L’audience du 11 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Patrick Cingolani, professeur de sociologie (LCSP), auteur notamment de Révolutions précaires – essai sur l’avenir de l’émancipation, La découverte.
Voilà longtemps que je ne suis allé à un procès. Dans la salle 2.01 du Tribunal Correctionnel de Paris entrent des hommes et des femmes vêtus de robe comme pour un étrange rituel. Ils vont viennent déjà dans cette scène de justice qui va se jouer dans un instant. Derrière veillent deux policiers. Devant au premier plan, le décor se divise en deux, dessinant, pour une lutte contradictoire, une sorte d’échiquier singulier où toutes les pièces sont noires. Face à moi la balance qui orne le mur, apparait rigide, empesée, loin de l’infime sensibilité de ce vieil instrument de mesure. Soudain la juge arrive, et en quelques instants, la salle debout se fige. La séance est ouverte.
Les témoignages sont au nombre de deux. Le premier est celui d’un membre CFDT du Comité national d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, avec lui ressurgit toute l’histoire de France télécom : le passage de l’établissement de droit public à l’établissement de droit privé, la fidélité des salariés à l’égard de leur entreprise, leur fierté ; l’endettement et les économies drastiques auxquelles les travailleurs consentent, puis finalement l’annonce par Didier Lombard de la suppression de 22 000 postes en trois ans. Il ressort alors du propos la montée progressive puis hégémonique de l’obsession du compte, au sens de cette accountability anglaise de rendre compte et de rendre des comptes. Cette gouvernance par le nombre s’infiltre dans une dynamique concurrentielle qui envahit les rapports à divers niveaux : ceux des agences ou ceux des centres d’appels, etc. C’est un changement de culture et de socialisation au sein de l’entreprise. Dans le processus de transformation de celle-ci, c’est un monde qui semble s’effondrer. A l’économie morale des travailleurs jusque-là fondée sur le service à la fois au sein de l’institution et dans la relation au client, se substitue une dynamique de commercialisation et de placement de produits ou l’engagement dans la fiabilité et la relation de vérité avec le client semble avoir moins d’importance que les gains et l’acquisition de part de marché. « Ce n’était pas mes valeurs » dira le témoin. Les contradictions dans le vase clos de l’entreprise entre cette économie morale du travail en conscience, et les nouvelles logiques de management, apparaissent comme une cause du malaise puis de la souffrance qui ressortent des propos. « Les gens n’avaient plus le sens de leur métier ». Évaluations, mise en avant des performances individuelles, rémunérations variables, palmarès ; déstabilisation des repères professionnels et des solidarités collectives, mettent à mal le socle sur lequel se constituait une vie collective. L’incompréhension à mesure des réorganisations entre les décisions nationale et les expériences locales ; les incitations paradoxales à des mobilités ou des reconversions non-choisies, la logique de dégraissage associée au sentiment du risque de perdre son travail et peut-être tout autant de perdre une histoire collective, une expérience acquise, conquise à force d’engagement dans le temps instillent l’inquiétude, l’anxiété parmi les travailleurs. Et puis il y a la novlangue néolibérale empruntée à l’anglais jusqu’à ce « Time to move » qui sonne comme un appel à un libre mouvement alors que sous l’euphémisme se dessine une réalité tout autre : des choix cornéliens entre métier et résidence, de graves remises en question identitaires, des tournants décisifs quant au cadre de vie quant à la conjugalité, à la vie familiale et l’éventualité d’une démission. Le second témoignage nous remet dans le contexte de l’enquête menée à la demande France Telecom par le cabinet Technologia et son équipe de 30 consultants. 80 000 salariés ont répondu aux questionnaires, 1000 ont participé à des entretiens non-directifs. La sociologue nous rappelle les conditions méthodologiques de l’enquête et donne à voir comme une sorte de vue synthétique sur l’atmosphère et la tonalité de l’entreprise dans les années 2010. Elle remémore les interrogations d’alors : « que faire face à cette détresse mortifère ». Elle rappelle elle aussi l’engagement et la fierté des salariés vis-à-vis de leur entreprise, le passage du public au privé à la fin des années 90 et le climat de peur qui monte à partir des années 2008, tandis que la plupart des facteurs organisationnels au sein de l’entreprise sont reconfigurés. Il y a l’intensification du travail, la diminution de l’autonomie, la mise en place de procès et la standardisation des pratiques – une normativité qui pénètre les interactions entre personnes, les relations de service – ; la recherche du rendement dans toutes ces relations à commencer par la relation avec la clientèle ou l’agressivité commerciale. Il a aussi d’autres facteurs plus généraux : la transformation d’un management technique en un management gestionnaire ; une logique de centralisation et des échelons intermédiaire qui lorsqu’ils ne s’estompent pas se fragilisent ; des collectifs de travail éclatés ; l’injustice d’une mise en concurrence, d’un « ranking » qui semble inutile ; la crainte du lendemain devant l’injonction à la mobilité. Autant de sentiments, de sensations, d’ancrages communs, que la dynamique managériale a minés. Enfin, au sein de ce contexte nocif, l’humiliation, le sentiment de honte, la mise à l’écart des stigmatisés et finalement la mise au « placard » de quelques-uns – fait nous dit la sociologue « minoritaire mais non marginal ». Dans ce procès il y a aussi le geste, l’action contre un régime socio-économique de plus en plus hégémonique et de plus en plus délétère : celui des « premiers de cordés », celui des gagneurs, le déni d’une vulnérabilité et d’une possibilité de défaillance qui, comme telle, est constitutive de notre humanité mais aussi de notre appartenance à un monde solidaire : la croyance en l’ autosuffisance qui synthétise la représentation néolibérale.
Les paroles tantôt sourdes, murmurées, tantôt énoncées à fortes et audibles voix retentissent dans ce tribunal tout à la fois flambant neuf et sécularisé. L’émotion, au-delà des deux témoins – au centre de l’espace scénique mais dos tournés à la salle – semble rentrée, absente, voire carrément écartée devant les propos techniques. Est-ce la nouveauté du lieu, dépouillé de toute histoire, qui lui prête ce caractère séculier, désenchanté d’une justice ramenée à son prosaïsme argumentatif sans effet de manche et qui a abandonné les vieux jeux de la rhétorique ? Les ornements du temps ne donnent pas seulement à l’institution sa grandeur, ils prêtent leur dimension aux souffrances – c’est là aussi la grande fonction des rites qui ici semblent réduits au minimum. Autour des deux témoins se succèdent dans une activité fébrile les avocats des prévenus. Les remarques déconcertent ou procèdent à des recadrages temporels qui rendent les propos du témoin anachroniques, certaines questions déroutent telle ce : « qu’entendez-vous par conditions de travail difficiles » ? L’exercice oratoire lapidaire est réduit à sa fonction instrumentale, il s’agit de miner les paroles des témoins, d’en vider la force dénonciatrice, d’accomplir le désenchantement de l’énoncé de l’autre. Le travail du négatif, l’effet de vide produit par les avocats laissent comme un suspens, laissent comme interloqué… Pourtant au centre de cette scène, là où ces hommes et ces femmes tout de noir vêtus broient les arguments et les passent au tamis, il y a bien un deuil, il y a bien des deuils, des hommes, des femmes immolés, défenestrés sur leurs lieux de travail, pendus à leur domicile, cent cinq morts¹ qui attendent, impérieux, que nous leur donnions un sens…
Dessins de Claire Robert.
1 Recensement des suicides à France Télécom de 2008 à 2014 par Sud PTT