Anne Marchand, sociologue, chargée d’étude au Giscop93 sur les parcours en réparation des cancers d’origine professionnelle
Toutes localisations confondues, le cancer est devenu la première cause de mortalité en France – et en Europe – et le nombre de nouveaux cas ne cesse d’augmenter chaque année. A l’observer de plus près, cette épidémie ne frappe toutefois pas tout le monde de la même façon ; elle épouse les contours des frontières sociales, participant à renforcer le caractère profondément inégalitaire de cette maladie. Quelques chiffres pour l’illustrer : on recensait 170 000 nouveaux cas de cancer par an dans les années 80 et l’on estime qu’ils sont aujourd’hui 360 0001. En parallèle, alors qu’en 1980 le taux annuel de mortalité précoce par cancer (c’est-à-dire avant 65 ans) était 4 fois plus élevé chez les ouvriers que chez les cadres et professions intellectuelles, il l’est 10 fois plus aujourd’hui !
Parmi toutes les localisations cancéreuses, celle du poumon est la plus meurtrière, et concerne majoritairement les hommes et les ouvriers. La faute en serait aux comportements et attitudes individuels : à la consommation d’alcool, de tabac, à l’hygiène de vie, mais aussi au sentiment de culpabilité, aux frustrations… Les personnes atteintes de cancer seraient ainsi individuellement « responsables » de leur maladie. Les recherches sur la cancérogénèse démontrent pourtant que le cancer ne peut se réduire à une cause mais qu’il est au contraire une maladie multifactorielle. Ainsi, pour exemple, il n’est pas possible de mesurer pour un patient fumeur qui aurait travaillé au contact du fibro-ciment, la part respective du tabac et de l’amiante à l’origine de son cancer du poumon. L’apparition d’un cancer résulte avant tout d’une histoire. Comme l’écrit Annie Thébaud-Mony, dans ses travaux pionniers sur les cancers d’origine professionnelle2, « il ne s’agit pas d’une relation simple entre un risque et une cellule, mais d’un processus qui met en jeu des relations complexes entre certains facteurs de risques cancérogènes et l’histoire biologique, humaine et sociale de l’individu. Il s’agit d’une histoire singulière, propre à chaque individu, mais inscrite aussi dans l’histoire collective de la montée des risques cancérogènes dans l’environnement humain, notamment l’histoire du travail industriel. »
Alors si le tabac tue, indiscutablement, le travail (dans ses procédés, son organisation et son ou ses environnements) a également une lourde responsabilité, largement sous-estimée, dans l’épidémie de cancer en cours aujourd’hui. Une enquête menée en région parisienne depuis plus de 10 ans permet pourtant d’en témoigner. Mise en place par le Giscop93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle) en Seine-Saint-Denis, elle prend la forme d’une « recherche action », c’est-à-dire qu’elle s’attache à faire progresser la connaissance sur les risques cancérogènes au travail ainsi que sur les logiques et acteurs sociaux à l’œuvre dans le système de reconnaissance en maladie professionnelle, tout en favorisant le recours au droit à réparation des victimes en les accompagnant dans leurs démarches de déclaration en maladie professionnelle.
Parce que le cancer est une histoire et parce qu’il survient 20 à 40 ans après que l’on ait été exposé à des cancérogènes, il a fallu mettre en place une méthodologie d’enquête spécifique (voir encadré ci-dessous) : elle s’appuie sur l’expérience du travailleur, son témoignage sur ses activités, conditions et environnements de travail tout au long de son parcours professionnel. Depuis 2002, plus de 1 700 entretiens ont ainsi pu être menés avec des personnes atteintes de cancer, principalement broncho-pulmonaires, et autant de parcours professionnels ont ainsi pu être reconstitués. Ce parcours, qui s’étend de la sortie de l’école jusqu’à la retraite, ou jusqu’à la survenue du cancer pour les salariés encore en activité, est ensuite soumis à l’expertise d’un collectif pluridisciplinaire. Médecins du travail, élus CHSCT, ingénieur de prévention, chimiste, ils convoquent leurs connaissances techniques, scientifiques et de terrain pour parvenir à identifier, ou non, la présence d’expositions cancérogènes au cours de l’activité réelle de travail exercée par les patients de l’enquête Giscop93.
Que ressort-il de ces expertises mensuelles ? Que 85% des patients atteints de cancer qui participent à l’enquête ont été exposés à des cancérogènes au cours de leur vie professionnelle et surtout que ces expositions se sont cumulées, et donc renforcées : plus de la moitié d’entre eux ont été exposés au moins à 3 cancérogènes différents. Les plus fréquemment rencontrés sont d’abord l’amiante, puis ensuite la silice, les HPA (hydrocarbures polycycliques aromatiques), le benzène, les solvants chlorés, les fumées de soudage, les gaz d’échappement diesel et enfin le plomb. Si l’on regarde plus spécifiquement du côté des femmes, très minoritaires dans notre enquête, le formol et le tabagisme passif apparaissent également de façon importante.
Et lorsqu’on s’intéresse à leur catégorie socio-professionnelle, il apparaît que près de 70% sont des ouvriers et 20% des employés. Au moment de la survenue du cancer, les deux tiers des enquêtés sont retraités et 31% sont encore en activité. Les situations d’exposition les plus fréquemment rencontrées se retrouvent dans les chantiers du bâtiment et des travaux publics mais aussi dans, tous secteurs confondus, la maintenance, l’entretien et la réparation, le nettoyage et la gestion de déchets.
Toutes ces personnes exposées ne sont pas pour autant éligibles à la reconnaissance en maladie professionnelle. Seules 60 % d’entre elles sont orientées par le Giscop93 vers la déclaration en maladie professionnelle. Le système de réparation, né de la loi de 1898 sur les accidents du travail élargie en 1919 aux maladies professionnelles, est en effet loin d’englober toutes les maladies liées au travail. Maladies « négociées », les pathologies reconnues « professionnelles » ne reflètent pas l’état des connaissances médicales ni scientifiques mais l’état des rapports de force entre l’Etat, les représentants du patronat et ceux des salariés ayant donné naissance aux tableaux de maladie professionnelle, au terme de sévères et très inégaux jeux d’expertise3. Il existe à ce jour 22 tableaux qui font référence à une ou des localisations cancéreuses particulières (poumon, vessie, sinus, cerveau, peau…), associés à une vingtaine de substances cancérogènes et à plusieurs activités professionnelles4 alors même que le Centre international de lutte contre le cancer (CIRC), pour ne citer que lui, recense plus de 400 cancérogènes « certains » (108), « probables » (63) ou « possibles » (248) pour l’homme5. Un grand nombre de cancers est donc exclu de cette catégorie quand bien même les personnes qui en sont atteintes ont été largement et longuement exposées à des cancérogènes avérés. Cette ambiguïté participe d’ailleurs largement à brouiller l’information en direction des victimes sur le « droit à la reconnaissance en maladie professionnelle »6.
Cette « recherche action » – en partenariat avec des médecins de services hospitaliers, la Cpam93 et un cabinet d’avocats spécialistes en la matière – favorise la déclaration en maladie professionnelle de toutes les personnes incluses dans l’enquête (et donc atteintes d’un cancer) et qui peuvent prétendre à réparation. Dans un contexte où la « sous déclaration » en maladie professionnelle est régulièrement signalée dans les rapports administratifs et les projets de loi de financement de la Sécurité sociale7, près de 70 % des patients du Giscop93 éligibles à la déclaration s’engagent ainsi dans ces démarches, souvent qualifiées de « parcours de combattant » par les associations de victimes et/ou les syndicats qui s’emparent de ces questions. Ainsi, en 2007, les dossiers du Giscop 93 représentaient 50% des cancers reconnus professionnels en Seine-Saint-Denis, un tiers en Ile-de-France.
Par ailleurs, sur une quinzaine de dossiers portés au contentieux devant le TASS (Tribunal des affaires de sécurité sociale) ces 3 dernières années, douze ont connu une issue favorable et les autres sont en attente d’un jugement. Si la reconnaissance en cancer professionnel ouvre droit à une « réparation » financière (rente en maladie professionnelle, indemnisation devant le FIVA ou recours en faute inexcusable de l’employeur), elle consacre également, même si cela est rarement mis en avant, la reconnaissance et donc la responsabilité du travail dans la survenue de la maladie ; rendant visible le risque devrait favoriser sa disparition par la construction de politique de prévention adaptées.
Mais au-delà de ces résultats positifs, le dispositif du Giscop93 permet d’observer, au plus près, dans le cadre du suivi et de l’accompagnement des patients dans leurs démarches, tout ce qui concourt aussi à la « non déclaration » ou à l’abandon des démarches engagées, à leur échec en matière de reconnaissance. Et s’efforce d’identifier et d’expérimenter des leviers et des points d’appui pour réduire les inégalités sociales face au droit à réparation.
Tout d’abord, l’irruption du cancer peut être en elle-même un obstacle au recours au droit. A l’état de « sidération » décrit par de nombreux malades, au « coup de massue » survenant à l’annonce du diagnostic, succèdent très vite des traitements lourds et épuisants et un état de profonde déstabilisation existentielle au regard de la gravité de la maladie, de son pronostic vital. Pour beaucoup, l’urgence est aux soins, la priorité au « combat » contre la maladie plutôt qu’à faire valoir ses droits. La démarche de reconnaissance apparaît alors à contre-temps.
Mais surtout, la notion de cancer d’origine professionnelle demeure un impensé pour la grande majorité des enquêtés. Comment faire le lien entre un cancer et son travail quand, d’une part, on ignore avoir été au contact de cancérogènes dans le cadre de son activité et, d’autre part, ces expositions ont eu lieu 20, 30 à 40 ans en arrière ? Le délai de latence conjugué à l’ignorance des risques rend l’exercice compliqué, d’autant que rien ne distingue un cancer du poumon d’un autre cancer du poumon, qu’il soit ou non en lien avec le travail.
Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’aujourd’hui encore, et en dépit de l’importante médiatisation des dangers de l’amiante, de nombreuses personnes ignorent avoir été exposé à ce minéral. Cette ignorance du risque, encore plus importante pour les autres cancérogènes, est partagée par de nombreux salariés et/ou ex-salariés et dans de nombreux secteurs d’activité. Elle se conçoit d’autant plus que le risque cancérogène est invisible, inodore et incolore et que le contexte de subordination dans lequel s’exerce l’activité professionnelle met le salarié à forte distance de la connaissance des produits et mélanges utilisés. A cette impossibilité de faire le lien entre travail et cancer, se superpose l’ignorance du droit à réparation, de ses enjeux et des modalités précises de la procédure, bien différentes de celle des accidents du travail, et d’un régime à l’autre.
La déclaration ne peut se réduire à un acte administratif (le fait de remplir un formulaire) dont on attend l’aboutissement au terme des six mois de délai réglementaire maximum d’instruction (pour le régime général). Elle nécessite une vigilance au long cours, un investissement dans la recherche des « preuves », celles de la maladie, celles du travail et des expositions. La dimension profondément individuelle de la procédure tend à isoler la victime alors même que ces exigences de reconstitution du risque, de recherche des traces, des empreintes ne peuvent souvent se réaliser qu’avec l’appui de collectifs organisés. Rapports de Chsct, attestations d’exposition, témoignages de collègues, photographies de l’environnement de travail, étiquettes de produits utilisés, cahier de maintenance…, toutes ces pièces feront la différence dans l’instruction d’un dossier pour permettre la reconnaissance d’un cancer en maladie professionnelle.
Compte tenu de l’important délai de latence entre le moment des expositions et celui de l’apparition de la maladie, c’est aujourd’hui que les traces de demain sont à construire, au quotidien, pour enrichir la mémoire du risque au bénéfice des malades de demain. C’est également aujourd’hui que les exposés d’hier, malades aujourd’hui, ont fortement besoin de pouvoir s’appuyer sur les compétences de spécialistes de cette procédure finalement très spécialisée, parcourue de chausse-trappe et autres « pièges » : seule la mise en place d’une gestion collective des dossiers, au sein des collectifs de travail et/ou des collectifs de retraités et leur mise en réseau permet la construction et le renforcement de cette expertise. Il en va de la réparation individuelle mais aussi collective des préjudices liés au travail et, partant, de leur prévention.
Les modalités de l’enquête Giscop93
Le dispositif de santé publique mis en place par le Giscop93 en Seine-Saint-Denis repose sur un partenariat avec des services spécialisés (oncologie, urologie, pneumologie) de 4 hôpitaux. Les médecins proposent de participer à l’enquête à toutes les personnes pour lesquelles un diagnostic de cancer primitif vient d’être réalisé, sur certaines localisations davantage susceptibles d’être d’origine professionnelles (poumon, plèvre, sinus, vessie, larynx…). Les patients qui rejoignent l’enquête rencontrent alors un-e sociologue de l’équipe qui reconstitue avec eux leur parcours professionnel, emploi par emploi, poste par poste : il s’agit de décrire au plus près son activité (celle qu’on a réellement effectuée et non uniquement celle qui était prescrite), ses conditions et son environnement de travail. Ce parcours est ensuite soumis à l’analyse d’un collectif d’experts (médecins du travail, élus Chsct, ingénieur et contrôleur de prévention, chimiste…) qui identifient des cancérogènes présents dans l’activité de travail et les qualifient (durée, fréquence, score, pics). Au terme de cette expertise, certains patients sont orientés vers la déclaration en maladie professionnelle et les médecins partenaires leur rédigent alors un certificat médical initial en maladie professionnelle, pièce sans laquelle ils ne pourraient recourir au droit à réparation. Ils sont ensuite suivis et accompagnés dans leurs démarches, de la déclaration à l’indemnisation, voire jusqu’au contentieux.
2 Elle est notamment à l’origine de travaux pionniers de recherche sur le système de réparation en maladie professionnelle et a dirigé le Giscop93 jusqu’en 1993 après avoir participé
à sa création.
3 Sur ces questions, il existe de nombreux articles publiés au terme de travaux de recherche dont voici quelques titres :
– Rosental Paul-André, « De la silicose et des ambiguïtés de la notion de ‘maladie professionnelle’ », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2009/01, Vol 56, p. 83-98.
– Jouzel Jean-Noël, « Fausse alerte ? Le destin singulier des éthers de glycol dans l’univers de la santé professionnelle en France », Politix 2007/3 (nº 79), p. 175-193.
– Hardy-Hémery Odette « Éternit et les dangers de l’amiante-ciment,1922-2006 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2009/01, volume 56, Belin.
– Hatzfeld Nicolas, « L’émergence des troubles musculo-squelettiques (1982-1996) : sensibilités de terrain, définitions d’experts et débats scientifiques », Histoire et Mesure, vol. 21, n°1
– Déplaude Marc-Olivier, « Les maladies professionnelles : les usages conflictuels de l’expertise médicale », Revue française de science politique, 53-5, octobre 2003, p.707-735.
4 Le site de l’INRS a mis en ligne un guide d’accès des tableaux, avec des recherches par mots clés, par maladie, par cancérogène
5 On retrouve cette liste sur le site de l’INIST
6 Il existe depuis 1993 un système complémentaire de reconnaissance pour les maladies qui ne respectent pas tous les critères des ou ne figurent pas aux tableaux, le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), mais leurs résultats témoignent d’une importante difficulté à reconnaître les cancers, d’autant plus quand ils ne résultent pas d’une exposition à l’amiante, mais à d’autres cancérogènes.
7 Et pour cause ! Un cancer d’origine professionnelle non déclaré sera pris en charge au titre des affections longue durée (ALD), par la branche maladie, financée par la collectivité alors qu’il devrait l’être par la branche accidents du travail/maladies professionnelles (ATMP), financée par les cotisations des seuls employeurs. Le déséquilibre créé par cette « non déclaration » en maladie professionnelle est si important qu’une commission spéciale a été mise en place qui, tous les trois ans, évalue et organise le transfert des coûts d’une branche à l’autre. Pour les seuls cancers, ce coût est estimé entre 251 et 657 millions d’euros en 2010 (rapport Diricq 2011).