L’audience du 21 mai 2019 du procès France Télécom, vue par Odile Henry, Sociologue, professeure à l’Université Paris 8 (Vincennes-Saint-Denis) et auteure de Les guérisseurs de l’économie. Sociogenèse du métier de consultant (1900-1945), Paris, CNRS Editions, 2012.
Le procès de France Télécom, qualifié d’« inédit » ou de « hors norme », est celui d’une politique d’entreprise menée entre 2006 et 2010 par la direction d’une administration devenue entreprise privée. Le premier jour du procès, il a été rappelé que les juges d’instructions n’ont pas retenu le chef d’homicide involontaire mais celui de harcèlement moral, dont les peines maximales sont relativement légères (un an maximum d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende). Il s’agira donc au cours de ce procès de qualifier juridiquement le harcèlement moral, et, comme le rappelle Thomas Coutrot, de « faire peser une épée de Damoclès sur les dirigeants qui mènent à marche forcée des restructurations pour satisfaire leurs actionnaires ». Le management mise en œuvre à France Télécom n’est pas, il faut le répéter, une exception, mais un ensemble de techniques relativement banales utilisés par les grands groupes privés en vue d’atteindre des objectifs de rentabilité financière. Par ailleurs, les processus de privatisation des services publics se traduisent, notamment à la SNCF, par une augmentation brutale du nombre de suicides et de burn-out, lesquels affectent tout particulièrement les agents opposés à la logique de privatisation. Il est donc d’un intérêt capital de suivre ce procès, dont l’issue fera vraisemblablement jurisprudence.
Ce mardi 21 mai, le procès s’ouvre à 13h30 et s’achève bien après 20h. Le déséquilibre des moyens mobilisés par les deux parties saute immédiatement aux yeux : aux côtés des parties civiles, seuls trois avocats sont présents tandis que le banc des prévenus mobilise une pléthore d’avocats senior auxquels s’ajoute une nuée de jeunes avocat.e.s empressés. Au cours de ces 7 longues heures, ont été tout d’abord examinés plusieurs documents techniques : différentes versions d’un document daté de 2006 et nommé « Crash Programme-Contribution RH aux objectifs du groupe », puis un ensemble de documents relatifs à la mission « Intérim Développement », pilotée par Jacques Moulin (ancien directeur territorial de l’Est de la France à France Télécom, aujourd’hui à la tête d’IDATE Digiworld, un cabinet de conseil doublé d’un « Think Tank » dont Orange est l’un des membres). Après la pause, la seconde partie du procès est consacré à l’audition de deux témoins : Nabyl Beldjoudi, ancien responsable de la transformation de France Télécom et François Cochet, membre du cabinet SECAFI et président de la FIRPS (Fédération des intervenants en risques psycho-sociaux).
Il est ardu de saisir le détail des enjeux contenus dans les questions précises posées par la présidente du tribunal, Cécile Louis-Loyant, tant celles-ci font écho aux débats antérieurs et anticipent les plaidoyers à venir. Appelé à la barre, Olivier Barberot, ex DRH de France Télécom, semble surtout frappé d’amnésie si bien que la présidente finit par lui lancer « vous nous dites quand ça vous rappelle quelque chose ! ». A propos des versions successives du « Crash programme », qui « optimise l’organisation du travail » en vue d’atteindre un gain estimé en 2007 à 58 millions d’euros, OB se défausse : « c’est un document qui a été élaboré par mon équipe dont je n’ai pas eu connaissance ». Or le document final, pratiquement identique aux brouillons, porte sa signature : « j’ai probablement présenté ce document au COMEX, je suppose ». Sur les solutions de portage salarial mentionnées dans ce programme, et alors que la présidente lui lance : « vous étiez des pionniers », il répond : « je ne sais pas ce que ça veut dire ». On peine à y croire. Plus tard, lorsque la présidente l’interroge sur la part variable (des rémunérations) managériales sur l’atteinte des cibles d’effectifs, il prétend ne pas comprendre cette phrase. « Même moi je la comprends », riposte la présidente. Didier Lombard, ex-PDG de France télécom, tente de voler à son aide : « Il est impossible qu’un document de cette taille ait été présenté au COMEX. Barberot, il avait 2 minutes et 2 slides maximum pour les sujets RH ». Effectivement, deux minutes pour les RH alors que l’entreprise traverse un processus de restructuration sans précédent, c’est bien peu …
Mais lorsqu’il se décide à parler, l’ex directeur des RH livre par bribes une vision du monde commune à ces managers qui éclaire sous un nouvel angle ce qui s’apparente à une forme sévère d’autisme. Interrogé sur les « cibles d’effectifs » annoncés, OB mobilise le raisonnement gestionnaire, lequel repose sur l’abstraction : « ce sont des projections, des trajectoires, des éventualités, c’est purement théorique, c’est de la pure trésorerie, c’est complètement artificiel, c’est dé-corrélé ». Et le plus grave, c’est que ces spécialistes des ressources humaines sont formés pour y croire. Derrière les chiffres et les prévisions, les courbes et les trajectoires, les hommes et les femmes ont disparu, selon le processus bien connu de fétichisation de la marchandise. Par les questions un peu naïves qui sont posées, ce procès a pour vertu d’ébranler, de manière certes fugace, le cela va de soi du discours managérial, c’est-à-dire d’interroger la technicité du raisonnement gestionnaire qui fait écran à la perception de la commune humanité. Il contribue à débanaliser la langue managériale et met en avant son caractère Orwellien.
Ainsi, à propos du « Crash programme », nous apprenons que « Crash » est une expression très courante dans le monde industriel, et que ce mot ne signifie pas un accident terrible, mais « l’idée qu’un projet doit aboutir dans les délais ». Ou encore, selon les mots de Jacques Moulin à propos du programme « intérim développement », qu’il est possible « d’impulser une déstabilisation positive des populations sédentarisées », et que par conséquent proposer une mission d’intérim interne à des cadres qui ont plus de 5 ans d’ancienneté n’est pas une humiliation. Ou encore, et cela dans la cadre du plan RAF (réorganisation des activités France), que lorsque des cadres reçoivent une convocation de la médecine du travail précisant que celle-ci doit « vérifier l’état physique et psychique de personnes fragilisées », ils doivent prendre cela comme une façon de les aider.
Ce démontage public de la langue managériale a fait sortir de ses gonds Jacques Moulin, rapidement remis à sa place par son avocat, et a provoqué une intervention de Pierre-Louis Wenes (ex DGA de France Télécom) : « se soumettre ou se démettre, il n’y a pas d’autre option », affirme-t-il, rappelant ainsi les origines militaires de la fonctions RH. Me revenait en mémoire certains passages de Retour aux mots sauvages. Ce roman que Thierry Beinstingel, qui fut lui-même cadre à France Télécom, a consacré à ces « vieux » techniciens ayant su « redéployer leur employabilité » en investissant les nouveaux centres d’appel : « que l’opérateur Eric a pété les plombs, usurpateur d’un faux prénom, tributaire de conversations enchainées à la suite comme autant de mirages auditifs, spectateur d’écrans virtuels qui s’effacent au fur et à mesure sans possibilité de les retenir, tout un monde faux, approximatif, apocryphe. Que toute cette dissimulation, hypocrisie, duplicité est provoquée par ces séries de dialogues improbables et normés, soumis à l’aléatoire d’un logiciel qui décide pour vous des mots à dire. Est ainsi tronquée la perception d’une vraie vie »¹.
Après la pause, le témoignage bref et concis de Nabyl Beldjoudi, syndicaliste CFDT, est accablant : « le volontariat s’est transformé en obligation de bouger », affirme cet ancien « responsable de la transformation » qui a quitté son poste au bout de 6 mois : « je ne pouvais plus continuer à faire ce que je faisais tout en me regardant dans la glace (…) Les prévenus ont pensé et appliqué un système de management qui a abusé et humilié les salariés ». Lui succède François Cochet, membre du cabinet SECAFI qui a réalisé un nombre important d’expertises pour différents CHSCT de l’entreprise entre 2006 et 2010 : « on n’a pas eu l’impression d’être entendu. L’idée est que les gens se plaignent parce qu’ils sont vieux mais que ce n’est pas grave ». Aucune des préconisations portées par le cabinet SECAFI entre 2006 et 2010 n’ont été prises au sérieux. A l’issue de cette longue audience, une certaine ambivalence me gagne. D’abord, l’exercice de dé-banalisation de la novlangue managériale qui a été mené en première partie du procès est atténué par les conclusions de François Cochet. Il y aurait un bon et un mauvais management. Soit. Ensuite, à la suite de Michel Vergez, je ne peux m’empêcher de songer aux ordonnances Macron de septembre 2017, qui réduisent considérablement les marges de manœuvre des acteurs qui aujourd’hui ont permis l’ouverture de ce procès (délégués syndicaux, inspecteurs du travail, experts CHSCT, etc). Et cela, alors qu’un nombre croissant de salariés dénoncent des organisations du travail pathogènes, des formes de harcèlement moral, et un management de plus en plus toxique.
¹Thierry Beinstingel, Retour aux mots sauvages, Paris, Seuil, 2010.