Alors qu’en France, le gouvernement tergiverse sur l’interdiction du glyphosate, un pesticide utilisé à partir du début des années 1970 continue de faire scandale dans les Antilles. En Martinique et en Guadeloupe les gouvernements successifs ont en effet autorisé l’utilisation du chlordécone, un pesticide extrêmement violent, pour lutter contre le charançon du bananier, un insecte capable d’infliger d’importants dégâts dans les plantations de bananes. Malgré son interdiction aux États-Unis où il a causé de nombreux dommages (sanitaires et environnementaux), le brevet est racheté par le groupe de Laurent de Lagarigue, qui commercialise aux Antilles des produits phyto. Ensuite il le fera produire au Brésil avant de l’importer avec la bénédiction des ministres de l’agriculture de l’époque, Henry Nallet puis Jean-Pierre Soisson qui prennent soin de l’interdire en France hexagonale mais accordent dérogation sur dérogation pour son utilisation aux Antilles.
Il faut dire que la filière banane aux Antilles est presque exclusivement contrôlée par les gros planteurs békés, ces descendants des colons Français qui détiennent encore aujourd’hui la plus grande partie des terres cultivables. La filière, qui vit à coup de subventions est particulièrement bien organisée et fait l’objet d’un puissant lobbying auprès des gouvernements Français et des instances Européennes.
Avec la complicité de certains politiques locaux, la chlordécone a donc été épandue sur les sols de Martinique et de Guadeloupe jusqu’en 1993 (sans compter l’écoulement des stocks importants).
Le problème c’est que ce pesticide est extrêmement rémanent et persiste dans les sols jusqu’à 700 ans après son épandage. Avec le recul de la production bananière et la diversification de certaines plantations, certaines productions vivrières à destination de la population locale se retrouvent maintenant polluées, parfois à des niveaux très élevés.
Des effets sur la santé qui font craindre une catastrophe sanitaire de grande ampleur
Si la question de la pollution des sols par la chlordécone agite encore autant, c’est évidemment en raison des conditions de son autorisation et de la gestion calamiteuse de cette pollution par l’État, mais surtout à cause des conséquences sanitaires considérables que la contamination des aliments risque de faire subir à la population. Certains ont même parlé de Tchernobyl chimique en comparaison avec la catastrophe nucléaire d’Ukraine.
Bien que le gouvernement n’autorise qu’au compte-goutte les études sur ses effets sanitaires, on sait déjà, grâce à l’implication de certains chercheurs que cette molécule est responsable d’une diminution de la durée de la grossesse chez les femmes martiniquaises et Guadeloupéennes, elle-même associée à l’augmentation du risque d’accouchement prématuré.
Les chercheurs ont également montré que ce pesticide a des effets sur le développement psychomoteur des enfants lorsque l’exposition a lieu pendant la période prénatale et que les niveaux d’hormones thyroïdiennes sont impactés sans qu’on puisse dire encore la portée sanitaire de ces observations.
Une autre étude menée en Guadeloupe uniquement, a montré un lien entre l’exposition à la chlordécone et le risque de développer un cancer de la prostate. Or la Martinique détient le triste record du monde du nombre de cancers de la prostate avec un taux de 227,2 pour 100 000 habitants (contre 129 en France)
Après les résultats alarmants de cette étude, les chercheurs, qui conseillent de l’étendre à la Martinique et de travailler sur les mécanismes d’apparition de la maladie se voient mettre un véto de l’Institut National du Cancer dont la présidente de l’époque n’est autre qu’Agnès BUZYN, l’actuelle Ministre de la Santé.
Un dossier traité avec amateurisme au plus haut niveau
Pire encore, alors que des normes (Limites Maximales Résiduelles) ont été fixées dès 2008 pour limiter la quantité de chlordécone dans les aliments, un règlement Européen de 2013, en changeant les modalités de contrôle du respect des LMR, les multiplie de facto par 5 ou 10. Cette pirouette n’est pas perçue de suite, mais en 2015, des agents de l’Agence Régionale de Santé alertent leur hiérarchie sur le relèvement de fait de ces normes. Ils ne seront pas entendus mais depuis le début de l’année 2018, des associations, des élus et des journalistes s’emparent du sujet. Reportages télé et réseaux sociaux, associations et organisations syndicales entretiennent une agitation constante sur le sujet.
La ministre de la santé, est alors obligée de réagir. Dans un premier temps, selon elle, aucun problème, les LMR sont protectrices. Dans un second temps, elle admettait un problème et déclarait vouloir demander leur modification à la Commission européenne, puis elle a déclaré que la demande à la Commission porterait sur une clarification pour comprendre quelles sont les LMR effectivement applicables. Enfin, devant des parlementaires incrédules, elle déclarait de concert avec les ministres de l’agriculture et de l’outremer qu’on allait faire « confirmer la stratégie française en matière de contrôles par la Commission », et que rien n’avait changé, ni dans les pratiques de contrôle, ni dans les LMR!
Bref, le traitement de ce dossier, aux plus hauts niveaux, transpire l’amateurisme sinon la tromperie, et surtout le manque d’empathie envers les populations concernées.
L’enjeu pour le gouvernement, en effet, est énorme. Maintenir des LMR à des niveaux trop bas reviendrait à devoir indemniser des milliers d’agriculteurs ou d’éleveurs qui devraient cesser ou changer d’activité. De même, montrer un lien direct entre l’apparition de certaines maladies et la contamination des milieux et des aliments par la chlordécone conduirait des milliers d’Antillais à se retourner contre l’État. Or ce dernier ne veut entendre parler ni d’indemnisation, ni de réparations.
Des agents de l’État bâillonnés
Devant la mobilisation de pans entiers de la société, on assiste aujourd’hui à une véritable reprise en main du dossier par les autorités. Après des années de silence de plomb, il faut absolument communiquer, montrer que ça bouge, que l’administration a entendu, qu’elle travaille, qu’elle ne cache rien. Mais aux yeux du préfet, du directeur de l’ARS locale et du gouvernement sans doute, cette communication ne peut être réalisée par certains agents de l’ARS, pourtant experts de la question mais jugés trop enclins à la transparence et trop en empathie avec la population.
C’est ce qui amène la CDMT-ARS (syndicat proche de Solidaires) en janvier 2018 à dénoncer, dans une lettre ouverte à la ministre de la santé, les pressions que subissent les agents de l’ARS Martinique pour limiter l’information du public au strict minimum et rester dans un discours qui semble devoir justifier le statu quo. Dans ce même courrier, la CDMT-ARS constate que les efforts conduits par les personnels pour informer la population sur les risques, sont réduits à néant du fait de décisions inadaptées, incomprises par la population, manifestement contradictoires avec la politique de réduction des expositions à la chlordécone constamment affichée comme une priorité d’action des pouvoirs publics. La CDMT dénonce encore la mise à l’écart de personnels d’autant plus étonnante que leur expertise et leur connaissance de l’historique sont unanimement reconnues et déplore la crise de confiance actuelle à l’égard des autorités de santé et donc de leurs agents qui survient dans un contexte où l’information du public concernant ce dossier est également quasiment à l’arrêt depuis plusieurs années.
Un forum social pour exiger la protection effective des populations
Cette prise de position d’agents de l’État a encore amplifié la mobilisation sur le sujet et la centrale CDMT a donc pris l’initiative de proposer l’organisation d’un forum social afin de définir une stratégie de lutte face au gouvernement autour du chlordécone. La CDMT a été rejointe pour l’organisation du forum, par de nombreux mouvements syndicaux, associations de défense de l’environnement, de médecins, et des organisations d’agriculteurs et de pêcheurs. Les forums ont été précédés d’une grande manifestation qui a rassemblé plusieurs centaines de personnes au mois de mars 2018. Les discussions, dans le cadre du forum, ont permis d’établir une plate-forme de revendications autour des questions de santé naturellement, mais aussi du maintien d’une agriculture raisonnée, de la pêche et de la délicate question des responsabilités et des réparations. Par exemple, on retiendra les propositions suivantes :
Réalisation et publication d’une cartographie de la réalité de la contamination sur toutes les surfaces agricoles ;
Indemnisations des petits exploitants dont les terres sont contaminées et accompagnement à la reconversion ;
Un dosage du taux de chlordécone dans le sang gratuit (pris en charge) accessible aux populations à risque
Mise en place d’une unité de recherche sur les méthodes efficaces de détoxification des populations touchées ;
Campagne de sensibilisation autour du cancer de la prostate.
En tout, c’est une cinquantaine de revendications auxquelles le préfet n’a, à ce jour pas répondu, autrement qu’en annonçant qu’il déployait lui-même ses propres actions dans le cadre des instances qu’il mettait lui-même en place (et dont il garderait donc le contrôle…)
En définitive, il apparaît clairement que l’État entend reprendre la maitrise d’un dossier dont la gestion a paru un temps lui échapper pour mieux contrôler les concessions qu’il fera ou non à une population désabusée mais dont les réactions lui semblent encore largement imprévisibles.