L’audience du 11 juin 2019, début de la seconde moitié du procès France télécom, a permis de revenir sur le rapport Technologia avec le témoignage de Fanny Jedlicki, docteure en sociologie. Celle-ci a participé en 2009/2010 à l’enquête du cabinet d’expertise agréé comme consultante en risques psychosociaux (RPS) et conditions de travail. Nous publions sa déposition in extenso ainsi qu’une courte interview à sa sortie de l’audience.
Voici à quelques manques, modifications et approximations près (le document, annoté à la main, a été remis au greffe, à sa demande à l’issue de l’audience) le support écrit de ma déclaration au tribunal.
Je vais commencer par me présenter. Je suis docteure en sociologie de l’université Paris 7 Diderot, et maître de conférences à l’université du Havre depuis 2010. Avant d’être recrutée à l’université, j’ai effectué des contrats de recherche et de l’enseignement dans différentes institutions du supérieur. J’ai aussi travaillé comme consultante en risques psychosociaux (RPS) et conditions de travail pour le cabinet Technologia. Au sein de Technologia, j’ai réalisé six expertises, dont deux dans de grosses sociétés de télécommunications. Et l’enquête France-Télécom (FT) a été l’une d’entre elles.
En général, dans ces expertises RPS et conditions de travail, je m’occupais de la collecte des données dites qualitatives – c’est-à-dire de faire des entretiens individuels de type semi-directif avec des salariés ; puis j’analysais l’ensemble des données recueillies (y compris documentaires et quantitatives quand c’était le cas), le tout aboutissant à la rédaction de rapports. J’ai arrêté ma collaboration avec Technologia fin 2010 pour me consacrer à ma fonction d’enseignante-chercheure.
Mais venons-en à ce qui nous intéresse aujourd’hui. L’enquête que Technologia a mise en place pour le comité de pilotage de FT/Orange et à laquelle j’ai participé activement, apparait hors normes par rapport aux expertises habituelles réalisées pour des CHSCT (Comités Hygiène et Sécurité et Conditions de Travail), sous plusieurs aspects :
– d’abord il s’agit d’une enquête au périmètre national ;
– ensuite une équipe comptant environ 30 consultants a été réunie (alors qu’habituellement les expertises, du fait d’un périmètre restreint, se font plutôt en binôme) ;
– enfin c’est une enquête qui a donné l’occasion à un nombre inégalé de salariés d’exprimer une souffrance d’une lourdeur émotionnelle rarement atteinte. Pour rappel, il y a eu plus de 80 000 répondants au questionnaire, et le cabinet a reçu un très grand nombre d’appels téléphoniques de salariés voulant rencontrer un consultant et faire partie des « 1000 entretiens » réalisés avec des salariés (tirés au sort parmi l’ensemble des salariés).
Ces demandes furent si nombreuses et appuyées, qu’en accord avec le comité de pilotage, Technologia a mis en place une procédure ad hoc pour répondre à leurs attentes, en affectant un consultant aux entretiens téléphoniques avec les salariés voulant témoigner volontairement.
Tout s’est donc passé comme si la mission Technologia avait permis la libération de la parole salariée. Le besoin de parler était d’autant plus grand que la direction était dans un déni de la gravité de la situation et des causes de celle-ci.
Et cette enquête par entretiens a charrié une souffrance d’une telle ampleur qu’elle s’est imposée aux consultants d’une façon assez particulière. Au fil des entretiens, au fur et à mesure des jours, nous nous sommes retrouvés avec la question suivante : que faire pendant ou après l’entretien face aux fréquents cas de salariés en détresse aigüe, dont les propos à forte charge mortifère reliaient explicitement leur souffrance psychologique aux conditions de travail, et parfois nominativement à certains responsables ici présents ?
Ainsi, cette mission a été exceptionnellement difficile en raison de l’ampleur de la souffrance collective, qui a rendu la mission anxiogène. Au fur et à mesure de son déroulement, nous craignions d’arriver sur un site où un drame aurait eu lieu la veille, ou d’entendre dans les médias l’annonce du suicide d’un salarié que nous aurions rencontré. Et nous redoutions de nous retrouver face à quelqu’un en si grande détresse que nous ne saurions ni que lui répondre, ni que faire… Je veux préciser que je n’ai jamais ressenti cela durant les autres missions que j’ai menées. Et que je n’étais pas la seule dans ce cas : à tel point que le cabinet Technologia a décidé d’organiser des réunions avec l’ensemble des consultants et les psychologues et psychiatres du cabinet pour nous permettre de réguler l’impact émotionnel de la mission. Une procédure à suivre en cas de « grande détresse » d’un salarié a été également mise en place. Là encore, il s’agissait de procédures ad hoc, exceptionnelles dans les pratiques de travail du cabinet.
Avant de revenir sur ce que j’ai vu, entendu et compris durant l’expertise, je veux préciser quelque peu comment a été construite l’enquête et ma participation à celle-ci. La trentaine de consultants a été répartie sur quatre équipes, en charge chacune d’enquêter sur un secteur/ ou encore une famille de métiers. Pour ma part, j’ai intégré deux des équipes de consultants enquêtant auprès des fonctions supports d’une part et des métiers de la vente aux particuliers d’autre part.
Au total, j’ai interviewé 83 personnes dans 15 villes différentes (19 sites différents) entre janvier et mi-mars 2010 (je signale que 80 entretiens, c’est ce qui est attendu comme corpus pour réaliser une thèse de doctorat en sociologie).
J’ai également participé aux réflexions et à la rédaction de trois des rapports (celui dédié aux Fonctions Supports, celui dédié aux métiers de la vente aux particuliers et au rapport principal). Cela a impliqué des échanges mails quasi quotidiens avec les autres membres des deux équipes, la relecture des entretiens effectués par ceux-ci (soit en tout entre 250 et 300 entretiens), la tenue de réunions. Bref, je souhaite ici souligner qu’une mobilisation très intense a été effectuée par l’équipe de Technologia pour réaliser une mission, qui peut être considérée elle aussi d’exceptionnelle. Ce, en raison de l’ampleur du corpus à traiter, mais plus encore en raison de l’ampleur des attentes qui pesaient sur l’expertise et surtout en raison de la gravité de la crise profonde, mais je me répète.
Pourtant, l’entreprise FT/Orange était (sinon n’est) à l’instar de la mission, relativement exceptionnelle : ce n’était/n’est en tous cas pas une entreprise comme les autres dans le paysage français. Elle y a longtemps incarnée l’un des fleurons de l’excellence technologique. Aussi, quand au tournant de la fin des années 90-début des années 2000, l’institution comme son organisation du travail ont amorcé des transformations profondes, l’engagement des salariés a été massif, au nom de la modernisation de l’entreprise, puis de sa survie. Les salariés ont en effet généralement adhéré aux discours de leurs dirigeants, pour la résorption de la dette comme pour assurer le tournant technologique tout en faisant face à la concurrence : ils ont à ce titre accepté des changements profonds.
De quels changements s’agit-il ?
Des changements de ce qu’ils sont collectivement (avec le passage d’une entité de service public à une entreprise privée), de ce qu’ils font (leurs activités de travail, leur métier pour certains d’entre eux), de leur lieu d’exercice souvent, de leurs équipes plus encore (rappelons que 22 000 départs de salariés ont été enregistrés entre 2001 et 2006).
Avec les plans NEXT et ACT (2006-2008), les changements se sont poursuivis alors que la dette s’était visiblement réduite et que le cours de l’action semblait bien se porter : les salariés ne comprenaient plus pourquoi on leur demandait toujours plus d’efforts ni ce qui justifiait la permanence des réorganisations. Pire, l’objectif coûte que coûte du départ de 22 000 personnes a permis/rendu possible, voire justifié l’instauration d’un climat de peur dans l’entreprise : celle d’être le « prochain » poussé au départ d’une façon ou d’une autre – j’y reviendrai. Les choses se sont aggravées pour beaucoup et c’était visible : des alertes ont été lancées par les CHSCT de l’entreprise.
Or, oui, il y a bien des causes organisationnelles aux atteintes à la santé et aux risques psychosociaux qu’ont encourus les salariés de FT/Orange. J’aimerai revenir brièvement sur ceux-ci pour que l’on comprenne comment le travail peut rendre malade.
Concernant le travail proprement dit :
Il s’est intensifié car la diminution des effectifs ne s’est pas accompagnée d’une baisse d’activité, bien au contraire.
Il faut également considérer la nature de ce travail : aussi, dans certains services, du fait de la taylorisation des tâches, comme dans la vente ou encore dans la gestion interne de dossiers de Ressources Humaines (RH) pour donner quelques exemples, les salariés n’ont qu’une faible autonomie pour accomplir leur travail.
On doit aussi mentionner l’existence de nombreux process (outils informatiques, applications procédurales) dépendant d’un service informatique, jugé trop souvent défaillant, alourdissant et ralentissant l’activité – cela a été maintes fois souligné par les techniciens du réseau ou encore les téléconseillers.
La formation était jugée insuffisante dans certains services – par exemple dans la vente, concernant des produits qui évoluaient très rapidement. Insuffisamment formé, le salarié se trouve en difficulté face à une tâche alors de facto difficile à réaliser.
« L’agressivité commerciale » demandée a accru l’intensité du travail de vente, et dans bien des cas, entraîné des conflits de valeurs et d’éthique face à ce qui a pu être perçu comme de « la vente forcée », voire de « l’escroquerie » envers le client. Et il faut rappeler que le contexte commercial était alors tendu du fait de la concurrence. Or la baisse de la qualité des produits et services délivrés par FT/Orange et qu’ont pu faire remonter assez systématiquement les clients, avec agressivité et violence parfois, a impacté les vendeurs et/ou assistants techniques en boutique ou au bout du téléphone.
La reconnaissance pour accomplir ce travail a été jugée insuffisante par bien des salariés (du point de vue du salaire reçu, du point de vue des primes éventuelles, des possibilités de promotions et autres évolutions de carrière, l’évaluation individuelle annuelle cristallisant généralement les mécontentements).
Concernant le soutien reçu par les salariés pour faire face à ce travail :
Il faut souligner d’abord la transformation d’un management technique en un management de type gestionnaire, qui a affaibli le soutien attendu par les salariés auprès d’un encadrant davantage préoccupé par des objectifs à atteindre que par la manière de les atteindre. C’était très manifeste chez les personnels très qualifiés en Recherche & Développement, type ingénieurs.
Concernant le management de façon générale, il était très centralisé à FT dans les mains de la direction (top management) et des directions (territoriales et des métiers). L’encadrement intermédiaire a été fragilisé avec la disparition de niveaux hiérarchiques intermédiaires ainsi que la dépossession du champ d’action de « petits managers » comme leur important turn-over. Il est difficile de les rendre responsables de ce qui s’est passé.
Enfin, il faut encore rappeler que la restructuration et l’éloignement géographique des services des RH, « partenaires du business » (qui ont joué par ailleurs un rôle dans les mobilités internes ou sortantes), ont fragilisé les dits services, qui n’ont donc pas pu jouer le rôle de régulateur ou préventeur de la santé qu’ils auraient pu jouer.
On doit s’intéresser, quand on analyse le travail, à un dernier soutien, horizontal celui-ci car il est apporté par les collectifs de travail. Ces derniers jouent en effet un rôle naturellement protecteur face au travail, par l’entraide et la coopération que s’apportent entre eux des salariés constituant une équipe. Or les collectifs de travail ont été profondément fragilisés par les restructurations de sites et changements répétés d’équipes. Aussi ils n’ont pas pu toujours jouer ce rôle protecteur.
La gestion individualisée des carrières, avec par exemple l’attribution des promotions et primes ou encore le mode d’affectation des postes, a entraîné un sentiment d’injustice et de défiance grandissant envers l’entreprise, et, en instaurant la concurrence entre salariés, contribué à affaiblir les collectifs de travail.
Enfin, la forte incitation à la mobilité géographique et fonctionnelle des salariés, voire à leur sortie de l’entreprise, a accru l’incertitude sur l’avenir. Je pense au fameux « time to move » adressé aux cadres tous les trois ans, aux propositions constantes d’évolution dans différents secteurs de la Fonction Publique que pouvaient recevoir tous les jours certains, ou encore de ce qu’ont pu dire certains autres de « l’espace Développement » (« si tu y mets un pied, après ils ne te lâchent plus »). Or la question de la mobilité dite forcée constitue un des ressorts fondamental du climat de peur qui régnait dans l’entreprise, se déclinant très concrètement en peur du lendemain pour de nombreux salariés: « si l’activité doit encore changer de site, est-ce que j’irai là-bas, en dépit du travail de ma conjointe/mon conjoint ou encore de l’école des enfants et du crédit de la maison ? » ; « Maintenant, ça va encore, mais jusqu’où vais-je pouvoir tenir ? »….
Ce climat de peur s’est incarné également dans des pratiques extrêmes : les humiliations de certains salariés ou placardisations dans certains cas, tout se passant comme si des salariés étaient poussés à bout, afin qu’ils quittent l’entreprise d’eux-mêmes, écœurés par celle-ci. Ainsi en va-t-il de l’humiliation du salarié traité de « nul » sur un plateau (plateforme téléphonique) parce qu’il ferait baisser les objectifs collectifs de vente ; ou encore de celui qui proteste contre la dégradation des conditions de travail et les objectifs par exemple ; ainsi enfin de celui qui se retrouve « mis dans un placard » parce qu’il refuse la mobilité imposée. Or ces pratiques, si elles étaient minoritaires, n’en étaient pas pour autant marginales. Elles ont bel et bien existé. J’ai rencontré pour ma part cinq personnes qui avaient connu ou connaissaient « le placard », soit 6 % de ceux que j’ai interviewés. Et la plupart des autres salariés interviewés connaissaient eux-mêmes quelqu’un dans cette situation. Ceux-là ont pu tendre à éviter le salarié humilié ou placardisé, par peur d’être « contaminé » par la fréquentation de celui qui est traité comme un « pestiféré ». Pour eux, témoins, cela s’accompagne de sentiments de malaise, de honte et de culpabilité, autrement dit aussi de problèmes éthiques.
On comprend très bien comment des salariés (et particulièrement des salariés qui avaient fait toute leur carrière chez FT) se soient retrouvés en grande difficultés dans une activité de travail devenue trop exigeante, sans être soutenus suffisamment par leur hiérarchie, leurs collègues ou encore les organes régulateurs et préventeurs. Voici les raisons collectives qui expliquent comment le travail peut rendre malade. Et les traductions individuelles de cette situation collective, je le répète, peuvent amener sur le plan individuel un salarié à ne pas se sentir à la hauteur, à se remettre profondément en cause, jusqu’à « s’en » rendre malade.
Pour un consultant, c’est très éprouvant de voir comment le travail peut rendre si gravement malade. On ne ressort pas indemne d’une mission comme celle-ci. Y repenser comme je l’ai fait ces derniers jours, pour préparer cette audition, travaille. L’une des personnes avec qui je travaillais durant la mission Technologia pour FT, voulait également témoigner. Elle y a finalement renoncé, tant les souvenirs de la mission l’affectaient. Si cette personne, qui n’était que consultant, était bouleversée à ce point, j’ai du mal à imaginer ce qu’il faut de courage et de force aux proches des disparus et de ceux qui ont été abîmés par le travail à FT/Orange pour participer à ce procès et à cet égard, je souhaite leur témoigner mon admiration et mon profond respect.
Dessins de Claire Robert.