui-ci, on peut compléter le parcours par des dates intermédiaires. Les unes portent sur l’accumulation progressive et souvent conflictuelle de connaissances scientifiques. On retrouve à chaque étape la marque de la « fabrication du doute » qui vise à paralyser la régulation des risques au nom de controverses entre les experts. D’autres dates concernent la visibilité des problèmes dans les média ou leur apparition sur la scène politique.
Dans tous les cas, on constate un énorme écart entre les pratiques de prévention mises en œuvre quotidiennement dans les entreprises et ce qu’il serait possible de faire sur la base des connaissances scientifiques et techniques. Il y a trente ans, un chercheur britannique, Charles Clutterbuck a résumé cela en une formule frappante : « La « loi des trois générations » fut désormais bien établie dans les fabriques, les ateliers et les mines. Au cours de la première génération, un risque a été introduit. Ce n’est qu’à la génération suivante que le risque a été reconnu et, pour la troisième génération, une législation a pu être adoptée pour le contrôler adéquatement mais, quel que soit l’événement, la législation arrive toujours en retard ». Ce retard ne résulte pas d’une sorte d’inertie qui condamnerait l’humanité à ne cueillir les fruits de l’arbre de la science qu’avec lenteur. Il reflète surtout la dimension conflictuelle de la santé au travail.
On peut également renverser les termes de la question. Au lieu de constater les retards, il est utile de se pencher sur les facteurs qui ont débloqué la situation. Qu’est-ce qui fait que, dans des circonstances déterminées, des luttes arrivent à comprimer les temps, à imposer des réponses rapides à des problèmes émergents ? On verra ainsi qu’il n’y a aucune fatalité à cette accumulation de retards. Dans les limites des règles juridiques existantes et des connaissances scientifiques et techniques, il est déjà possible de mettre en œuvre des politiques de prévention infiniment plus efficaces que ce qui se fait dans la majorité des entreprises. Ce qui fait la différence entre une prévention bureaucratique ou formelle et des changements de l’organisation du travail qui garantissent la santé et la vie humaine, c’est la dynamique sociale. C’est-à-dire les innombrables mobilisations aussi bien de savoirs que de formes d’action collective. Cette dynamique sociale fait plus que simplement mettre en valeur l’intelligence des collectifs de travail : dans une large mesure, elle l’impulse, la fait émerger, la porte à un niveau supérieur qui dépasse les cloisonnements disciplinaires. Il était donc logique de consacrer la quatrième partie de ce livre à différentes contributions qui abordent cette dynamique sociale.
La quatrième partie du livre « Les risques du travail » décrit des outils et des expériences. Elle montre qu’il est possible d’améliorer les conditions de travail, de construire des alliances autour de cet objectif. Elle part de l’idée que l’intervention des collectifs de travail est de nature à surmonter les blocages liés à une réglementation insuffisante et au caractère unilatéral de perspectives construites autour d’une seule discipline. L’action collective se construit à partir de savoirs souvent informels qu’ont les travailleurs sur les conditions de travail et leur impact sur la santé. Dans certains cas, la perception est immédiate : avoir mal au dos ou aux articulations, se sentir fatigué ou découragé, constater l’inconfort d’un équipement de protection individuel ou l’impossibilité de concilier le temps du travail avec les autres temps de la vie. Dans d’autres cas, la perception doit être minutieusement organisée. Elle apparait de manière différente en fonction de l’âge, du genre, du degré de précarité et n’émerge pas d’emblée comme une expérience collective et partagée.
La subjectivité des travailleurs peut combler les lacunes et surmonter les biais de méthodes quantitatives scientifiques. Il y a quarante ans, les experts considéraient avec méfiance les plaintes des travailleurs concernant des faibles expositions aux solvants organiques. En dessous de certains seuils d’exposition, aucune anomalie biologique n’était détectée par des protocoles sur lesquels il existait un consensus scientifique. Et pourtant les travailleurs mentionnaient des problèmes de mémoire ou d’irritabilité. A la suite d’enquêtes menées directement à l’initiative de syndicats, il est apparu qu’il existait un véritable problème de santé lié aux faibles doses de solvants. Une partie de la communauté scientifique a mis au point des méthodes d’analyse plus fines qui identifiaient les problèmes. Pour le monde patronal et les autorités publiques, les incertitudes et les polémiques étaient utilisées pour justifier l’inaction. Vers la fin des années quatre-vingts, on a vu se multiplier les dénominations nouvelles de pathologies : le syndrome chronique du peintre, l’encéphalopathie liée aux solvants, le syndrome psycho-organique, etc… Il a fallu attendre encore des années pour que quelques pays reconnaissent ces pathologies comme des maladies professionnelles. L’insistance avec laquelle certains syndicats ont soulevé ce problème et l’alliance qu’ils sont parvenus à établir avec une partie de la communauté scientifique a permis d’améliorer les conditions de prévention. A la fin des années ’90, des réseaux syndicaux ont lancé des projets de substitution à l’échelle européenne, notamment dans le secteur du bâtiment.
Il ne s’agit pas de nier les difficultés de l’action collective sur les conditions de travail. Son efficacité n’est jamais garantie à l’avance. Elle demande une réflexion critique, des débats, l’élaboration d’une stratégie et la mise en commun des expériences. On peut apprendre autant des échecs que des victoires. La lutte autour des conditions de travail semble parfois en contradiction avec d’autres priorités de l’action syndicale, pour les salaires ou pour l’emploi. Elle pose de nombreuses questions immédiates mais certaines d’entre elles impliquent des réponses à long terme. Dans le contexte actuel de la paralysie des politiques européennes en santé au travail, le rôle de l’action collective des travailleurs se trouve accru. Le mouvement de réformes « par le haut » liées aux directives européennes ne sera plus en mesure d’apporter des changements importants tant que la pression d’en bas n’établira pas un rapport de forces plus favorable.
Toute l’histoire du mouvement ouvrier témoigne d’une tension entre des revendications quantitatives (durée du travail, salaires) et qualitatives (contrôle de l’organisation du travail, remise en cause de la hiérarchie et du « despotisme d’usine », contestation de la division sexuelle du travail et des inégalités qu’elle engendre). A travers ces revendications qualitatives surgit le projet d’une société différente, émancipée de la transformation du travail humain en marchandise. En ce sens, la lutte pour la santé au travail renferme un potentiel subversif considérable. Elle exprime concrètement l’articulation entre des objectifs politiques à long terme et des batailles quotidiennes sur les lieux de production. Observant le développement des conseils ouvriers à Turin au lendemain de la première guerre mondiale, Antonio Gramsci a formulé de manière efficace et concise ce lien entre l’immédiat local et le projet historique. Il a décrit ces luttes comme l’émergence d’une « psychologie du producteur, du créateur de l’histoire » qu’il opposait à la condition salariale. Ce qu’il décrivait était la convergence de deux temporalités habituellement dissociées : celle de la transformation quotidienne de l’activité de travail et celle de la « grande histoire » des conflits sociaux, des ruptures politiques, des changements d’époque. Certes, la démocratie au travail n’épuise pas toutes les fonctions d’une démocratie dans la société. Elle en constitue cependant une condition indispensable.
Le contexte actuel est différent. Il a notamment mis en lumière l’importance de la crise écologique. Il a discrédité toute idée de transformation globale de la société qui remettrait à plus tard la démocratie et l’égalité au travail. Considérée dans cette perspective, la santé au travail est loin de se limiter à une action défensive. Elle remet en cause des déterminants globaux qui sont tout autant à l’origine de la montée des inégalités sociales que de la destruction de l’environnement. Elle montre à quel point l’organisation des activités économiques est insoutenable de tous points de vue. Elle permet de trouver dans le travail les prémisses de l’activité politique. C’est bien à cette fin que ce livre a été conçu…
Les risques du travail, pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte 2015.