Jour 12 – Les mots, c’est quelque chose

L’audience du 24 mai 2019 du procès France Télécom, vue par Leslie Kaplan, écrivaine. Elle participe, depuis l’usine comme établi, au mouvement  de mai 1968. Depuis 1982, elle publie des récits, des romans, des essais, du théâtre, son dernier livre paru est Désordre, éditions P.O.L, mai 2019.

Les mots, c’est quelque chose.
Il s’agit de la mise en œuvre de la formation des managers de France Télécom.
Avant l’audience, et d’après ce que j’avais lu, je pensais rencontrer l’arrogance, le mépris, que la formule désormais célèbre de Didier Lombard exprime : Ils partiront par la porte ou par la fenêtre. Ce n’est pas que je ne les ai pas rencontrés, cette arrogance et ce mépris. Mais ce qui m’a sidérée c’est comment ces gens parlent.
Il s’agit, paraît-il, dans cette formation pour les managers de l’entreprise, de « donner du sens et du savoir faire », voilà le programme.
Et de quoi parle-t-on, dans cette recherche de sens et de savoir-faire ? De « boites », de « cases », de « modules ». Il y a comme une réduction, une restriction. On part du sens de l’entreprise, du sens du travail, dans le nom France Télécom il y a après tout le mot « communication », ce qui veut bien dire, mise en lien, en liaison, en rapport, en relation… et on se retrouve cantonné dans une boite, une case, un modules, rangé comme une chose ou une vieille chaussette.


Il faut apprendre à « piloter la performance et l’adaptation des compétences », et pour ça, « introduire la culture du turnover ».
C’est-à-dire : « tu es bon aujourd’hui mais tu dois te mettre en danger ».
Il faut « mettre la pression partout ».
Il ne faut pas « laisser croire aux collaborateurs qu’ils vont rester sur place ».
Le rôle du manager, c’est de « mettre en mouvement », de « brusquer un peu » le collaborateur, de « provoquer une réflexion » », car « celui qui ne veut pas changer, il n’y a pas de solution pour lui »…
« Personne ne peut dire ce que sera France Télécom dans x ans ».
Au contraire, l’important dans une entreprise dynamique, c’est « le stress du changement », et le mot d’ordre c’est : « du choc à l’engagement ».
Le choc, le stress, le risque, le changement, le mouvement, brusquer, mettre de la pression partout…
C’est la guerre, en somme, la lutte, le combat… contre qui ? contre les collaborateurs !
Et ce qui est frappant, c’est comment cette guerre se traduit par des tous petits détails où se révèle quelque chose d’infiniment sadique, d’un sadisme primaire.
Pour pousser quelqu’un à partir, il est recommandé de lui « retirer sa chaise ».
C’est dit comme ça.
Lui retirer sa chaise.
Mais on est où ?
Est ce qu’on les imagine, est ce qu’on les voit, ces managers qui vont retirer leurs chaises aux collaborateurs estimés superflus ? Plus de chaises pour les gens en trop… Plus de chaises, ça leur apprendra, ça leur fera les pieds (n’est-ce pas)…
Est-ce qu’on les voit s’avancer, ces managers, très tôt le matin ou très tard le soir peut-être, sinon on se dit qu’il pourrait y avoir une contestation, une opposition, voire un affrontement… se pencher, saisir la chaise d’une main, des deux mains, la soulever, la porter, la déplacer…
Combien d’années d’études pour en arriver là ?
Je rêve.
Mais c’est très sérieux.


Ce que ça veut dire : on ne pense pas utile, nécessaire, valable, de parler aux « collaborateurs » comme à des êtres humains.
On va juste les mettre en demeure par des actes et des situations de fait.
Et c’est très simple.
Absence de chaise.
Pour sa défense, le manageur dit, C’est comme ça partout.
Devant la faiblesse de cet argument, il rajoute, « Qu’on ne me retire pas (à moi, celui qui retire la chaise) ma part d’humanité ».
Et la salle s’esclaffe.

Dessins de Claire Robert.