Mondialisation, organisation du travail, inégalités devant la mort
Par Annie Thébaud-Mony
« La grande majorité des atteintes à la santé ne résultent pas de l’ignorance ou d’un dysfonctionnement des systèmes de production. Elles sont produites et reproduites comme le résultat direct de rapports d’exploitation et de domination. Toute transformation passe nécessairement par la construction d’un rapport de forces. » (Laurent Vogel, Les risques du travail, la dynamique sociale de la prévention : comprendre pour agir, agir pour comprendre, Et voilà le travail, n°41 novembre 2015)
Ces 16 et 17 mars 2016, se tiennent à la bourse du travail de Paris, les Etats généraux de la santé des travailleuses et des travailleurs avec le même sous-titre que celui des deux ouvrages intitulés les risques du travail, parus respectivement en 1985 et 2015 : « pour ne pas perdre sa vie à la gagner ».
Tant la publication du livre de 2015 que les Etats Généraux s’inscrivent dans une période de remise en cause radicale des droits à la vie, à la santé, à la dignité dans le travail. Le gouvernement et le patronat veulent soumettre l’exercice de ces droits fondamentaux et universels aux « besoins des entreprises » en « adaptant » le code du Travail à ces mêmes besoins. Une telle destruction délibérée se fait au mépris des luttes collectives qui inscrivent chaque article de ce Code du travail comme un épisode d’une histoire longue, celle de victoires durement conquises, sur fond d’accidents du travail et de maladies professionnelles toutjours frappés d’invisibilité. Le Code du travail s’est construit sur le refus, collectif et déterminé, de la mort du fait du travail. Le discours faussement modernisateur des tenants de la réforme voulue par le gouvernement Hollande fait table rase des drames et des luttes qui ont façonné les règles de droit conquises contre le « permis de tuer » acquis par les industriels et les employeurs, que consacre une impunité pénale de plus en plus scandaleuse.
Alors que les lois Macron et Rebsamen d’août 2015 conduisent à l’affaiblissement programmé des instances représentatives du personnel, des Prud’hommes, de l’inspection et de la médecine du travail, à savoir ces institutions par lesquelles passe la construction ou la reconstruction du rapport de forces tel qu’évoqué par Laurent Vogel, cité en exergue, il est plus que jamais nécessaire de comprendre pour agir et agir pour comprendre. Cette démarche est au cœur du livre les risques du travail dont la présentation dans le bulletin Et voilà le travail se termine avec cet article.
Revenant sur la première partie des risques du travail, ce texte met en regard les conditions imposées de l’organisation néo-libérales du travail avec la croissance abyssale des inégalités, dont la plus injuste est l’inégalité devant la mort. Ces inégalités ne sont pas une fatalité mais le produit d’une organisation mondialisée du travail.
L’organisation néo-libérale du travail et ses contradictions
Depuis l’ouvrage paru en 1985 sous le même titre des Risques du travail, l’organisation néo-libérale du travail s’est radicalisée, en rupture avec les compromis sociaux de l’après-Seconde Guerre mondiale. Sous la pression des marchés financiers, une remise en cause indéfinie des droits des travailleurs, en termes d’emploi, de salaire et de protection sociale, a permis l’avènement d’une insécurité qui gagne du terrain. Elle s’accompagne d’une dégradation de la santé des travailleurs et d’une vertigineuse montée des inégalités. Dans toutes les régions du monde, au nom de la compétitivité, le travail tue, blesse et rend malades des millions d’hommes et de femmes qui n’ont d’autre choix pour gagner leur vie que cet emploi dont ils savent qu’il peut gravement nuire à leur santé.
Au nom d’un plaidoyer pour l’éternel retour à la croissance économique, des choix politiques d’organisation productive et de division sociale et internationale du travail sont imposés comme inéluctables. Le ressort en est la mise en concurrence des travailleurs entre eux. Ceux issus de générations ouvrières ayant conquis par leurs luttes le droit à la sécurité économique, à la vie, à la santé, à la dignité, sont mis en concurrence – à faible coût – avec les travailleurs d’autres continents, d’autres pays, là où les dirigeants des firmes multinationales font reposer leurs quêtes de profit sur l’exploitation de travailleurs pauvres, adultes et enfants, hommes et femmes, interdits de droits. Quand, en France, les firmes textiles, automobiles ou sidérurgiques licencient des milliers de travailleurs, les « gains de productivité » reposent sur l’exploitation de travailleurs chinois, indiens, brésiliens, turcs, tunisiens ou bulgares, avec le concours, voire la complicité, des autorités locales, la plupart du temps dans les conditions du capitalisme primitif du xviiie siècle.
Pour l’économiste Thomas Coutrot (voir son article dans le livre), il s’agit d’un régime « à bout de souffle » qui a produit la destruction de 6 millions d’emplois en Europe entre 2008 et 2013, une intensification et vitesse du travail de plus en plus fortes (baptisée « compétitivité »), la mise en concurrence des travailleurs européens et de ceux de pays « à bas coût » du travail, sous couvert de « globalisation productive sous contrainte financière » ; L’externalisation/délocalisation de segments entiers du procès de travail.
A l’aune de ses propres critères de performance, l’entreprise néo-libérale est une réussite, qui masque les contradictions et conséquences du choix de cette forme particulière de « mondialisation » : une croissance vertigineuse des inégalités, de plus en plus insoutenable ; la prédation des ressources, au risque d’une destruction peut-être irréversible des écosystèmes, du climat ; la flambée des risques physiques, chimiques, psycho-sociaux ; l’augmentation drastique des coûts individuels et collectifs, humains et financiers, du fait des conséquences gravissimes sur la santé, l’environnement.
Une des conséquences en est aussi l’accumulation des impasses techniques d’un développement industriel dédié à la réalisation de profits immédiats pour les dirigeants d’empires industriels, qu’il s’agisse de l’industrie proprement dite, d’une agriculture intensive mondialisée ou de l’emprise planétaire des enseignes dominantes de la grande distribution. A cela s’ajoute un autre type d’activités à but lucratif, à savoir le démantèlement des équipements industriels en fin de vie, généralement délocalisé – quand c’est possible – dans les pays pauvres d’Afrique ou d’Asie, comme par exemple les quelques 1200 gigantesques navires (paquebots, porte-containers, super-tankers, ect…) échoués chaque année sur les plages du sud-est asiatique, pour la récupération et le recyclage de l’acier et de… l’amiante.
Sous-traitance, division sexuelle du travail, invisibilité des atteintes
Plusieurs processus s’entre-croisent et construisent la réalité du travail et des conditions de travail d’aujourd’hui. Citons tout d’abord le rôle-clé du recours à la sous-traitance et au travail temporaire, intermittent, « flexible », qui contourne le code du travail en instaurant des rapports de domination marchande entre celui qui prescrit le travail (donneur d’ordre) et ceux qui exécutent le travail (travailleurs sous-traitants). Le livre en donne de multiples exemples.
La division sociale et sexuelle du travail et des risques joue également un rôle majeur dans la genèse de multiples formes d’inégalités de genre face aux risques et leur prise en compte (ou non) selon qu’il s’agit de travailleuses ou de travailleurs, permament.e.s ou précaires, ce que montre l’exemple du nettoyage.
Un troisième processus est celui de la construction sociale de l’invisibilité des atteintes liées au travail. Chaque jour de l’année 2015, en France, en moyenne, deux travailleurs – le plus souvent des jeunes – ont été tués dans des accidents de travail ; chaque jour encore, huit à dix personnes sont décédées des suites d’une maladie liée à l’amiante ; chaque jour enfin, plusieurs suicides liés au travail sont survenus tant dans le secteur privé que dans la fonction publique ou l’agriculture. Selon une enquête officielle du ministère du Travail, en 2010, 10 % de l’ensemble des salariés, soit près de 2,2 millions de salariés, ont été exposés à au moins un produit chimique cancérogène au cours de la dernière semaine travaillée. Les ouvriers, jeunes, sont les plus concernés. Pourtant les cancers d’origine professionnelle sont massivement non reconnus. En 2008, un ouvrier avait dix fois plus de risque de mourir de cancer qu’un cadre supérieur, et ceci avant soixante-cinq ans. Cet aveu émane non pas du ministère de la Santé qui pourrait – enfin ! – y voir la faillite des politiques de prévention, mais de la plus haute autorité comptable en France, la cour des Comptes, qui stigmatise les gaspillages économiques et pointe ici l’inégalité du droit à la retraite, à l’heure où le patronat ne cesse d’exiger le recul de l’âge de départ, au mépris de toute prise en considération de la mortalité précoce des ouvriers due au travail.
À ces victimes s’ajoutent tous les chômeurs et retraités « rattrapés » par les effets différés des risques professionnels et environnementaux auxquels ils ont pu être exposés au cours de leur parcours professionnel. Le chômage fait partie des atteintes à la santé du fait du travail et/ou de son absence ! En novembre 2015 – le mois des attentats de Paris –, 42 000 salariés ont été chassés de leur travail, s’ajoutant aux quelques 5 millions de travailleurs déjà privés d’emploi. Licenciements et refus d’insertion des jeunes dans le travail à l’entrée en vie active mettent gravement en danger l’intégrité physique et psychique des personnes concernées. Les décisions conduisant à la destruction de ces emplois ont été légalisées, protégeant l’impunité de ceux qui les prennent.
Quant aux infractions multiples, délibérées et permanentes aux codes du Travail, de la Sécurité Sociale, de la Santé Publique et de l’Environnement, elles n’entraînent pour les employeurs et donneurs d’ordre fautifs, ni comparution immédiate, ni assignation à résidence. À la différence d’autres responsables d’actes délictueux, les criminels en col blanc, responsables de ces atteintes à la vie, bénéficient d’une totale impunité, au nom du profit ! Pourtant, il y aurait matière à condamnation pénale.
Enfin il est important de souligner le rôle des institutions scientifiques et médicales dans une mise en doute méthodique et systématique des conséquences sanitaires des risques du travail. Comme champ à part entière de la recherche en santé publique, la production de connaissances sur la relation travail/santé a pour enjeu, indépendamment des systèmes d’indemnisation, la mise en visibilité des atteintes liées au travail en vue de la prévention. Or, les textes de la première partie des Risques du travail témoignent non seulement des liens étroits entre mondialisation, organisation néo-liberale du travail et atteintes à la santé, mais aussi de ce qui, sur le terrain de la production scientifique, concourt à renforcer l’invisibilité sociale de ces atteintes. Sous couvert d’incertitude, elle-même générée par l’asservissement de la science aux intérêts des industriels, de très nombreuses substances toxiques et situations dangereuses ne font l’objet d’aucune limite réglementaire ni d’aucun suivi des salariés exposés pour en déceler les conséquences et leur faciliter l’accès aux droits de la reconnaissance.
Alors que le chômage ne cesse de prendre de l’ampleur, la lutte pour l’emploi et la présence d’une main-d’œuvre corvéable à merci dans de nombreux pays sont invoquées par les décideurs, publics et privés, pour précariser plus encore les travailleurs et leur santé tout en bloquant de facto tout débat public sur les choix productifs. Ainsi, derrière le débat sur les OGM se profile la destruction de toute forme d’agriculture affranchie des modes de production agro-industrielle dominés par la chimie des agrotoxiques. Cette agriculture intensive est fondée sur des formes de servitude qui renouent – y compris en France ou en Espagne – avec la logique latifundiaire si présente dans de nombreuses régions du monde : un maître sans visage, des ouvriers saisonniers migrants endettés, donc captifs, des managers chargés de faire régner, autoritairement, la « paix sociale ».
Derrière les discours sur la transition énergétique s’imposent les logiques de productions nucléaires, pétrolières et d’autres énergies fossiles, récusant toute contestation d’une organisation productive qui condamne les travailleurs, leur descendance et les riverains à subir les effets cancérogènes, mutagènes et tératogènes de la radioactivité et des autres risques inhérents à l’exploitation de ces différentes sources énergétiques. La sous-traitance rend invisibles non seulement les conséquences sanitaires de l’activité productive de ces industries mais aussi les travailleurs chargés des tâches dangereuses, notamment dans la maintenance des installations industrielles. La « révolution informatique », l’essor de l’industrie chimique et des « nanotechnologies » – symboles de « progrès » – occultent l’impossible maîtrise humaine et technique de la diffusion des risques mutagènes et cancérogènes dans le cadre de cette fuite en avant d’industries redoutablement polluantes.
L’histoire de l’amiante en est l’exemple le plus emblématique. Les dirigeants d’une industrie florissante – mais mortelle – ont, en connaissance de cause, imposé au monde le « tout-amiante » comme s’il s’agissait d’une voie sans alternative. Ils lèguent en héritage aux générations actuelles et futures les coûts humains, économiques et environnementaux de la gestion de l’amiante en place, dont on commence seulement à prendre la mesure. Or il existait des alternatives à cette fibre mortelle, mais leur mise en place aurait brisé le monopole exercé par le cartel des industriels de l’amiante sur un gigantesque marché. Il faut désormais collectivement – et c’est profondément injuste – assumer les conditions et le coût d’un démantèlement des équipements contaminés qui demeure à haut risque pour les travailleurs et pour l’environnement. Les industriels responsables de cette catastrophe sanitaire et écologique ne sont comptables d’aucune de ces charges, tandis que le marché mondial de l’amiante persiste dans les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, en toute impuissance des organisations internationales à imposer une interdiction mondiale de la fibre mortelle.
Face aux inégalités qui s’aggravent, un paritarisme très peu paritaire
La division sociale et internationale du travail et des risques s’accompagne d’un creusement indéfini des inégalités sociales face à la mort et la maladie, inégalités qui, pourtant, demeurent une zone aveugle des politiques publiques du travail. Alors que le patronat impose la négociation salariale comme seul cadre légitime de la détermination des règles de prévention et de réparation des atteintes professionnelles, l’état y joue un rôle d’arbitre, bienveillant envers le patronat et non garant du respect des droits fondamentaux des travailleurs.
La première partie de l’ouvrage met en lumière – en creux – les limites étroites de la négociation entre les partenaires sociaux sur la santé au travail. La première de ces limites est le manque de représentativité des syndicats par rapport à la majorité précarisée des salariés français, sans parler de tous les travailleurs qui, ailleurs en Europe ou sur d’autres continents, contribuent aux bénéfices des firmes multinationales françaises. Cette faible représentativité engendre d’importantes difficultés pour le mouvement syndical dans la défense des droits des salariés aux tables de négociation avec le Patronat. Les syndicalistes qui y siègent résistent à la remise en cause radicale de droits fondamentaux tels que la retraite ou une véritable prise en compte de la pénibilité du travail. Mais on le voit dans les discussions actuelles concernant le code du Travail, la division syndicale permet toujours au patronat de trouver des alliés pour imposer – étape après étape – une régression sociale généralisée. Porté implicitement par le patronat dans ces négociations, l’idéal d’emploi et de régulation du travail auquel s’affrontent les syndicalistes siégeant dans les instances paritaires est le modèle salarial qui prévaut en Inde ou en Chine.
L’autre limite de l’inscription de la santé au travail dans la négociation salariale est issue du compromis historique de la loi sur les accidents du travail de 1898 (repris pour les maladies professionnelles en 1919) qui, depuis plus d’un siècle, donne priorité à l’indemnisation des conséquences des risques du travail plutôt qu’à leur prévention. Les marges de manœuvre des syndicalistes pour défendre dans les instances paritaires les droits des travailleurs à la protection de leur santé sont étroites, les enjeux de santé étant posés par la partie patronale, non en tant que tels mais exclusivement en référence à leur coût. L’échec du droit à réparation à assurer une juste indemnisation de la réalité des atteintes liées au travail contribue à renforcer l’invisibilité de très nombreux accidents du travail et maladies professionnelles. Tel qu’il est conçu et mis en pratique, le système de réparation ne répond – en France et plus généralement en Europe – ni au principe de justice ni au défi de la prévention. Il est, en outre, largement inopérant dans les pays à faibles coûts salariaux.
Des formes originales de résistance et de contre-pouvoir autour des enjeux de santé
Face à cette évolution, des formes originales de résistance et de contre-pouvoir se multiplient, en particulier autour des enjeux de santé, qu’il s’agisse d’initiatives syndicales reconstruisant des solidarités entre travailleurs statutaires et sous-traitants ou de mobilisations conjointes du mouvement syndical et de luttes citoyennes locales. D’autres alliances émergent, mettant en synergie des « experts-citoyens » et des « citoyens-experts » (issus en particulier du syndicalisme), mais aussi des juristes et des journalistes, visant non seulement à résister à la dégradation des conditions de travail, mais à lutter pour la transformation du travail et la protection de la santé des travailleurs. Ces mobilisations rapportées dans l’ouvrage sont toujours à la croisée des savoirs de l’expérience individuelle et collective. Citons l’exemple emblématique des luttes pour l’interdiction de l’amiante et la reconnaissance des préjudices subis par les victimes, mais aussi l’action patiente, souvent invisible, des CHSCT, en lien avec des médecins du travail, des inspecteurs du travail. Des luttes contre les risques toxiques dans la chimie, ou contre les risques psychosociaux menant au suicide dans d’autres secteurs d’activité sont présentées dans le livre. Ces luttes et leur médiatisation permettent, inlassablement, de faire émerger les risques du travail et leurs conséquences, remettant en question le caractère inéluctable des choix d’organisation productive.
La tâche est immense, mais les mouvements sociaux qui se développent, tant dans les pays européens aux prises avec la rigueur budgétaire que dans les pays dits « émergents », s’expriment dans des formes renouvelées d’action syndicale et de luttes pour la vie, la santé, la dignité, pour l’égalité des droits de tous à intervenir dans le devenir du monde, car « à travers leur activité professionnelle, c’est le monde que les travailleurs construisent. Transformer le travail, c’est orienter l’activité vers la production d’un autre monde. » (introduction du livre Les risques du travail). Soutenir, par le partage de savoirs et d’expérience, l’action de tous ceux et celles engagés dans cette démarche, telle est l’ambition du livre.
Annie Thébaud-Mony, sociologue, directrice de recherches honoraire à l’Inserm, chercheuse associée au Groupement d’intérêt scientifique sur
les cancers professionnels (GISCOP 93).
Les risques du travail, pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte 2015.