Un texte de Dominique Glaymann, sociologue, Université Paris Est, chercheur au Largotec et au Restag (Réseau d’étude sur les stages et leur gouvernance).
Situé à la frontière entre la formation et l’emploi, le stage tend à devenir une figure imposée des cursus post bac. Servant depuis longtemps d’outil pédagogique ou probatoire dans certaines formations (médecins, ingénieurs ou enseignants), le stage a acquis durant les dernières décennies le statut d’instrument privilégié de « professionnalisation » des études au service d’une insertion professionnelle des diplômés de plus en plus ardue. Or, l’actuelle inflation des stages accroît les risques de dérives qui limitent leur efficacité et les rendent même parfois nuisibles en jouant contre l’emploi des débutants.
Une richesse potentielle certaine
Période ponctuelle durant laquelle un(e) élève ou étudiant(e) vit une participation observante dans une situation de travail, un stage figure dans la maquette de diplôme d’une école ou une université (si la loi est respectée). Cet élément d’un cursus de formation revêt trois potentiels majeurs.
Le stage est d’abord un dispositif pédagogique visant à apprendre autrement que par les modalités académiques (cours, TD, TP, préparation de mémoire ou de dossier). Il s’agit d’apprendre « en faisant », en mettant « la main à la pâte », en s’exerçant en situation « réelle » et non dans un exercice, en expérimentant des relations avec une hiérarchie, des collègues, des fournisseurs, des clients ou des usagers, mais aussi en observant et en ayant un recul réflexif sur ce que l’on fait et ce que l’on voit.
Expérience particulière pour un jeune immergé dans un milieu de travail constitué d’adultes en emploi, le stage a aussi un potentiel socialisateur qui dépasse les apprentissages formels et la relation enseignant/apprenant. Le stagiaire exerce des responsabilités, il doit prendre des décisions, progresser en visant des résultats qui engagent non seulement sa formation, mais une organisation qui lui a donné ce rôle et qui attend un retour productif mesurable. Sans être une relation salariale, le stage a un enjeu « performatif » qui dépasse le seul enjeu « formatif ». En contribuant à sa construction identitaire de futur salarié et de futur adulte, un stage constitue même parfois un rite de passage pour le stagiaire adulescent. Le stage contribue alors au processus de socialisation qui inclut la découverte des réalités du travail et de l’emploi dans une posture qui n’est ni celle d’un étudiant regardant de l’extérieur, ni celle d’un jeune occupant un « job étudiant » dont le contenu est en général sans rapport avec la formation suivie et les espoirs professionnels.
Plus directement professionnalisant, un stage peut encore aider à préciser le projet professionnel, il peut aussi préparer la future recherche d’emploi en se faisant (re)connaître de professionnels, en montrant ses qualités au travail, en déconstruisant l’image négative de tel profil de jeune diplômé ou de tel établissement d’enseignement, en bâtissant un premier réseau avec des contacts que l’on pourra solliciter, en enrichissant son CV avec l’« employeur » et le poste occupé en stage. Dans certains, cas, un stage peut être une période de pré-recrutement et déboucher directement sur un contrat de travail. Il contribue donc à l’insertion professionnelle qui ne se résume pas à l’accès au premier emploi, mais est « un processus par lequel des individus n’ayant jamais appartenu à la population active, accèdent à une position stabilisée dans le système d’emploi1 ». Il faut cependant relativiser l’impact possible des stages sur la recherche d’emploi en notant d’abord la grande variété de situations selon les diplômes préparés et les établissements d’appartenance et ensuite l’influence déterminante de la conjoncture sur la probabilité d’obtenir un emploi suite à un stage, ou plus généralement en fin d’étude. L’avantage des écoles sur les universités comme celui des universités prestigieuses sur les autres joue déjà un rôle essentiel lors de la recherche de stage. Le stage peut ainsi constituer une forme nouvelle de confirmation voire d’aggravation des inégalités sociales face à la formation supérieure, puis à la recherche d’emploi. Les stages conduiraient alors à modifier l’ordre dans la file d’attente des aspirants débutants à l’emploi plutôt qu’à réduire leur nombre.
La richesse des stages ne doit être ni surestimée pour l’aide à la future insertion dans l’emploi ni sous-estimée en limitant leurs apports à cette seule dimension. Ajoutons que tout stage n’est pas « un bon stage » : les conditions pour concrétiser ses trois apports potentiels sont nombreuses et exigeantes pour chacun des acteurs (le stagiaire, son établissement formateur et la structure qui l’accueille)2.
Les conditions exigeantes d’un stage fructueux
Une première condition concerne le contenu des missions qui doivent être suffisamment riches pour placer le stagiaire en face d’objectifs, de délais, d’exigences, d’imprévus et d’obstacles comme dans tout travail sans excéder ce que peut traiter un jeune en formation. Tirer profit de cette expérience suppose une part d’autonomie et de créativité sans pour autant soumettre le stagiaire à une évaluation du timing et des résultats comme le serait un salarié à l’expérience et à la rémunération plus élevées.
La qualité du tutorat sur le lieu de stage est une deuxième condition cruciale. Pour apprendre de et par l’expérience, un jeune en stage a besoin d’être accompagné et conseillé par un salarié tuteur sachant jouer ce rôle et ayant du temps et des moyens pour fixer des objectifs, assurer un suivi et des entretiens, le guider tout en préservant son autonomie. Ce tutorat est coûteux pour l’organisation qui le met en place.
Troisième condition, le stagiaire doit aussi être encadré du côté de son organisme de formation. Outre une nécessité administrative (signature et suivi de la convention de stage), c’est une exigence pédagogique pendant le stage, et déjà avant (pour fixer des objectifs) et encore après (de la soutenance du rapport de stage aux retours sur l’expérience). Cela aussi exige du travail. La quatrième condition intéresse l’attitude du stagiaire qui doit rester un élève/étudiant ayant non seulement à faire les tâches confiées par l’entreprise mais aussi à observer et à réfléchir. En stage comme en cours, on apprend en étant acteur de la construction de ses savoirs, en menant un travail sur soi, en adoptant une posture réflexive permettant de porter un regard critique et de prendre du recul en résistant aux pressions du quotidien qui souvent poussent le stagiaire à agir comme s’il était un salarié. Or, cela ne va pas de soi.
Ces conditions sont exigeantes en efforts, en temps, en financement pour tous les acteurs. Sélectionner et accueillir des jeunes en stage est coûteux si l’organisation accueillant le stage forme ses tuteurs, leur permet de consacrer du temps à l’accueil et au suivi des stagiaires. Encadrer des étudiants en stage est aussi onéreux pour une université si une partie du service des enseignants sert à encadrer des stagiaires (aide à la recherche, suivi, visites, préparation, direction et soutenance de rapports de stage, exploitation pédagogique des stages au retour des stagiaires), auquel s’ajoute le personnel des services de stage et des BAIP. Le sacrifice financier existe aussi pour les stagiaires dont beaucoup doivent renoncer à leur job étudiant et à leurs revenus durant le stage (ou cumuler un stage à temps plein et un travail à côté). Il est difficile de réunir cet ensemble de conditions et de financer leurs coûts, on ne peut donc pas multiplier les stages sans nuire à leur qualité. Or tout concourt actuellement à leur essor.
Les raisons et les risques de l’inflation des stages
La multiplication des stages est alimentée par la volonté de professionnaliser l’enseignement supérieur et de préparer l’insertion professionnelle. Pour nombre d’acteurs (au ministère, dans les écoles et les universités comme parmi les étudiants), le stage apparaît comme un (parfois le seul) moyen utile et efficace. Les recruteurs soutiennent cette option en y voyant une réponse pertinente à l’inexpérience des jeunes et à l’inadaptation de leur formation qui expliqueraient leurs difficultés d’insertion.
Or, c’est faire doublement fausse route que de penser utiliser le stage comme marchepied vers le premier emploi d’abord parce que cela ne fonctionne que dans certains cas et dans certaines conjonctures, ensuite parce que l’enseignement supérieur doit voir plus loin et préparer les futurs diplômés à construire une employabilité durable étayée par des connaissances et des compétences transférables et continûment perfectibles dans un monde économique mouvant.
Au-delà de cet aspect, c’est l’origine du chômage et de la précarité des jeunes qu’il faut questionner : est-elle du côté du système d’emploi ou du système de formation ? Ce qui pose problème depuis les années 1980, c’est l’accès à un emploi stabilisé (affecté de durabilité, voire d’une certaine sécurité) pour les débutants. À l’encontre des fausses évidences maintes fois répétées, nous contestons que l’inexpérience soit la cause principale de l’insertion professionnelle problématique des jeunes diplômés, ne serait-ce que parce que cette inexpérience n’a rien de nouveau, elle est de tout temps la caractéristique d’un débutant. Ce qui est au cœur des difficultés d’insertion et de stabilisation, c’est à la fois le nombre d’emplois disponibles et donc la concurrence entre demandeurs d’emploi ainsi que les mutations du fonctionnement de l’emploi et du recrutement qui concernent en particulier les derniers arrivants. Cela n’exonère pas de rechercher des éléments de solution du côté de la formation et de sa « professionnalisation », notamment au moyen des stages, mais ils ne sauraient constituer le cœur de la solution d’autant que l’essor des stages a des effets pervers qui se retournent contre l’emploi des jeunes.
Parce qu’il est impossible de réunir à l’infini les conditions de stages fructueux, leur inflation conduit à multiplier des stages inutiles (« stages photocopies ») et abusifs (« stages exploitation »). Limités à la répétition de tâches routinières, les « stages photocopies » n’ont guère d’apports substantiels d’apprentissage, de construction identitaire ou de professionnalisation. Ce que l’on peut admettre pour les séquences d’observation en milieu professionnel des élèves de 3è paraît tout à fait contestable dans un cursus d’enseignement supérieur. Il s’agit de perte de temps risquant en outre de donner au stagiaire une image pauvre voire négative du monde du travail débouchant sur un sentiment d’inutilité ou pire d’humiliation et de souffrance. Ce type de dérive résulte parfois de préoccupations « gestionnaires » conduisant des écoles ou des UFR d’universités à faire du stage un moyen d’économiser des heures d’enseignement (occupation des locaux et travail des enseignants) puisqu’on enseigne aux uns pendant que les autres sont en stage, en inscrivant plus d’étudiants qu’on a de places.
Dans le cas des « stages exploitation », le travail et les résultats demandés aux stagiaires sont équivalents à ceux des salariés. Loin d’être formateur, le stage constitue alors une aubaine pour des employeurs qui font ainsi travailler quasi gratuitement une main-d’œuvre peu expérimentée, mais d’autant plus docile qu’elle n’a à peu près aucun droit et d’autant plus dynamique qu’elle réunit des jeunes s’efforçant de montrer leur engagement et leurs compétences en espérant être payés de retour par une prime, voire par un futur contrat de travail. Certaines organisations privées mais aussi publiques et associatives emploient désormais ainsi des contingents massifs et permanents de stagiaires en contournant des règles légales rarement contrôlées. Le jeune en formation connait alors une forme de socialisation assez violente à l’emploi, ce qui contribue à la construction d’un « savoir être » (obéissance, disponibilité, faiblesse de la rémunération) très prisé par les employeurs.
L’inflation des stages aboutit aujourd’hui au paradoxe suivant : non seulement, un certain nombre de stages n’apporte pas grand-chose aux stagiaires, mais une partie d’entre eux se substituent à des emplois qui correspondent précisément à des postes que pourraient occuper des débutants en quête de première expérience professionnelle. Les fonctions occupées par ces stagiaires qui sont souvent intitulées « juniors » étaient d’ailleurs remplies par des jeunes salariés débutants auparavant. Les raisons conduisant un employeur à préférer un stagiaire gratifié à 30% du SMIC exonérés de cotisation sociale à un salarié sont simples à comprendre. Mais, du point de vue macroéconomique, c’est un mécanisme aberrant d’accroissement du chômage et d’assèchement de la demande solvable. Du point de vue sociétal, c’est un gaspillage financier et humain qui condamne au chômage, au sous-emploi et à la précarité plus ou moins durables toute une partie de la jeunesse au mépris de ses aspirations et du « retour sur l’investissement » collectif de la nation dans son éducation.
Faut-il alors continuer à organiser des stages ? Oui, mais la limitation de la durée et du nombre des stages devient aussi urgente qu’une réflexion sur leur organisation appuyée sur un bilan partagé de l’expérience de ces dernières décennies. Au contraire, la voie consistant à multiplier les stages est une impasse qui empêche de tirer les bénéfices de ce dispositif pédagogique prometteur et qui conduit à aggraver les conditions d’accès des jeunes à des emplois stables et de qualité.
1 M. Vernières, 1997, L’insertion professionnelle, Economica, p. 12.
2 Cf. Briant de, V., Glaymann D. (Dir.), 2013, Le stage. Formation ou exploitation ? à paraître aux Presses Universitaires de Rennes