Cédric Lomba
Sociologue, Chargé de recherche au CNRS
Directeur de l’équipe CSU
Directeur-adjoint du Cresppa (UMR 7217)
Ces dernières années, les recherches sur la santé au travail ont focalisé leur attention sur les maladies professionnelles et sur les questions de santé mentale. Cela a permis d’élargir l’analyse des maux du travail (au-delà des maux « physiques ») et des catégories de travailleurs qui les subissent (au-delà des ouvriers). Toutefois, ces déplacements laissent maintenant dans l’ombre les blessures et pathologies « physiques » consécutives à des accidents qui concernent principalement les ouvriers : en France, en 2010, mais cela est vrai dans la plupart des pays européens, les ouvriers ont connu en moyenne 43 accidents du travail par million d’heures de travail, les employés 19, les professions intermédiaires 7 et les cadres et chefs d’entreprise 31. Les conditions de travail des ouvriers dans les usines, et en dehors quand ils affrontent des pollutions industrielles dans leur espace résidentiel, constituent l’une des causes fondamentales2 des inégalités sociales de santé. Pourtant, peu nombreuses sont les recherches qui étudient cette surexposition, alors que les thématiques de la souffrance et du mal-être au travail des catégories professionnelles supérieures tendent à occuper l’espace médiatique et revendicatif depuis les années 1990.
S’agissant des accidents du travail, on observe des évolutions contradictoires depuis une trentaine d’années. D’un côté, des mécanismes permettent de les réduire avec des lois et des directives qui protègent davantage les travailleurs et obligent les entreprises à prendre en compte la sécurité, avec des experts internes et externes qui mettent en place des procédures plus sécurisantes et des travailleurs qui se montrent plus attentifs à leur intégrité physique. De l’autre côté, l’intensification du travail dans certains secteurs, la précarisation des travailleurs et les phénomènes de restructurations participent à l’augmentation des maux du travail. Si les restructurations semblent augmenter les risques pour la santé des travailleurs licenciés, notamment en termes de problèmes psychosociaux ou cardiovasculaires3, la situation des salariés qui restent dans les usines après des plans de restructuration est moins connue. C’est pourtant la situation que connaissent la plupart des ouvriers de l’industrie qui ont subi des plans sociaux répétés dans leurs entreprises depuis les années 1980. Je voudrais souligner ici quelques transformations importantes des conditions de travail de ces ouvriers de la grande industrie en m’appuyant sur le cas de l’entreprise sidérurgique belge Cockerill, intégrée dans Usinor en 1999 puis dans ArcelorMittal en 2006, que j’ai étudiée lors de plans de restructuration à la fin des années 1990 et en 2011-2012. C’est le symbole même du contexte de « restructuration permanente » de l’industrie européenne puisque les usines du bassin de Liège ont connu plus d’une dizaine de plans sociaux depuis 1977 et que les effectifs (exclusivement masculins pour les ouvriers) sont passés de près de 25 000 personnes en 1975 (une vingtaine d’usines), à 11 000 en 1995 (11 usines) et moins de 1000 en 2015 (5 usines).
1. La diminution paradoxale des fréquences d’accidents malgré les restructurations
Les usines de Cockerill, comme plus généralement les usines métallurgiques, sont dangereuses. Des ouvriers y meurent chaque année, s’y blessent en grand nombre, et y contractent des maladies liées à leur activité professionnelle. La plupart ont connu des accidents de travail et des problèmes de santé liés à l’activité de l’usine. Ils ont aussi souvent été témoins d’autres accidents, parfois mortels : depuis 2002, 17 ouvriers sont morts dans les usines de Cockerill. À ceux-là s’ajoutent les blessés graves (décharges électriques, brûlures, chutes, écrasements) et plus légers (petites contusions, coupures, tensions musculaires, etc.)4.
Malgré les changements de postes répétés pour les ouvriers et une intensification du travail, la fréquence des accidents diminue officiellement de manière régulière depuis 1979, de même que leur gravité mais de manière plus irrégulière. Cette diminution des taux d’accidents est probablement pour partie le résultat de la vigilance syndicale, notamment au sein du C.H.S.C.T., et des politiques patronales en faveur de la sécurité au travail. De nombreux instruments de prévention et de valorisation des « bonnes pratiques » sont mis en place dès les années 1960 (concours sécurité, plans de prévention, réunions rapides hebdomadaires dans les équipes, etc.). A ces instruments toujours utilisés aujourd’hui, la direction a ajouté une comparaison des résultats sécurité entre usines, en particulier depuis le rachat par Usinor en 1999. Et l’intégration dans le groupe Mittal en 2006 marque une nouvelle étape avec la généralisation du benchmarking (comparaison des records de jours sans accident par usine, des taux de fréquence et de gravité, etc.), et la mise en avant du thème de la sécurité dans la stratégie de communication de la multinationale. Deux logiques se superposent donc : la prévention et le contrôle des pratiques ouvrières.
On peut voir dans cette mobilisation pour la sécurité un souci de l’encadrement pour l’intégrité physique des ouvriers de la part des cadres spécialisés dans la sécurité et des cadres d’usines. D’autres registres, plus intéressés, sont aussi à l’œuvre comme l’amélioration de la performance. La pression du benchmarking a aussi participé à la préoccupation de sécurité dans une logique concurrentielle d’attribution de moyens et de fermetures d’usines au sein d’une multinationale. L’accident est alors présenté comme un indicateur quantitatif qui se prête à une logique comptable plutôt qu’à une analyse de ses effets sur les personnes exposées. La dimension financière n’est pas absente des considérations pour réduire le coût des assurances et des « faux-accidents ».
2. L’invisibilisation des accidents
Comme dans la plupart des entreprises, divers mécanismes participent à minimiser ou à cacher les dommages corporels que subissent les ouvriers, bien que ceux-ci soient l’objet, à des degrés divers, de controverses avec les syndicats particulièrement bien implantés dans ces usines (le taux de syndicalisation des ouvriers dépasse 95%). Ces mécanismes permettent de présenter des taux d’accidents en diminution et sont favorisés par le contexte de restructuration permanente :
- L’externalisation des dangers : l’accroissement de la mise en sous-traitance des tâches manuelles les moins qualifiées dans les années 1990 et 2000 pour réduire les coûts en cas de diminution des commandes participe de fait à confier aux travailleurs externes les tâches les plus exposées aux risques d’accidents.
- La traque aux « faux accidents » des travailleurs stables : les assureurs privés belges refusent de plus en plus d’indemniser des accidents déclarés en raison de l’absence de preuves et de témoins directs de l’accident du travail. Dans la mesure où les restructurations et l’automatisation progressive créent un contexte de travail où les ouvriers sont de plus en plus isolés, la reconnaissance de l’accident devient plus difficile.
- L’utilisation massive du « travail adapté » : en travail adapté, les ouvriers blessés se voient proposer ou imposer de réaliser leur convalescence sur un autre poste moins contraignant. Cette pratique est systématisée depuis la fin des années 1980. Pour la direction et l’encadrement d’usines, cela permet de diminuer les taux de gravité et donc à la fois de réduire les primes d’assurance et de présenter une meilleure image de l’usine dans la multinationale. Pour les ouvriers, parfois soumis à la pression tacite des collègues, accepter le travail adapté permet de préserver les primes collectives d’équipe liées à la diminution ou à l’absence d’accidents.
- Les maladies professionnelles : si l’Organisation Internationale du Travail relève une série de risques de maladies liées à l’activité sidérurgique, peu de cas sont reconnus à Cockerill. Il faudrait pour cela que les représentants syndicaux acquièrent des compétences juridiques et médicales spécifiques, alors qu’ils doivent surtout se concentrer sur les multiples plans de restructurations et de fermetures d’usines. Par ailleurs, l’usage massif des préretraites éloigne les ouvriers les plus âgés, ceux-là même qui sont le plus touchés par les maladies professionnelles. Et lorsque le sort des usines est périodiquement en suspens, il est particulièrement délicat pour les syndicats d’évoquer les questions de pollution industrielle qui pourraient mettre en cause le maintien de l’activité industrielle.
3. Un rapport ambivalent des ouvriers aux accidents
Les ouvriers que j’ai rencontrés sont personnellement confrontés à plusieurs blessures et accidents, plus ou moins importants, durant leur carrière. Cet ouvrier de fabrication de 36 ans résume ainsi sa carrière d’accidents : « Je me suis cassé le pied il y a deux ans. J’ai eu un tas de brûlures de scories, sur les bras, dans le cou, même si on faisait attention. J’ai eu aussi un ménisque cassé, j’ai eu une opération » ; un mécanicien de 40 ans a eu, quant à lui, « deux doigts cassés, deux hernies discales, des poussières dans les yeux, des coupures ». Certains ont connu des dommages corporels plus importants, d’autres ont été davantage préservés. L’accident n’est donc ni exceptionnel ni accidentel5, c’est le destin probable des ouvriers d’industrie.
Les rapports subjectifs aux accidents de ces ouvriers relèvent de plusieurs logiques imbriquées : de crainte, de préservation de son corps et de sa réputation dans un contexte incertain, ou encore de déni ou d’habitude des dangers, de bravoure, de défense professionnelle. Si quelques ouvriers ne respectent presque jamais les procédures et utilisent peu les protections, la plupart s’en abstiennent à certains moments parce que celles-ci empêchent le geste technique et qu’elles alourdissent la charge de travail, ou encore parce que le danger est minoré ou oublié quand la vigilance est altérée par la fatigue, parce que les règles de sécurité sont contradictoires, parce qu’ils veulent défier l’encadrement porteur des restructurations, ou encore parce que les conditions de productivité l’exigent6.
Il reste que le souci de préservation de son intégrité dans un environnement à risques fait l’objet d’une attention partagée des ouvriers. L’application des règles de sécurité est le comportement le plus observé, la plupart saluent les efforts réalisés dans ce domaine, certains résistent à l’affectation aux endroits les plus dangereux auxquels il est difficile d’échapper avec les déplacements suite aux fermetures temporaires ou définitives d’usines. Ce sont surtout les changements incessants et les incompétences que ceux-ci entrainent qui sont vécus comme particulièrement menaçants, jusqu’à établir un sentiment de crainte permanente pour soi et pour les autres. Les réductions d’effectifs dans les équipes, la diminution des temps de formation sur poste, la quasi-disparition des temps de répit avec la mise en place de la polyvalence, le manque d’expérience des jeunes et des ouvriers déplacés sont autant de mesures qui nourrissent les craintes dans les collectifs ouvriers. De plus, en contexte d’incertitude de carrière en raison des menaces de fermetures, se préserver c’est aussi établir sa réputation de travailleur rarement malade ou blessé, ce qui permet d’être déplacé sur des postes de meilleure qualité. L’ambivalence ouvrière à l’égard du risque et de la préservation de soi est ici renforcée par la situation de double bind du côté des injonctions (respecter les procédures sans en avoir les moyens, voire recevoir la consigne de ne pas les appliquer) et d’un engagement au travail contraint par l’incertitude personnelle en termes de carrière, et par l’incertitude collective en termes de compétences nécessaires dans l’activité.
Au final, c’est probablement moins dans une culture ouvrière homogène que résident les explications des rapports à la sécurité que dans les projections professionnelles et les situations concrètes auxquelles les travailleurs sont confrontés. Le contexte de restructurations répétées pèse à la fois sur les conditions de travail, sur les savoir-faire des collectifs ouvriers, et sur la reconnaissance des accidents, mais en retour les problématiques de sécurité sont aussi utilisées par les syndicalistes pour contester dans les usines les politiques générales de réduction de coûts (manque d’entretien des machines, diminution des formations, augmentation de la sous-traitance, etc.) et de mobilités imposées aux ouvriers. Il s’agit là d’un registre de contestation plus proche des situations concrètes des ouvriers que celui de la critique des plans de restructuration qui fait appel à l’expertise externe au sein du comité d’entreprise7.
1 « Les accidents du travail entre 2005 et 2010 », Dares-Analyses, 2014, n° 10. Ces écarts sont comparables pour les maladies professionnelles, même si la sous-estimation de certaines pathologies invite à la plus grande prudence interprétative.
2 B.G. Link, J. Phelan, « Understanding Sociodemographic Differences in Health », American Journal of Public Health, 1996, n° 86, p. 471-473.
3 T. Kieselbach (dir.), Health in Restructuring. Innovative Approaches and Policy Recommendations, HIRES, 2010.
4 Je laisse de côté la question du stress qu’engendrent les restructurations sur ceux qui restent (cf. C. Lomba, « Un homme est mort, une classe joue sa survie », Contretemps, 10/2013).
5 Jean-Pierre Tabin et al., « Accidents du travail : la régularité de l’improbable », ¿ Interrogations ?, 2008, n° 6.
6 N. Jounin, « La sécurité au travail accaparée par les directions », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2006, n° 165, p. 72-91.
7 C. Lomba, « Restructurations industrielles : appropriations et expropriations des savoirs ouvriers », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2013, n° 196-197, p. 34-53.