L’audience du 27 juin 2019 du procès France Télécom,vue par Anne Marchand, chercheure en histoire et en sociologie, Giscop93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis)
Quelle heure était-il ? À quelle heure cela s’est-il produit ? Un bruit sourd, un choc, celui d’un corps qui s’écroule sur le sol du tribunal. En tournant la tête vers l’allée, on peut voir le corps d’un homme, et vite, quelques personnes autour, en secours. « L’audience est suspendue, dit la présidente de la 31e chambre, elle reprendra dans 30 mn. » On sort, on respire, on essaye. C’est qu’on étouffe à l’intérieur. Et la canicule n’a rien à y voir.
Quelques heures plus tôt, Noémie Louvradoux est venue témoigner à la barre. Au nom de sa mère, Hélène, et de Raphaël, Matthieu et Juliette, ses frères et sœur. Pour son père, Rémy Louvradoux, qui s’est immolé par le feu devant un bâtiment de France Télécom à Mérignac, le 26 avril 2011, à l’âge de 56 ans.
Un peu avant encore, la présidente avait retracé, en soignant sa diction, le parcours ascendant de ce fonctionnaire, qualifié et reconnu, amoureux de son métier, avant la « panne », « l’espoir d’un nouveau départ », « l’humiliation », « la survie » puis « l’espoir de trop », autant d’étapes ainsi nommées par les auteurs du rapport d’expertise réalisé au terme de son suicide. La situation de Rémy Louvradoux, précise la présidente, « semble condenser toutes les problématiques : les réorganisations, les mobilités, la santé au travail, les problèmes de qualification, de diminution de salaire… » Elle correspond à la 39e et dernière situation inscrite dans l’ordonnance de renvoi des magistrats instructeurs et clôt un cycle entamé dix semaines plus tôt.
Dix semaines ! Sentiment d’oppression. J’entends un homme, présent à toutes les audiences, me dire qu’au bout d’un certain temps, par la répétition des mêmes causes et des mêmes effets, les faits ne parviennent plus à surprendre, accommodement, banalisation. Aujourd’hui, la parole de Noémie Louvradoux fait rupture. Elle énumère les noms des prévenus un à un :
Didier Lombard,
Olivier Barberot
Louis-Pierre Wenes
France Télécom…
Elle dit « Vous avez tué mon père », « Vous avez volé nos vies ». Elle dit qu’elle ne supporte plus l’expression « bonne administration de la justice », qu’elle trouve le système froid, l’attitude des prévenus « lâche » et « indécente », leurs rires, leurs blagues, leurs moments de sieste durant l’audience. Elle dit ce qu’ils ont fait et qui ne sera pas jugé : « Tuer des centaines de personnes ». Elle dit aussi « La mort de mon père, c’est la réussite de leur objectif » et encore « C’est une prime pour celui qui a supprimé son poste ». Elle dit enfin « On ne veut pas d’excuse, on veut qu’ils soient punis à la hauteur de leurs actes. C’est aux Assises qu’était leur place ». Puis, demandant l’autorisation de s’adresser aux prévenus : « Mon père, vous l’avez tué, tout ça pour quoi ? » Assis à sa droite – elle pourrait presque les toucher rien qu’en tendant le bras –, les prévenus. Jugés pour « harcèlement moral », ils risquent un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende : trois fois moins que pour une tentative de vol.
J’étouffe et il ne fait pas vraiment chaud. Vase clos. Situations individuelles examinées une à une. Souffrance et douleur, une à une. Vies brisées, une à une. Près de dix ans après les faits, l’effet est toujours actif, violence différée, déflagration lente. L’homme qui s’est écroulé tout à l’heure dans l’allée, j’apprends qu’il a témoigné quelques jours auparavant et raconté comment il s’est réveillé, un jour de février 2010, et a pensé « tout est fini, ils m’ont eu » et comment plus tard, sur son lieu de travail, dans le local de son syndicat, il a avalé des médicaments parce que « plutôt mourir » face à ces « destructeurs ».
Risques à effets différés et à effets partagés.
Je pense à ces milliers de salariés et d’anciens salariés exposés aux cancérogènes inscrits en toute légalité dans le process de travail. À ces milliers d’audience en faute inexcusable de l’employeur au cours desquelles se disent d’autres vies brisées par le travail. Délégué CGT au CHSCT de l’unité d’intervention Allier-Cantal-Haute-Loire, Franck Refouvelet, parmi d’autres, peu nombreux, a mené la bataille, pour rendre visibles les expositions cancérogènes des agents intervenant sur les lignes et centraux téléphoniques – amiante, benzène, acides forts, créosote, rayonnement ionisants, champs électromagnétiques, arsenic, trichloréthylène…¹ – et pour que soient reconnus imputables au travail les maladies et morts de ses collègues. Au départ, en 2006, un constat : un nombre anormalement élevé de cas de cancer sur le site de Riom-ès-Montagne, en Auvergne. Puis des années de lutte contre le déni de sa direction ou sa minimisation. Que pense Franck Refouvelet de ce procès, de sa médiatisation, lui qui a souffert d’une certaine marginalisation, et même au sein de son organisation syndicale ? Il me dit que cette politique de harcèlement était terrible, que cette mobilisation pour faire la lumière sur les cas de cancer, paradoxalement, l’a sans doute sauvé, que c’était en même temps, dans les mêmes années ; il relie les deux situations à une même politique d’entreprise. Il a assisté à une journée d’audience, il les a vus, les prévenus, ceux qui dirigeaient alors son entreprise : « Ça fait drôle, ils font insignifiants. »
Plus tôt, la présidente : « Qu’est-ce qu’une politique d’entreprise, M. Lombard ? ». M. Lombard : « L’entreprise est dans un certain état. Il faut la faire migrer dans un autre état. Elle était en train de couler et elle ne le savait pas. » Sentiment d’oppression. Je pense au rapport Lecocq sur la santé au travail² et, en haut de la page 2, à ce qui est inscrit en gros et bleu : AVERTISSEMENT. Puis, en noir : « La terminologie “entreprise” utilisée dans l’ensemble du rapport fait référence tant aux employeurs qu’aux salariés qui la composent. » Deux petites lignes pour transformer la réalité, exclure toute analyse en terme de divergences d’intérêts, d’antagonismes, de rapports de pouvoir, effacer de la pensée le cadre structurel et juridique de subordination des salariés à leurs employeurs, brouiller les cartes de la responsabilité, faire croire que… Plus tôt, M. Lombard, à l’avocate qui souhaite lui poser une nouvelle question et lui demande de revenir à la barre : « Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. »
Plus tôt, la présidente. Elle lit l’ordonnance de renvoi, les passages consacrés à Rémy Louvradoux. Elle évoque un document interne intitulé « Doper la fluidité interne » invitant les cadres à « réduire le confort des postes non prioritaires ». Elle lit les témoignages des supérieurs de Rémy Louvradoux. L’un relate que « la directive était de créer de l’inconfort pour que les gens comme Rémy partent le plus tôt possible », l’autre qu’« on disait à l’époque “il ne faut pas les laisser dans le confort” (…), la consigne était “il faut vite sortir Rémy des effectifs” » : « Nous avions donc des objectifs de sortie par semestre. Plus on approchait du terme du semestre, plus il fallait mettre de pression sur les personnes pour qu’elles partent. Ces objectifs de sortie étaient traités comme des objectifs commerciaux, à la différence qu’ils étaient l’objectif numéro un. On parlait de “win ratio”, que ce soit pour la gestion du personnel comme pour les contrats commerciaux. »
Je ne parviens plus à écouter, rengaine, je pense à tous ces mots qui circulent dans l’entreprise et, de plus en plus, en dehors, radio, télé, assemblée nationale, discours politiques, terrain de foot, comptoir du café… Envahissants. Gérer, quitter sa zone de confort, prendre des risques, être mobile, gagnant-gagnant ou win-win, être efficace, être efficient, problème-solution, mode projet, avoir un projet, définir son projet, évaluation, partenaires sociaux, dialogue social, rupture conventionnelle, négociation, accompagnement social, valeur d’usage, amortissement, résultat par objectifs, score, indicateurs, individualisation des salaires, primes, compétences, savoir être, être positif, optimiser, capitaliser. Je vois cet homme, au terme de la suspension de séance, venir à la barre sans avocat, défendre son cas et j’entends : sentiment de persécution, fragilités individuelles, psychiatrie…
J’écoute un homme, syndicaliste, partie civile, qui me dit que son avocate juge le texte de son intervention « trop politique ». Les murs de la salle d’audience semblent se resserrer progressivement. Ce qui se déroule dans cette salle depuis 10 semaines maintenant est présenté comme « historique » ; pour la première fois dit la presse, des dirigeants d’une entreprise du CAC 40 comparaissent en correctionnelle. Je pense aux salariés ou agents qui se suicident à la Poste, à la Sncf, à l’Onf, à Pôle emploi… aux policiers qui se suicident, aux gendarmes, aux médecins qui se suicident, aux internes, aux inspecteurs du travail… Ce qui se joue dans cette salle paraît dérisoire.
Plus tôt, Noémie Louvradoux dit leurs vies brisées, la sienne, celles de sa mère, de ses frères et sœur : « C’est quelque chose dont on ne guérit pas. » Elle dit combien son petit frère a désormais peur du monde du travail, peur d’être à son tour confronté à cette violence, ces « pratiques inhumaines, mortifères », cette « banalisation du mal ». Elle dit que ce qu’a vécu son père est « une succession des pires choix qui auraient pu être évités ». Évités.
Évitables les morts liées au travail ? La question est-elle « trop politique » ? On étouffe sans qu’il fasse chaud.
Dessins de Claire Robert.