La santé au travail : un nouveau défi pour le syndicalisme ?

lucieLucie Goussard

Post-doctorante en sociologie, Centre Pierre Naville, Université d’Evry

 

guillaumeGuillaume Tiffon

Maître de conférences en sociologie, Centre Pierre Naville, Université d’Evry

 Les 6 et 7 mai 2015, ont eu lieu à Paris des journées d’étude sur la façon dont le syndicalisme s’empare de la question de la santé au travail1.

A cette occasion, une trentaine de syndicalistes, d’experts CHSCT et  d’universitaires sont intervenus dans le cadre d’ateliers thématiques développant chacun une problématique spécifique : 1/ le  (re)positionnement des organisations syndicales face aux transformations du travail, aux nouvelles manifestations de mal-être et aux dynamiques récentes de la négociation collective ; 2/ la place du CHSCT dans le système de prévention des risques professionnels ; 3/ les tensions, complémentarités et articulations possibles entre savoirs militants et savoirs experts ; 4/ les luttes et les négociations collectives sur les conditions de travail ; 5/ les enjeux de la repolitisation des débats sur la santé des travailleurs ; et, pour finir, 6/ les apports et limites des recherches-actions mises en œuvre pour agir syndicalement sur le travail.
Le public étant composé de militants syndicaux, d’inspecteurs et de médecins du travail, de membres d’associations de victimes, d’experts CHSCT, de formateurs, de juges des prud’hommes, de psychologues du travail, d’ergonomes et de chercheurs, les débats ont été denses, variés et ont permis de confronter le point de vue d’acteurs de terrain et d’analystes issus de différentes disciplines – comme l’histoire, les sciences politiques, l’épidémiologie, le droit, la médecine et la sociologie. Loin de rendre compte de la richesse de ces échanges, cet article se propose de revenir sur quelques-uns des principaux enseignements de ces journées.
La santé au travail : une question à (ré)investir, des actions à  (re)construire
Si la question de l’ingérence syndicale en matière d’organisation du travail a donné lieu à des clivages assez nets entre les confédérations dans les années 1960-1970, il en va autrement en ce qui concerne la santé des travailleurs. Au regard des difficultés rencontrées par les salariés, de leurs attentes à l’égard des syndicats et de l’importance prise par cette question sur la scène médiatique et politique, on trouve désormais, au sein de chaque organisation syndicale, de plus en plus de militants convaincus de la nécessité d’investir ce champ de lutte et de négociation. Mais ne pouvant s’appuyer sur une tradition solidement établie, ils n’ont pas des pratiques stabilisées en la matière.
On observe en effet que l’action syndicale en termes de santé au travail n’emprunte pas une seule et même voie. Elle n’est ni homogène, ni linéaire, mais faite d’hésitations, d’avancées, de retours en arrière et de basculements. C’est ce qu’illustre par exemple l’intervention de Christophe Godard sur la négociation de l’accord-cadre « Qualité de vie au travail » (QVT) de la Fonction Publique d’Etat. Partie prenante des négociations, il rapporte comment la CGT, après avoir infléchi le contenu de cet accord et utilisé la QVT comme moyen de débattre du travail et de son organisation, a finalement refusé de le signer, non pas en raison de son contenu, mais pour marquer son opposition à un gouvernement qui, dans le même temps, supprime des emplois et procède à de nombreuses restructurations. Sabine Fortino montre, quant à elle, comment la stratégie de la CGT pour construire une action sur le travail et la santé a évolué depuis le début des années 2000. Hésitant d’abord à entrer dans le débat sur la pénibilité au moment des négociations sur les retraites, elle l’a ensuite investi, considérant qu’il s’agissait au fond d’une « porte de sortie honorable » d’un conflit donné comme perdu d’avance. Incitée par le gouvernement à négocier des accords sur la QVT, la CGT s’est alors emparée de cette notion pour la sortir des approches individualisantes et hygiénistes, et déplacer le débat vers la qualité du travail, posant ainsi les bases de la démarche « reprendre la main sur le travail » (J.-F. Naton)2, inspirée des travaux d’Yves Clot.
En construction, ce champ revendicatif donne ainsi lieu à des pratiques disparates entre et au sein des organisations syndicales (Nicolas Hatzfeld). Alors que certains militants peinent à s’emparer de ces questions, d’autres s’y engagent activement, se forment et inventent des nouveaux modes d’action, quand d’autres encore se montrent très combatifs et parviennent à obtenir des avancées significatives en matière de prévention des risques professionnels. De telles lignes de partage traversent les structures syndicales de la base au sommet et se traduisent par une hétérogénéité des pratiques, comme des sensibilités, à tous les niveaux de l’action syndicale.
De nombreuses contributions ont toutefois permis d’identifier des facteurs favorisant la prise en main des enjeux de santé au travail : des cultures de métier, qui permettent d’élaborer un discours critique sur les approches individualisantes du « stress », du « burn out » et de la « souffrance au travail » (Marc Loriol) ; des contextes locaux, qui s’appuient sur une présence syndicale forte (Arnaud Mias), notamment dans les grands établissements (Laura Castell), publics ou anciennement publics ; des directions d’établissement attachées au dialogue social et attentives à la qualité de l’activité (Paul Bouffartigue et Christophe Massot) ; des leaders syndicaux formés aux enjeux de santé au travail, qui constituent des « passeurs » au sein des équipes (Corinne Delmas) ; la présence – trop rare au regard de la « division taylorienne du travail syndical » – de militants qui cherchent à politiser les enjeux de santé au travail au sein des instances représentatives du personnel (Tony Fraquelli) ; ou encore, des risques professionnels, bien investis et connus des syndicalistes (Sonia Granaux) et appréhendés dans des termes « scientifiques » et « techniques » (Emilie Counil et Emmanuel Henry ; Annie Thébaud-Mony). Un des enseignements de ces journées d’étude est donc que l’action syndicale, quoique tâtonnante et disparate, est en passe de se structurer pour s’emparer de cet enjeu qu’elle estime désormais incontournable.
De la difficulté de faire reconnaître le caractère pathogène des organisations du travail
Aller sur le terrain du travail et de la santé n’est toutefois pas sans poser problème. Une des difficultés majeures, mentionnée de manière récurrente par les intervenants, est de faire reconnaître le caractère pathogène de l’organisation du travail. Les contributions présentées permettent d’identifier deux grands ensembles d’obstacles.
Le premier a trait aux pratiques des directions d’entreprise. D’abord, les modes d’organisation du travail qu’elles déploient reportent sur l’individu la responsabilité de sa santé et participent de l’invisibilisation des raisons organisationnelles de la pénibilité du travail (Danièle Linhart). Ensuite, en confiant la prévention des risques professionnels aux managers (Emmanuel Martin), aux RH et aux médecins du travail, qui n’ont ni la formation, ni les marges de manœuvre pour repenser l’organisation du travail, les directions favorisent l’adoption de visions et de pratiques individualisantes et hygiénistes. Enfin, de nombreuses stratégies sont mises en œuvre pour affaiblir l’action syndicale : certaines directions contestent systématiquement le recours aux expertises CHSCT (Romaric Vidal), d’autres biaisent leurs conditions de réalisation en dissimulant les risques auxquels sont exposés les salariés dans l’exercice de leur métier (Annie Thébaud-Mony), quand d’autres encore mettent en cause la légitimité des militants, comme l’objectivité des experts CHSCT et des « scientifiques » dont ils s’entourent, quand leurs analyses pointent les effets pathogènes de l’organisation du travail (Paula Cristofalo ; Nicolas Spire ; Annie Thébaud-Mony).
Le second type d’obstacle tient à des raisons internes au syndicalisme, dont les acteurs manquent de temps et de forces vives pour se former à ces questions, s’approprier les savoirs en santé-travail et revenir au plus près du terrain, de l’activité, sans pour autant délaisser leurs combats au sein des instances représentatives du personnel. Aussi, bien que des initiatives émergent pour repenser l’organisation du travail, la question de la santé apparaît encore souvent comme un objet de lutte secondaire au regard des enjeux liés à l’emploi et au salaire, ce qui conduit certains militants à vouloir troquer la pénibilité du travail contre des compensations financières plutôt que d’engager une réflexion sur ses causes organisationnelles (Eric Beynel ; Sabine Fortino).
Vers un renouveau des pratiques syndicales
Pour dépasser ces obstacles, les militants doivent sortir des démarches habituelles et apprendre à travailler autrement : plutôt que d’aller à la rencontre des salariés pour les informer, il s’agit d’abord de savoir les écouter, pour repartir de leur connaissance du travail, établir un diagnostic et être en capacité de traduire leurs expériences individuelles en revendications collectives, qu’ils pourront ensuite porter dans les conflits et dans les négociations avec l’employeur.
Le plus souvent, ce travail est sous-traité auprès d’experts CHSCT, dont l’apport est justement de disposer d’une méthodologie qui permette de recueillir et mettre en forme la parole des salariés – qui sont, en fait, les véritables experts du travail (Stéphanie Gallioz ; Pierre Stéfanon ; Nicolas Spire). Mais en faisant faire ce travail par d’autres, la difficulté est alors de s’approprier les savoirs ainsi produits et de les convertir en actions (Nicolas Spire).
Une manière de contourner ce problème est de recourir à des recherches-actions. Dans cette démarche, les militants s’entourent de chercheurs pour se former à l’analyse de l’activité et apprendre à réaliser eux-mêmes ce travail d’investigation (Yves Baunay ; Philippe Davezies ; Fabien Gache et Laurence Théry). En procédant de la sorte, ils s’approprient davantage les savoirs des salariés, disposent d’une connaissance plus fine des problèmes que chacun rencontre dans l’exercice de son activité, sont au plus près des préoccupations des travailleurs et renouent avec la base – ce qui, au fond, constitue une formidable opportunité pour lutter contre la désyndicalisation (Sophie Béroud). Néanmoins, ce type de démarche s’avère extrêmement chronophage. Au regard des forces dont dispose aujourd’hui le syndicalisme, toute la difficulté est alors de parvenir à s’approprier l’expertise des salariés sans pour autant délaisser les autres scènes du travail syndical.
A l’heure où la santé au travail bénéficie d’une attention soutenue dans le champ politique, médiatique et scientifique, où les « partenaires sociaux » sont incités à conclure des accords sur le harcèlement, le stress et la qualité de vie au travail, les organisations syndicales sont plus que jamais attendues sur le terrain de la prévention des risques professionnels. Un nombre croissant de militants s’emparent de cette question, tentent de mettre au jour le caractère pathogène des organisations du travail et renouvellent leurs pratiques. Des modalités d’action sont en construction. Des initiatives se multiplient pour amender ou mettre fin à des projets de réorganisation, améliorer les pratiques de prévention en entreprise ou faire reconnaître juridiquement la responsabilité de l’employeur à l’égard des problèmes de santé des salariés. Des avancées existent, donc ; mais elles s’avèrent d’une portée relativement limitée. Notamment parce que la question du travail et de sa pénibilité est le plus souvent abordée au sein des instances représentatives du personnel, et donc, mise en débat sur une scène locale, qui circonscrit les diagnostics établis et enferme les salariés et leurs représentants dans un face à face avec leur employeur. Peu de luttes parviennent ainsi à fédérer des actions collectives, qui passent les murs de l’entreprise (Laurent Vogel) et donnent à voir la pénibilité du travail comme un symptôme de la violence des rapports de production. Pointer les effets contemporains de l’exploitation capitaliste sur la santé des salariés ; voilà sans doute l’un des grands défis à relever pour le syndicalisme dans les années à venir.
1 Cette manifestation scientifique a reçu le soutien du Centre d’Etudes de l’Emploi, du Centre Pierre Naville, du DIM GESTES et du programme européen Marie Curie.
2 Les références citées entre parenthèses renvoient aux interventions tenues lors des journées d’étude « Syndicalisme et santé au travail ». Elles seront disponibles dans un ouvrage collectif à paraître fin 2016.