À Orange, sur un plateau de centre d’appels, une initiative de « tract syndical » en trois épisodes pour lutter contre le discours managérial…
Un tract dessiné réalisé par Claire Robert
L’usager et le client
Progressivement, l’usager a été supplanté par le client. Au premier, on doit un service public de base lié à l’usage d’un bien commun : accès à internet, au réseau mobile, au téléphone, à l’électricité, au transport, etc. Le second renvoie aux prétendus choix du consommateur.
Englué dans un maquis d’offres tarifaires, le client peut trouver grâce aux stratégies de communication le sentiment d’une liberté individuelle qui est celle du consommateur. De là découle la propagation d’un charabia techno-gestionnaire qui soutient cette illusion¹.
Mais les téléconseillers savent que cette vulgate n’a aucun rapport avec la réalité. En effet, la quasi-totalité des dysfonctionnements relèvent avant tout des problèmes conjugués d’une infrastructure laissée à l’abandon, du sous-effectif, de la sous-traitance, et du cloisonnement comptable des activités.
À cela s’ajoute ce que l’on appelle « la mise au travail du client » : les manipulations techniques ou démarches accrues qu’on demande au client d’accomplir – source nouvelle de profit pour l’entreprise qui peut ainsi s’en affranchir – sont souvent à l’origine d’exaspérations, de malentendus, ou de contretemps.
Dans ce deuxième épisode, Mark Damian est confronté à cette négation du savoir des professionnels au nom de la logique marketing. Mieux : on lui demande de faire passer cette remise en cause des savoirs de métier à travers des briefs infantilisants portant sur l’élection-du-meilleur-verbatim-client…²
Cela renvoie notre personnage aux années 1995-1996. À cette époque, qui marque le grand tournant de la privatisation de France Télécom, des modules de formation visaient à amener les techniciens et lignards à « faire le deuil »³ de leur ancien métier lors d’un « autodafé » collectif. Des faits concordants, rapportés par SUD auprès d’autorités de l’époque (le ministre de l’intérieur et le maire d’Évry), ont fait soupçonner des liens entre l’organisme qui dispensait cette « formation » et une secte.
On peut s’interroger sur la concordance troublante de ces modules, alors appelés « Métamorphose », avec certains challenges et briefs impulsés aujourd’hui par le management. En effet, on observe que les mêmes termes et les mêmes objectifs continuent peu ou prou à y être employés : empathie, émotion, bien-être, harmonie, ou encore grandir, travailler sur soi, etc.
Au regard du débat public sur la souffrance au travail, ces dispositifs ludiques et puériles peuvent être source de souffrance morale : ils obligent à trahir son idéal ou ses valeurs, ou conduisent à commettre des actes que l’on réprouve.
Les questions qui travaillent Mark Damian dans cet épisode sont donc en substance les suivantes :
Servir l’usager, ou des sondages hors-sol ? (voir épisode 1, p. 4)
Donner sens à son travail, ou satisfaire un manage-ment gestionnaire ?
Pour qui roule-t-on ?
1 Exemple : « Nous voulons, dans un monde en pleine révolution numérique, faire vivre à chacun de nos clients une expérience incomparable, au quotidien. »
(Stéphane Richard)2 Comme le dit Christophe Dejours, l’un des spécialistes de la souffrance au travail : « Les challenges entraînent les salariés dans une spirale d’engagement envers la stratégie de l’entreprise : après s’être prêté à ces jeux ridicules devant témoins, impossible de reculer, de contester. Si les salariés s’engagent dans ces activités puériles, c’est qu’on leur offre la possibilité de régresser. Or, « un enfant n’est pas responsable » – de tromper le client ou de ne pas avoir vu que le collègue allait si mal avant son suicide. »
http://www.liberation.fr/societe/2015/02/27/chacun-est-seul-plus-personne-ne-se-parle_12110683 Dix ans plus tard, Didier Lombard, dans un séminaire de cadres, reprend la
« courbe du deuil » formalisée en psychiatrie pour rendre compte des étapes psychiques d’une personne apprenant qu’elle est atteinte d’une maladie incurable.