PARTIE II : CONDITIONS DE TRAVAIL, Serge VOLKOFF.
Il y a trente ans, quand est paru l’ouvrage qui a précédé celui-ci sous le même titre, le débat social et politique sur les conditions de travail tendait, soit à nier les dégâts (ce qui rendait cet ouvrage d’autant plus utile), soit alors à annoncer que les contraintes et les nuisances allaient reculer voire disparaître, sous l’effet d’un progrès naturel et durable. Les innovations techniques, le développement des professions du tertiaire, les qualifications plus élevées, allaient assurer une meilleure qualité de vie au travail, dans l’ensemble.
Le pronostic était fait d’un travail moins éprouvant physiquement, moins parcellisé, libéré des pressions hiérarchiques. Cela méritait pourtant d’être interrogé, dès cette époque, au regard des études disponibles. Depuis lors, les enquêtes statistiques (certaines sont reprises dans la première partie du présent livre), les recherches en sciences humaines et sociales, l’expérience des acteurs de terrain, ont rendu compte d’évolutions pour le moins mitigées, que cette deuxième partie analyse, et illustre d’exemples.
Partons de celui-ci, sur lequel s’ouvre d’ailleurs le texte introductif à cette partie : l’implantation des codes-barres dans les grandes surfaces. On a pu croire, et même prédire, que les caissières y trouveraient avantage. Pas pour le nombre de leurs emplois, sans doute, mais au moins pour leurs conditions de travail. Finis les innombrables gestes de saisie des prix, les craintes d’erreur, la surdose de chiffres qui emplit la tête, même le soir après le service. Et une tâche annoncée comme moins épuisante, puisque pour chaque client la période où la caissière devait se montrer « active » allait raccourcir, tandis que le temps pris ensuite par ce client pour ranger ses produits et préparer son paiement – un temps « non actif», donc, pour la caissière – resterait le même. En pratique on a vite constaté que cette mutation n’avait pas que des avantages. Les gestes de défilement des produits se sont accélérés, désormais non entrecoupés par les frappes de chiffres. Les ratés du lecteur laser obligent la caissière à rester concentrée et à intervenir si besoin. Les clients, eux, font davantage pression pour qu’elle se hâte, puisqu’elle n’est pas censée avoir à réfléchir. Et surtout, le logiciel intégré à la lecture des codes-barres a servi entre autres à planifier, et à évaluer en temps réel, le travail des caissières, ouvrant la compétition entre elles, chassant les temps creux, favorisant des combinaisons rentables de temps partiel et d’heures complémentaires.
En reprenant ici cet exemple, nous abordons directement une thématique qui s’avère très présente dans la plupart des articles de cette partie : l’intensité, voire l’intensification du travail. C’est une caractéristique forte des évolutions actuelles de l’organisation du travail, et les auteur-e-s de ces articles en décrivent les formes, en rappellent les déterminants (dont certains sont directement issus des mutations économiques analysées dans la première partie), et en montrent les retombées concrètes dans plusieurs métiers. Certains de ces métiers peuvent être considérés, à ce titre, comme emblématiques du travail d’aujourd’hui : qu’on pense aux tâches de guichet (en direct à la poste, ou à distance dans les centres d’appel), de service immédiat (à l’hôpital comme dans la restauration rapide), de préparation et logistique (comme dans les entrepôts de la grande distribution) – autant de situations qui font l’objet d’analyses spécifiques dans l’ouvrage.
On montre facilement que dans ce contexte, les innovations techniques, censées être porteuses de progrès, ont en réalité des effets ambivalents. Car l’intensité du travail, qui les accompagne, détermine la vitesse d’exécution des tâches, leur ordre, la manière de les réaliser, et même leur contenu, en obligeant parfois à renoncer à certaines composantes de l’activité. Il y a donc besoin de connaissances, tournées vers l’action, sur ces organisations en mouvement, et sur leurs liens avec les conditions de travail. Il faut pouvoir identifier ces liens, repérer leur force, examiner comment les infléchir dans une bonne direction, voire réfléchir sur des modèles alternatifs d’organisation de la production.
Un objectif central serait de s’en prendre à l’accumulation, dans une même situation de travail, de contraintes (temporelles et autres) de natures différentes, et pour partie contradictoires. En rapprochant les analyses et les exemples présentés dans cette partie, on voit qu’un travailleur peut se trouver tenu à la fois d’assurer un volume de « production » (coulées de fonte, tartelettes de pâtissiers… ou soins hospitaliers) par personne et/ou par unité de temps ; de tenir des impératifs de délais ; éventuellement de suivre une cadence mécanique, ou en tout cas s’ajuster au rythme d’un dispositif technique (finir dans la journée ce qui permettra au système d’opérer dans la nuit qui suit…) ; de respecter – ou avoir l’air de respecter – des protocoles opératoires stricts, des normes d’assurance-qualité ; de fournir des réponses rapides – mais, en même temps, satisfaisantes – à des « clients » : usagers, bénéficiaires, consommateurs, entreprise donneuse d’ordres, voire service ou atelier en aval dans la même entreprise. A quoi peut s’ajouter le faisceau des relations interpersonnelles. Celles-ci, comme le démontrent les articles consacrés aux aspects collectifs du travail, constituent à la fois une ressource, grâce aux coopérations possibles, et une contrainte supplémentaire : il faut sans cesse veiller à la synchronisation de ce collectif, faire son maximum pour ne pas mettre des collègues dans l’embarras, et compenser leurs défaillances s’ils sont absents ou simplement en difficulté.
Il y a là des obligations parfois inconciliables, que la hiérarchie, souvent, ne maîtrise pas, ou pas bien. La gestion de ces contradictions est alors reportée directement sur le poste de travail, quelle que soit la qualification de celui ou celle qui l’occupe, quels que soient les moyens qu’il ou elle peut mobiliser pour accomplir sa tâche, et quelles que soient les informations dont il ou elle dispose. C’est ainsi que le travail, et le travailleur, peuvent perdre leurs repères.
A l’époque où a été produit le livre précédent, des chercheurs en sciences de la gestion ont évoqué la « civilisation de la panne » qui était censée se substituer peu à peu à la « civilisation de la peine », héritée du XIXème siècle. L’attention portée au fonctionnement sans incident des équipements et des dispositifs allait devenir le principal garant des performances de l’entreprise. La capacité à déployer et maintenir cette attention allait prendre la place de la force physique, de la souplesse, ou de l’adresse, parmi les qualités principales attendues d’une femme ou d’un homme au travail. Or les connaissances présentées dans cette partie du livre montrent d’emblée que la mobilisation du corps, par exemple l’exposition à la chaleur ou les gestes répétitifs, restent tout à fait présentes dans le travail d’aujourd’hui. Elles montrent surtout qu’une « civilisation de la hâte » s’est érigée.
Ce primat de la « réactivité » pourrait dans certains cas revêtir des aspects valorisants (chez des pompiers, des agents de maintenance, des soignants…), si celle-ci est socialement justifiée, et rendue possible par les moyens alloués. Mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. De vraies compétences dans la gestion anticipatrice des difficultés ou des incidents se développent parfois, mais trop souvent, le manque de temps oblige à gérer ces difficultés et incidents au coup par coup, avec des efforts physiques ou mentaux importants et beaucoup d’incertitude quant aux résultats. L’urgence érigée comme modèle de fonctionnement est à l’origine d’un coût social important, et de situations absurdes. Il y a pire : ce coût, ces absurdités, peuvent être longtemps dissimulés par des systèmes d’indicateurs, d’évaluations, de « reporting », censés rendre visibles les résultats du travail, mais qui enclenchent en fait des stratégies de contournement visant à masquer les difficultés. Les conséquences de ce « management par les chiffres » font l’objet d’un article particulier dans cette partie du livre.
Un autre volet de cette orientation « réactive » des systèmes de production, de ce souci d’ajustement immédiat de la production à la demande, et de la main-d’œuvre à la production, est la tendance à une déstabilisation accrue des horaires de travail. La norme des horaires réguliers, à temps plein, et diurnes, qui reste majoritairement légitime aux yeux des acteurs sociaux, ne cesse de reculer. La fragilité de systèmes techniques récents, le souci d’accroître la durée d’utilisation des machines, l’adaptation constante des effectifs aux volumes produits, tous ces facteurs déterminent une expansion des horaires matinaux, tardifs, ou nocturnes, au-delà des secteurs dans lesquels on les juge techniquement ou socialement indispensables. Au total, les horaires habituellement qualifiés comme « atypiques » concernent à présent près de deux salariés sur trois.
Plusieurs articles examinent les effets de cette érosion de l’horaire diurne et régulier. Elle n’équivaut pas à une dégradation uniforme des conditions de vie et de travail. Les en horaires décalés ou nocturnes peuvent être assortis de compensations (salaire, ambiance de travail, organisation de la vie personnelle) qui rendent cette situation acceptable par les salariés. Mais ces articles rappellent les conséquences, négatives à long terme, sur l’organisme humain et sur la vie familiale et sociale, des horaires décalés ou irréguliers. Ils soulignent aussi que l’activité de travail ne se réalise pas de la même manière à toute heure, qu’elle n’a pas les mêmes résultats, ni le même « coût » pour les travailleurs.
A plus long terme encore, l’urgence, la perte de maîtrise des marges temporelles, marquent aussi les parcours professionnels. C’est le cas s’agissant de la polyvalence : il devient fréquent que celle-ci se décide et s’implante sans préparation suffisante. De même, la mobilité professionnelle ou géographique devient un impératif auquel les salariés et leurs familles sont censés s’adapter sans tarder, surtout dans le cas des personnels à statut précaire. A l’échelle collective, les changements et réorganisations dans un atelier, un service, une entreprise une administration, sont considérés par les employeurs et leurs actionnaires, ou par l’Etat-employeur, comme un signe de dynamisme, alors que leur accumulation engendre de nombreuses erreurs et ce que certains auteurs nomment « fatigue organisationnelle ». De plus en plus rares sont les milieux professionnels dans lesquels les salariés estiment avoir assez de recul vis-à-vis de leur travail, pouvoir réfléchir individuellement et collectivement sur les tâches qu’ils accomplissent, sur l’évolution de leur métier, sur son utilité, sa finalité. En particulier, la carence des temps d’élaboration collective sur le contenu et les méthodes de travail a des effets graves, et très sous-estimés.
Dans ce contexte, l’approche des risques du travail est, dans une certaine mesure, à reconfigurer, ou en tout cas à compléter – et la troisième partie de notre ouvrage reviendra ensuite longuement sur la complexité des enjeux de santé que cela implique. Le problème principal est souvent que ce sont les stratégies individuelles et collectives d’auto-prévention, théoriquement disponibles, qui se trouvent mises en échec, de plus en plus difficiles à construire ou à réaliser : s’écarter d’une source de nuisance, choisir son outil, s’informer correctement avant d’agir, coopérer, etc. On comprend dès lors pourquoi les effets des formes actuelles d’organisation, sur la santé des salariés, ne prennent pas tellement la forme de pathologies à large échelle, vécues simultanément, avec des symptômes analogues, par un grand nombre d’entre eux dans une entreprise ou un secteur d’activité. Les troubles musculosquelettiques, encore en expansion dans notre pays, constituent de ce point de vue une sorte d’exception : c’est bien un signe pathologique massif, dont les causes sont attribuables, selon l’ensemble des spécialistes, aux formes les plus sollicitantes de l’organisation du travail, et notamment à la pression temporelle. Les autres manifestations pathologiques, la plupart des troubles de santé liés au travail aujourd’hui, prennent des formes beaucoup plus individualisées, disséminées dans le temps, avec des causalités que l’on ne détecte qu’au prix d’une analyse attentive. De même en effet que la gestion délicate de contraintes de travail mal articulées entre elles, est renvoyée de plus en plus à la responsabilité de chaque salarié, de même la gestion de la santé au travail repose sur des compromis individuels plus ou moins tenables à long terme. En mobilisant fortement les ressources physiques, mentales et psychiques, les conditions de travail d’aujourd’hui mettent bien des travailleurs en situation de fragilité. Une fragilité qu’ils vivent souvent sur un mode personnel, avec une sensation d’isolement, parce que les collègues ne sont pas toujours, eux, en situation de prendre en charge collectivement les difficultés de chacun.
Sans aborder de front la question des stratégies à construire pour maîtriser, infléchir, ces processus (cette question fera l’objet de la quatrième partie de l’ouvrage), les articles de cette deuxième partie permettent au moins de retenir que la réponse tient dans la capacité des travailleurs, et des représentants des salariés, à identifier collectivement les contraintes, à l’échelle d’une équipe de travail, d’un atelier, d’un service. Cette approche demande à être préparée avec les travailleurs, et réclame un effort de compréhension, d’interprétation, en lien avec eux, justement pour sortir d’une approche individualisante des conditions de travail et de leurs effets.
Encore faut-il disposer d’une vision suffisamment cohérente des déterminants actuels de ces relations, déterminants qui sont à chercher dans une réflexion sur la gestion de l’appareil de production et les objectifs qu’on lui assigne. On se trouve donc – qu’il s’agisse des praticiens en charge des conditions de travail, des représentants des salariés, ou des chercheurs – avec le besoin de s’intéresser à la fois aux décisions « d’état-major » qui fondent le pilotage des systèmes de production, et aux modalités particulières, locales, détaillées, selon lesquelles les travailleurs gèrent individuellement et collectivement les situations qu’ils rencontrent, dans toute leur diversité. C’est un peu le grand écart ; mais les articles de cette partie indiquent que c’est nécessaire et, dans une certaine mesure, réalisable.
Serge Volkoff, statisticien et ergonome, spécialiste des relations entre l’âge, le travail et la santé, Centre d’Etudes de l’Emploi, CREAPT (Centre de Recherche sur l’Expérience, l’Age et les populations au Travail).
LES RISQUES DU TRAVAIL, pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte 2015.