Les Comités d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) ont 30 ans, Sonia Granaud, sociologue

La dernière des lois Auroux, du 23 décembre 1982, devait remédier à une situation dans laquelle les anciens comités d’hygiène et de sécurité (CHS) ne s’étaient pas développés. Elle n’eut pas les effets attendus. Au début des années 2000, moins d’1% des CHSCT mène une enquête suite à la déclaration d’une maladie professionnelle, fait appel à un expert agréé ou procède à l’analyse à priori des risques aux postes de travail pourtant obligatoire depuis 1979.

Les comités ont évolué de 1947 à nos jours en dehors du contexte juridique. Leur activité est en effet davantage dépendante du contexte socio-historique dans lequel ils s’inscrivent, que de la législation en vigueur. Le modèle d’analyse présenté ci-dessous est issu d’une étude menée dans le secteur de la chimie, il appréhende les CHSCT à travers les déterminants réels de leur fonctionnement et permet d’effectuer une périodisation.

Le CHSCT est une institution représentative du personnel particulière, à la fois in et out, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Il s’inscrit dans le jeu des rapports sociaux de production et fait partie du système de prévention des risques professionnels. Son action est déterminée par le rapport de force employeur/salariés à un moment donné et par le capital social externe des élus.

  • Le rapport de force ou « worker power » est relatif à la conflictualité et à la cohésion sociale au sein de l’établissement. Il se mesure par le taux de syndicalisation, la présence de relais d’information dans les ateliers, ou encore par la capacité des syndicats à agir ensemble au sein du comité. Un maillage serré des relations entre élus et travailleurs favorise leur « pouvoir d’agir » mutuels.
     
  • Le capital social est la capacité des élus à mobiliser leurs réseaux d’interconnaissances. La fréquence des rencontres avec les professionnels de prévention mais aussi l’inscription dans des réseaux d’entraide en santé au travail permettent de le mesurer. Les élus sont mieux armés face aux experts du patronat lorsqu’ils sont formés et ouverts à l’apport de savoirs et expériences extérieurs.
     
  • Le CHSCT préventif (capital social +, rapport de force +)
    C’est le cas du comité ouvert à d’autres syndicats et attentif aux alertes émanant des réseaux de santé. Il bénéficie de la notoriété des IRP et de connaissances extérieures dans le rapport de force.
     
  • Le CHSCT patronal (capital social -, rapport de force -)
    Isolés dans l’établissement et isolés de l’extérieur, les élus de ce type de comité suivent les directives d’une présidence qui prend toutes les initiatives. Les discussions sont consensuelles ou formelles.
     
  • Le CHSCT défensif (capital social -, rapport de force +)
    L’affrontement exclusif entre la direction et les élus du personnel dans ce type de comité, ne débouche pas sur la construction de contre-propositions de la part des élus.
     
  • Le CHSCT sortant (capital social +, rapport de force -)
    Les élus armés de connaissances et entourés de personnes-ressources, ne rencontrent pas le soutien des autre élus et/ou des salariés et s’éloignent progressivement du comité ou de l’entreprise.

Les activités du comité mettent en jeu différentes visions de la prévention. En fonction de leur positionnement sociologique, les CHSCT sont associés à deux registres de pratiques que l’on peut situer sur un continuum allant d’une prévention axée sur les facteurs individuels à une prévention incluant le rôle des rapports sociaux.

  • Registre 1 : Les décisions prennent en compte la connaissance du travail réel qu’expérimentent les salariés. Ceci permet que l’organisation du travail soit intégrée à l’analyse des risques. Les situations de travail dangereuses sont étudiées. Le comité participe à l’amélioration de la reconnaissance des accidents et maladies du travail invisibles.
     
  • Registre 2 : L’erreur ou la faute humaine est mise en avant dans l’analyse des risques. Les documents produits ou validés au sein du comité reposent sur la modification du comportement individuel à travers les consignes, les procédures, la formation et la technique. La logique associée est celle d’un rationalisation des coûts induits par l’obligation de protection des travailleurs.

Prenons l’exemple de la survenue d’un accident du travail dans une entreprise X

  • Le CHSCT est de type préventif ou sortant :
    Les élus mènent une enquête indépendante immédiatement après l’accident, ils réclament une réunion extraordinaire du comité, voire créent une commission d’enquête qui informera les médias dans certains cas graves. Ils ont développé une méthode permettant de réaliser une analyse plurifactorielle de l’accident : rôle du statut, de la formation du salarié, des cadences du poste, de l’intensité du travail, des relations avec les collègues, la hiérarchie, les clients, rôle de la sous-traitance…Ils font éventuellement appel à un expert agréé, à un avocat, sollicitent l’aide de l’inspection du travail, du médecin du travail, de chercheurs spécialisés. Si c’est un CHSCT sortant, cette démarche ne débouche pas sur une mobilisation des élus et des salariés suffisante pour amener la direction à intégrer l’organisation du travail dans sa propre analyse et à transformer durablement les pratiques du comité.
     
  • Le CHSCT est de type défensif ou patronal :
    L’accident du travail fait l’objet d’une enquête par arbre des causes (ADC) organisée par le service sécurité à laquelle les élus pourront participer ou non. Elle débouche comme dans 60% des cas dans la chimie, par une mise en cause de la responsabilité individuelle du salarié. Les recommandations portent sur le renforcement des consignes de sécurité, de nouvelles campagnes de sensibilisation au port des équipements de protection individuelle (EPI), l’attribution de primes ou de sanctions en fonction des « résultats sécurité ». Dans le cas d’un suicide, un groupe de travail associant direction et représentants du personnel est créé, il décide de la mise en place d’une « cellule d’écoute et d’accompagnement » ou d’une ligne d’appel téléphonique d’urgence, un questionnaire est soumis à chaque salarié. Si le CHSCT est de type défensif, les élus s’opposent à cette conception psychologisante de la prévention mais n’apportent pas de proposition alternative.

Cette grille d’analyse peut être utilisée pour comparer des CHSCT entre eux à une même époque. Elle permet aussi d’effectuer une comparaison sur le long terme. On peut distinguer cinq périodes dans l’évolution des comités depuis leur création en 1947.

  • Les années 50-60
    On ne trouve pas de traces de procès-verbaux de CHS datant de cette époque dans les établissements de la chimie. Les CHS connaissent un faible développement dans les entreprises françaises. D’après l’inspection du travail, moins d’une entreprise sur deux en dispose et son activité est souvent formelle. Il en est de même des comités d’entreprise dont l’action réside principalement dans la gestion des œuvres sociales et « l’arbre de noël ». Les CHS patronaux ou « fantômes » sont dominants. L’analyse des accidents et des maladies professionnelles est axée sur les prédispositions individuelles et l’hygiène personnelle. Engagés dans la « bataille de la production » et le « compromis social fordiste », les représentants du personnel sont annihilés par les contraintes productives. Ils sont peu informés, et sont, par ailleurs, dissuadés de s’investir dans leur mandat par un patronat qui n’a jamais accepté aucun droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail, que ce soit en 1906 lorsqu’il s’agit d’étendre l’institution des délégués ouvriers mineurs à la sécurité à toutes les entreprises, ou en 1928 lorsque l’IUMM (Union des industries métallurgiques et minières) s’alarme des projets de création de comités de sécurité recommandés par l’organisation internationale du travail.
     
  • Les longues années 70 (1968-1975)
    Les premiers comptes rendus de CHS de la chimie datent de la fin des années 60. Ils marquent l’entrée des syndicats dans les entreprises et une période de haute intensité législative autour des questions de conditions de travail (création de l’ANACT, Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, et des CACT, Commission d’amélioration des conditions de travail, en 1973, accord interprofessionnel de 1975). L’ensemble des entreprises françaises est gagné par un mouvement de révolte qui dénonce les conditions de travail brutales et les « cadences infernales ». Dans ces années, les élus de Rhône-Poulenc, de British Pétroleum, ou encore de Shell, se réapproprient ou investissent l’institution CHS avec l’appui des syndicats qui font des conditions de travail une priorité. Des sections d’hygiène et de sécurité (SHS) sont créées dans tous les ateliers à un moment qui coïncide avec d’autres avancées sociales gagnées au prix de longues grèves comme à BP Lavera où au bout de trois semaines, les syndicats obtiennent que 14 élus les représentent en CHS. A Rhône-Poulenc Roussillon, le secrétaire du CHS est permanent, avec les autres élus, il mène des enquêtes après accident du travail indépendantes et ce sont plus de 20 personnes qui se réunissent après chaque accident même bénin. Les élus réalisent des inspections d’établissement non programmées à tout moment dans les ateliers. A BP Lavera, les syndicats obtiennent la mission permanente des élus CHS qui leur permet de se rendre dans les services à tout moment. Les représentants ouvriers de secteurs comme la chimie, la métallurgie ou la construction l’automobile, s’associent à des professions comme l’inspection du travail et la médecine du travail, ainsi qu’à des laboratoires de recherche. Le groupe produits toxiques (« G.P.-Tox ») est créé auprès de la FUC-CFDT (Fédération unifiée des industries chimiques de la CFDT) afin de promouvoir une industrie plus respectueuse des hommes et de l’environnement. Les syndicats dénoncent les dangers de produits comme le chlorure de vinyle monomère (CVM). L’ergonomie d’intervention se développe. Des études regroupant syndicalistes et chercheurs sont réalisées afin d’apporter aux élus des CHS, une information scientifique rigoureuse opposable aux directions d’entreprises. Ces années constituent un peu l’âge d’or des CHS.
     
  • La reconquête patronale (1975-1984)
    Dans la chimie et la métallurgie, les directions d’entreprises préparent dès 1974 avec l’appui des groupements patronaux comme l’IUMM et l’UIC (Union des industries chimiques), la reprise en main des CHS. Elles les attaquent sur plusieurs fronts : refus d’appliquer la législation, harcèlement de délégués, main mise sur la médecine du travail, contrôle et isolement des victimes d’accidents du travail pour qu’ils ne déclarent pas leurs accidents ou qu’ils n’interpellent pas les syndicats, redéploiement des services sécurité. Ce « retour de bâton » de mai 68 se traduit dans les entreprises par une confiscation du pouvoir des élus qui perdent progressivement l’initiative des inspections d’établissement et des enquêtes après accidents du travail ainsi que le soutien des salariés. La promulgation des lois Auroux permet aux directions de revenir à une stricte interprétation de la loi en supprimant les usages en cours qui accordaient des droits supplémentaires aux représentants du personnel.
     
  • La période muette (1984-2005)
    Ces années marquent à la fois l’apogée et le déclin du mouvement ouvrier pour l’amélioration des conditions de travail, tel qu’on peut parler d’un paradoxe des lois Auroux. Avec l’intensification de la négociation collective mise en place par ces lois, les nouvelles formes de participation salariales détournées par les directions dans leurs principes, les élus des IRP et les directions se rencontrent de plus en plus fréquemment, ce qui tend à les rapprocher. Les directions usent de toutes les armes de la séduction pour déposséder les syndicats de leur substance et les éloigner des travailleurs (promotion de certains délégués, avantages en nature…). Dans le même temps, le syndicalisme décroit. Les militants, qui cumulent les mandats, se détachent progressivement de leur base. La sous-traitance et l’augmentation des contrats précaires finissent de déliter le socle sur lequel s’étaient bâties les IRP. Affaiblis, les syndicats entrent dans une période de compétition plus vive entre eux. Que ce soit dans la chimie comme dans d’autres secteurs, les CHSCT sont « sous-utilisés » et fonctionnent comme une « coquille vide ». Les conditions de travail sont très en retrait derrière les questions de sécurité. La présidence oriente l’action des CHSCT dans la plupart des secteurs. Le CHSCT devient une « chambre d’enregistrement » des décisions de la direction ou une « annexe » des services sécurité. Les élus remplissent un rôle très fonctionnel de « contrôleurs technique ». Ils s’éloignent également des partenaires de prévention avec lesquels ils avaient tissés des liens comme la médecine du travail ou l’inspection du travail. Les tensions se crispent dans un tête à tête entre représentants issus de certains syndicats qui ne représentent plus qu’eux-mêmes et des dirigeants qui ont pris l’institution en main et l’ont verrouillée. Les CHSCT patronaux et défensifs sont dominants.
     
  • Le retour du chsct préventif (2005-2012)
    La période récente est marquée par un retour perceptible des CHSCT préventifs et par la montée en puissance de l’institution, notamment dans certains secteurs touchés par des problèmes graves (suicides, cancers professionnels, risques industriels majeurs). Les ouvrages de Marie-France Hirigoyen (1998) et Christophe Dejours (1998) font remonter les souffrances des travailleurs et le besoin d’intervention du CHSCT. Le contexte législatif devient plus favorable aux CHSCT ; les jurisprudences tranchent en faveur des élus et le droit européen renforce leur pouvoir dans de nombreux domaines. Le nombre de formations auxquelles participent les élus augmente ainsi que le recours aux expertises (+300%), si bien que le CHSCT tend à devenir la « bête noire »des employeurs. Ce retour des CHSCT préventifs est malgré tout, timide, car même si des formes de solidarités en réseau dépassant le cadre de l’entreprise se mettent en place (Association Henri Pézerat, GISCOP, Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (93), APCME, Association médicale pour la prise en charge des maladies éliminables (13)), le problème de l’action collective dans l’entreprise reste posé. L’amélioration des conditions de travail constitue un levier de remobilisation mais le contexte y est peu propice. Néanmoins, par un phénomène de contagion des bonnes pratiques, les comités préventifs peuvent se développer, un renversement du pouvoir au sein de l’instance est possible comme le montre les expériences passées. L’histoire des CHSCT n’est pas linéaire, ainsi on ne peut préjuger de leur avenir.