L’audience du 2 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Marin Ledun, romancier, auteur de Les visages écrasés (Le Seuil, 2011), adapté au cinéma avec Isabelle Adjani et Corinne Masiero en 2016, L’homme qui a vu l’homme (Flammarion, 2014) et La vie en rose (Gallimard, 2019), d’essais parmi lesquels Pendant qu’ils comptent les morts (co-écrit avec Brigitte Font le Bret et Bernard Floris, La Tengo, 2010) et Mon ennemi intérieur (éd. Du Petit Ecart, 2018), ainsi que de pièces radiophoniques sur la violence au travail pour France Culture.
Dehors, c’est l’été, ça grouille de vie, d’hommes et de femmes en chemises et robes légères, peaux moites et corps éprouvés par la chaleur, du vacarme des travaux aux abords du tribunal et des véhicules qui se pressent autour de la Porte Clichy.
À l’intérieur de la salle d’audience, pour une bonne partie de l’assistance, se poursuit l’hiver interminable de la violence au travail qui s’est exercée à France Télécom de 2007 à 2010 sur des dizaines de milliers de salariés dont une poignée seulement est arrivée jusqu’ici pour y défendre ses droits. La glace des vies fracassées, détruites à jamais pour certaines, et le feu de la colère bouillonnante dans les rangs des parties civiles. À ce stade, précisons que je suis là en qualité d’observateur et d’ancien salarié de France Télécom où j’ai été ingénieur cadre de recherche de 2000 à 2007, avant de démissionner en juin 2007 par le biais d’un accord transactionnel alors que j’étais en situation de souffrance au travail, après tentatives de suicide et arrêts maladie à répétition ; ce procès, cette glace et ce feu, ce sont donc aussi les miens, les nôtres et, on se prend à rêver, en puissance ceux des centaines de milliers de salariés qui subissent des méthodes approchantes ou similaires, à l’hôpital, à La Poste, à la SNCF, dans les collectivités territoriales, à Météo France ou ailleurs depuis plus de deux décennies.
Il est 9h37 quand la présidente Cécile Louis-Loyant fait son entrée. L’assistance et les sept prévenus, alignés et dociles se lèvent. L’ancien président de France Télécom Didier Lombard, son ex-numéro deux Louis-Pierre Wenès et le directeur groupe des ressources humaines Olivier Barberot, ainsi que M. Guérin, représentant l’entreprise devenue « Orange » sont poursuivis pour harcèlement moral. Brigitte Dumont, Jacques Moulin et Nathalie Boulanger sont là pour répondre de complicité de ce délit. Tout le monde se rassoit. Quatre des prévenus sortent carnet et stylo, comme chaque jour depuis le lundi 6 mai, échanges de regards, quelques sourires, jambes croisés, tenues impeccables. Dans la salle, on scrute les nouvelles têtes, on fait l’inventaire des habitués, pensez, depuis trente-quatre jours que dure ce manège inattendu, on a acquis des réflexes et appris à se connaître.
Maitre Cesbron s’avance à la barre pour plaider. Son entrée en matière tranche d’emblée avec la fausse ambiance de détente. Il nous parle de Dominique Mennechez, suicide par pendaison le 14 février 2010 des suites d’une dégradation de ses conditions de travail. L’avocat de sa famille parle de « don du sang » à son entreprise, explique d’une voix claire qu’il n’a « jamais dissimulé les faiblesses de Dominique », que ces faiblesses « ne sont en rien les cause de son suicide », qu’elles « ne sont même pas une des causes de son suicide. » Sur sa droite, à portée de bras, Didier Lombard prend des notes dans un cahier. Dans l’assistance, l’épouse de l’un des prévenus dessine des petites formes géométriques dans un carnet de couleur orange – ça ne s’invente pas – les fesses confortablement calées sur un petit coussin bleu marine. Me Cesbron enchaîne sur les propos tenus par Dominique, dans un message vocal à sa hiérarchie, « Vous voulez du sang ? Vous voulez de la violence ? », dix mois avant son suicide. Didier Lombard relève la tête. Fin de la première plaidoirie, début de la deuxième. Il est 9h59.
Maître Dumas, pour M. Rich, salarié de France Télécom depuis 1985, lance à la présidente qu’il aurait aimé « qu’on s’éloigne des chiffres et des statistiques, dans ce procès, et qu’on se rapproche de l’humain. » Coup d’œil aux prévenus, il ajoute « Ce qui sauve France Télécom aujourd’hui, c’est que les personnes visées [par le plan Next et la politique de harcèlement] étaient des fonctionnaires attachés à leur entreprise, habitués à la défendre », sous-entendu, ils ne sont qu’un peu de moins de cent soixante-dix à être arrivés jusqu’au procès, mais ils sont plusieurs milliers derrière eux. Il fait chaud. La présidente sort un éventail bleu turquoise. Barberot griffonne, Lombard consulte sa montre et note l’heure, Moulin et Boulanger chuchotent. Il est 10h15 quand s’avance l’avocat numéro 3. On enchaîne.
L’avocat rappelle cette phrase de Lombard, le 6 mai dernier à la barre, « Finalement, cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête ». L’avocat s’insurge, cherche le regard de l’ex-président, ne le trouve pas, il balbutie « Il n’a donc rien appris, il n’a donc rien compris », il ironise, en désignant Barberot et Wenès, « Ce sont des héros, ils ont sauvé la boîte de la guerre », il précise « c’est pratique de dire que c’est une guerre, car la guerre permet les dommages collatéraux », il euphémise « ici, pas de sacrifices des chefs à la hauteur de ceux demandés à leurs soldats », il accuse « c’est ça leur définition de la fête ! » et il conclue à propos de sa cliente « ça a été sa fête, quand elle est revenue à France Télécom en 2007 après un détachement de plusieurs mois à Matignon ! » Glaçant.
10h27, la plaidoirie est brutalement interrompue par une sonnerie de téléphone portable qui s’invite au procès. Silence sidéré dans la salle d’audience. Confusion, on se retourne, on cherche le coupable – un comble ! On cherche l’objet du délit aussi. Maître Jean Veil, « le fils de Simone Veil » me souffle-t-on, se lève, mi amusé, mi contrit. La présidente lui demande d’éteindre son portable séance tenante. Le septuagénaire lève les bras, impuissant, il explique par signes qu’il a plié sa veste sur la rambarde de la « cage » en verre (l’espace fermé par vitres blindées où les prévenus peuvent être assis pendant un procès) et que son portable est malencontreusement tombé à l’intérieur, inaccessible. Il plaisante, il s’excuse, il est en représentation, on se croirait dans un théâtre où se joue une comédie populaire là où on devrait se scandaliser et s’indigner, on sent que Me Veil est très l’aise dans l’improvisation, il joue sa partition à la perfection, des rires fusent dans les rangs des prévenus. Des policiers en uniforme partent à la recherche des clefs de la « cage ». Un portable sauvage, indomptable et hors d’atteinte au procès de France Télécom, tout un symbole. La sonnerie cesse, ce cirque indécent aussi, enfin.
Reprise de l’audience et retour à l’horreur du réel : 10h39, Me Ledoux vient parler de Nicolas Grenoville, 28 ans, qui s’est pendu dans son garage avec un câble de connexion Internet le 11 août 2009. « France Télécom s’en fout ! », rappelle l’avocat, en écho aux propos de Nicolas, peu de temps avant son suicide. Las, à 10h46, le portable sauvage de Me Weil se remet à sonner en pleine plaidoirie. On n’a toujours pas retrouvé les clefs de la « cage ». La présidente lève un sourcil mais n’interrompt pas une nouvelle fois l’audience tandis que Me Ledoux évoque le malaise de Nicolas, en 2007, alors qu’on vient de lui apprendre la suppression de son poste, il parle d’une « violence inouïe », de « maltraitance », de « transgression ». Nouvelle interruption à 10h54, on a enfin les clefs de la « cage », des têtes se tournent, un policier récupère le portable indécent et le rend à son propriétaire, fin de la récréation. On tente de se reconcentrer sur la plaidoirie, avec la furieuse envie d’attraper ce portable et de le fracasser contre l’un des murs de la salle d’audience. On conclue : « Ces issues dramatiques n’ont rien à voir avec ce que devrait être le monde du travail ! »
11h09, un nouvel avocat se présente à la barre pour parler de Camille Bodivit, mort par suicide le 30 juillet 2009, à trois jours de la reprise de son poste. Me Mendès-Ribeiro, à propos de son client « il ne comprenait plus le sens de son travail, il avait le sentiment d’un travail mal fait, contrairement aux prévenus qui sont aujourd’hui persuadés d’avoir bien agi, et ce n’est pas étranger à son passage à l’acte. » Sa veuve est venue dans la salle au début du procès, « pour que Camille Bodivit ne soit pas oublié ». Un des jeunes avocats des prévenus réprime un bâillement. 11h32, dernière plaidoirie de la matinée, Me Charlet Dormoy pour Monsieur Azrul, qui débute par un « Monsieur Azrul, ce n’est pas quelqu’un de faible, par rapports à d’autres parties civiles » qui fait grincer des dents dans les rangs des parties civiles. Fin de l’acte 1 de la journée. Il est 11h45. La salle se vide pour aller déjeuner.
Reprise à 13h41. Maître Carbon de Cèze nous raconte l’histoire de Daniel Doublet, 55 ans, les humiliations répétées dont il est l’objet, les mesures vexatoires, les primes qui ne tombent plus, son exil, loin de sa famille, dans le Doubs, la détresse de sa femme, Joëlle, la façon dont Daniel a été affecté par le suicide de Nicolas, le 11 août 2009. À 14h12, c’est le tour de Me Alvarez de Selding pour le CHSCT UIA de Paris, confronté à trois tentatives de suicides dans son secteur entre novembre 2007 et mars 2009, et qui disserte autour l’article 41.1 du Code du Travail qui dit que « L’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour adapter le travail à l’homme ». Et non l’inverse. 14h32, Maître Berthet pour Monsieur Deschamps entame sa plaidoirie par un terrible « Ce procès représente l’échec de l’humain ! » car « comment qualifier autrement la consommation de ce « matériel humain » qui a été faite par la direction de France Télécom par le biais de l’institutionnalisation d’un harcèlement agressif et d’une réduction de la masse salariale » au « mépris de toute considération humaine » ? Et de rappeler, sur un ton accusatoire, que « les actionnaires sont les grands absents » de ce procès et que « les larmes et le sang des agents France Télécom donnent leur nouvelle couleur à l’entreprise Orange ».
15h52, une ancienne salariée de France Télécom, en provenance d’Avignon, qui s’est constituée partie civile à la dernière minute, égrène seule à la barre les difficultés terribles qu’elle a rencontrées depuis 1996, bousculant la litanie impeccable des plaidoiries d’avocat par ses hésitations, ses « excusez-moi, c’est un peu brouillon », ses « je ne sais pas », sa voix qui tremble et semble prête à se casser à chaque instant. « J’ai toujours des difficultés à avoir une porte dans le dos, par peur que quelqu’un arrive derrière moi pour me faire des reproches ou m’annoncer une mauvaise nouvelle », dit-elle d’une voix chevrotante.
On termine à 16h21, après trente minutes d’interruption, par la plaidoirie brillante de Maître Mazza pour Monsieur Talaouit, que nous connaissons toutes et tous tant il a été abondamment cité et décrypté dans les médias à l’époque des faits, cet homme dont elle dit de lui qu’il a été traité « moins qu’une poubelle ou une imprimante », aujourd’hui victime d’un syndrome de stress post-traumatique avec état dissociatif. « La dignité humaine ne se négocie pas, clame-t-elle d’entrée de jeu. L’être humain n’est pas une marchandise. » Elle parle de prédation, d’agression, de soumission et de domination. Elle dit des prévenus qu’ils doivent arrêter de se protéger derrière les situations personnelles et le contexte économique. Elle cite Aristote, « l’être humain n’est qu’accident », explique que la loi doit s’adapter aux « accidents humains » car « nous ne vivons pas dans le monde des dieux », dans l’État-Major « Olympe » dans lequel se sont réfugiés les prévenus. Elle rappelle que « cette entreprise fait des téléphones et qu’on n’est pas sur un champ de guerre. » Elle parle du travail comme un « lieu de pouvoir », même si elle réfute le qualificatif de « politique » à sa plaidoirie.
De belles envolées lyriques qui masquent une autre réalité : ce qui se joue dans ce tribunal, ce n’est pas le procès du départ de 22 000 « collaborateurs », c’est le procès des moyens mis en œuvre pour se séparer de 22 000 personnes. C’est bien le problème ! Car ce devrait être les deux. Sous-entendu, bien sûr, aujourd’hui où, hasard du calendrier, on prépare un plan de licenciement de 1900 salariés chez Conforama, dégraisser, réduire la masse salariale, virer, appelez ça comme vous voulez, ça ne mérite pas un procès. Un plan social, c’est bien le minimum syndical pour dégager du cash-flow et verser les dividendes réclamés par les actionnaires. Ici, ce qu’on juge, c’est la méthode, pas un système économique ni des décennies de politiques du travail néolibérales mortifères. Pas étonnant que les prévenus aient l’air aussi détendus sur leurs chaises rouges. Le fond n’est pas remis en question. La forme, seulement. La méthode, ça, le droit peut le penser. La méthode, la violence de la séquence pendant laquelle elle a été pensée, élaborée et appliquée. Et les preuves tangibles de cette méthode et de sa mise en œuvre violente et destructrice. La méthode, ce n’est déjà pas si mal, allez ! Les dizaines de milliers de salariés qui l’ont prise en pleine face méritent bien qu’on s’en contente, de même que leurs familles et leurs proches. Pensez donc, 120000 salariés au moment des faits, plus les femmes, les enfants, les amis, « l’onde choc », ça en fait du monde impacté par les décisions d’une poignée.
17h04, fin de la 34ème journée d’audience, un goût de bile amère dans la bouche, et malgré tout ça, la satisfaction de les voir assis là, de les savoir assis là depuis le début et jusqu’à la fin du procès, parce qu’ils y sont contraints. En soi, c’est déjà une grande victoire : pour une fois, sans doute la première pour eux et pour nous, ils sont assis, ils écoutent et ils ne font de mal à personne du fait de leur inaction. Ils feignent la sérénité, le détachement, ils se tiennent droit, mais ils ne dupent personne : quelle que soit l’issue du procès, aujourd’hui, les prévenus obéissent à la loi et doivent entendre l’histoire des femmes et des hommes qui, un jour, ont été placés sous leur responsabilité, dont ils ont trahi la confiance et à qui ils ont refusé le statut d’humains au travail, lui préférant celui de choses, de chiffres et de variables d’ajustements.
Dessins de Claire Robert.