Texte de Arno Bertina, romancier.
Souvent passé devant, j’entre pour la première fois seulement dans le nouveau Palais de Justice, porte de Clichy. Le hall est impressionnant, vaste et lumineux. On pourrait être dans un aéroport ou dans un centre commercial mais l’œil n’est agressé par aucune enseigne. L’impression d’élégance est plus nette encore dans la salle d’audience : l’austérité attendue est atténuée par la chaleur des tons (un parquet, des boiseries au mur comme au plafond…). Je m’assois, et à l’autre bout du banc un homme d’une quarantaine d’années. Je sors du papier, mes stylos. Je regarde les premiers avocats aller et venir. Attiré par quelque chose je me tourne à nouveau vers mon voisin : il pleure.
Si l’examen des volumes, des textures et des lampes, a pu me faire oublier, un temps, les raisons que j’ai d’être ici, les larmes de cet homme me ramènent à la situation terrible : l’audience d’aujourd’hui sera consacrée à l’examen de deux suicides (ceux de Camille Bodivit, 48 ans, qui a sauté d’un pont et s’est noyé, et de Nicolas Grenoville, 28 ans, qui se pend chez lui le 10 aout 2009) et deux tentatives de suicide (celles de Catherine Senan, qui absorbe des médicaments sur son lieu de travail, au Havre, et de Yonnel Dervin, qui se plante un couteau dans le ventre en pleine réunion avec son supérieur, à Troyes).
Pendant que l’un des magistrats lit les huit pages concernant Catherine Senan (sur les 700 que comptent l’ordonnance de renvoi), je mesure pour de bon tout ce que ce procès a d’exceptionnel : sur le banc des prévenus, quelques taiseux et Didier Lombard, PDG de France Telecom de 2005 à 2011, Louis-Pierre Wenes, son cost-killer, et Olivier Barberot son DRH. Ils sont soupçonnés d’avoir été indifférents à l’extrême violence des ordres qu’ils donnaient, qui poussèrent une cinquantaine de salariés à se suicider – Didier Lombard eut même l’affront de parler de « mode » pour désigner l’augmentation des suicides au sein de son entreprise.
Ils étaient morts, et il continuait de s’en moquer. Dans un contexte plus général d’impunité totale des acteurs du néo-libéralisme et des promoteurs de la compétition de tous contre tous, il est exceptionnel, oui, de voir la justice d’un pays demander à ces puissants de rendre des comptes pour ces vies broyées et ces moqueries.
Cela j’aurais pu l’écrire avant d’assister à l’audience. Ce que je ne pouvais pas imaginer : la lenteur des débats, que les magistrats s’avèrent si méticuleux. On dira « c’est le rythme de la justice, il faut ça pour en venir aux preuves et aux convictions » mais je cherche à désigner autre chose, en l’occurrence. Dans un contexte plus banal, il existe un lien physique entre la personne qui harcèle et sa victime, ou entre un assassin et sa victime. Dans le cas des dirigeants de France Telecom, la distance est l’arme du meurtre en quelque sorte, et la Cour essaie de comprendre si cette distance est un alibi innocentant les dirigeants, ou si, au contraire, elle a permis la violence des prévenus qui, n’étant pas confrontés à des personnes physiques, ont pu rester consciemment indifférent aux dégâts humains générés par les plans qu’ils imaginaient dans leurs bureaux très confortables. Pour ce faire, la Cour, et, d’une autre façon, les parties civiles, tentent de remonter le courant : l’organigramme de France Télécom ce sont des ordres qui tombent du sommet de la pyramide, et ruissellent jusqu’aux techniciens de base, en région. Les magistrats doivent parvenir à comprendre exactement cette chaîne des responsabilités dans laquelle les prévenus se perdent eux aussi. Et la Présidente ne lâchera pas : on passe du temps à comprendre comment telle unité régionale est reliée à la direction nationale, pourquoi tel service dépend de telle direction, etc. On passera ainsi un temps fou, vendredi, à examiner la question des nacelles d’intervention, de leur rareté sur le terrain – cette question est apparue dans les témoignages concernant le suicide de Camille Bodivit, elle n’est pas centrale mais pourrait être une sorte de fil dépassant de la pelote, qui permettra de la dévider complètement. Au fil des heures, on assiste ainsi à une sorte d’affrontement entre l’idéal et la réalité. Et contrairement à ce que voudraient faire croire les prévenus, ce ne sont pas les salariés qui seraient – aveugles – ignorants des réalités (économiques) ; ce sont bien ces hauts dirigeants assis sur le banc des prévenus qui, ayant mis au point un plan, s’agacent à chaque étape de voir que la réalité ne se plie pas à leur splendide dessein.
Quand Louis-Pierre Wenes répond à la Présidente « On veut respecter les contrats qu’on signe avec nos clients ; si le client a souscrit parce qu’on lui promet de réparer sous deux heures, on doit le faire », il refuse implicitement d’envisager que les propositions commerciales n’étaient pas réalistes. Pour lui, à cet instant, et depuis dix ans, le désespoir et les suicides des salariés n’ont pas diminué la beauté du plan établi par lui ou ses semblables, qui sont obligés, face à la Cour, de ravaler leur morgue – mais il suffit de les croiser tous sur le parvis, à vingt heures, attendant chauffeurs et taxis, il suffit, oui, de les voir souriants et rigolards, pour comprendre que le défilé de ces vies martyrisées continue de ne rien leur faire du tout. Quand le monde des salariés vacillait au point qu’ils cherchent à en finir avec la vie, eux restent sûrs de leurs repères, de ce qu’ils croient être des réalités quand ce ne sont que des certitudes. Ces gens-là ont vraiment tous des idéalistes furieux, qui de l’Union Soviétique aux visions délirantes d’Hitler, ont toujours cherché à faire coïncider la réalité avec des constructions imaginaires. Pour ces gens, la réalité est un embarras, une racaille à qui il faut arriver à faire une clé dans le dos.
On se moquera en disant qu’il m’aura fallu 5000 signes seulement pour atteindre le fameux point Godwin mais il faut avoir été dans cette salle et les avoir entendus se défausser, tous, sur le pouvoir politique (Didier Lombard) ou sur leurs subalternes un peu cruels (Olivier Barberot) pour avoir le sentiment d’être face à des personnes utilisant la même défense qu’Eichmann lors de son procès à Jérusalem en 1961 (je ne faisais qu’exécuter des ordres, je devais organiser la solution finale et je l’ai bien fait).
Bon bref, comparaison n’est pas raison – je fais comme eux, oui : je me défausse au lieu de me corriger. Mais c’est aussi que la littérature propose l’inverse, à qui veut écrire : partir du réel, de l’observation de la vie et du vivant. Pour précisément, comme l’écrivait Kafka, « faire un bond hors du rang des assassins ». Et s’incliner devant la vie humiliée. « Hors du rang des prévenus », ok, j’adapte Kafka pour ne pas tomber à mon tour, après le personnage du Procès, sous le coup de la loi. S’incliner devant la vie humiliée ; la Présidente va se montrer douce et patiente avec la compagne de Camille Bodivit, qui s’est jeté d’un pont de Quimper, à l’âge de 48 ans. Mais pour le reste on ne peut s’empêcher d’être heurté par quelque chose de naturel : les prévenus se défendent, c’est normal, leurs avocats jouent leur rôle – avec pugnacité, certains, d’autres en étant grotesques (mention très spéciale à maître Veil), mais tout cela se fait alors que nous parlons de gens qui ont mis fin à leurs jours – 35 pour les seules années 2008 et 2009. Il y a quelque chose d’obscène dans le fait de chercher à toute force à justifier des plans, des cadences, des déplacements de poste ou d’activités alors que près de 50 personnes se sont tuées, effarées par les violences qui leur étaient faites. Parce que tout de même : existe-t-il quelque chose de plus fou que le suicide ? Est-ce que le suicide de quelqu’un ne devrait pas imposer le silence sans qu’on ait besoin de le demander ? Est-ce que le suicide de quelqu’un ne devrait pas, tout le temps, consterner ceux qui lui survivent ? On préférerait le recueillement des lieux de culte, leur silence et leurs chants, à cet espace de discussion et d’arguties. On préfère les larmes muettes de cet homme assis sur le même banc que moi, à cet espace où résonnent des arguments peut-être valables et d’autres portés par une mauvaise foi très révoltante. Bien sûr il faut en passer par là pour que les parties civiles obtiennent peut-être une réparation symbolique, en étant reconnus victimes, mais on aimerait que le seul geste de désespoir suffise, on aimerait que les suicidés ne continuent pas à être humiliés au-delà de leur vie, dans la mort. On aimerait ne pas avoir entendu lire les SMS échangés par Nicolas Grenoville, 28 ans au moment où il se pend, avec la jeune femme qui ne voulait plus de lui, la défense se réjouissant presque de pouvoir, avec ces textos, le retirer de l’acte d’accusation – il ne serait pas mort pour des raisons professionnelles. A quoi la Présidente répondra « Enfin tout de même, il met son t-shirt France Telecom, il se pend avec un câble France Telecom, il laisse un mot disant qu’il se pend pour des raisons strictement professionnelles… Au moment où on va quitter la vie, tout de même, ce n’est pas rien… » Court silence consterné dans la salle, où revient, l’espace d’un instant un peu d’humanité, mais comme on donne quelques centimes à la misère, et non quelques euros.
Un procès n’est pas une oeuvre littéraire mais dans un cas comme celui de Nicolas Grenoville seule la littérature peut relever ce que les débats n’ont pas éclairé tant que ça : oui des raisons amoureuses et des raisons professionnelles peuvent sembler constituer deux explications différentes. Mais comment ne pas voir qu’un amoureux éconduit s’effondrera si son travail ne constitue pas une planche de salut ? S’il est maltraité dans son travail comme il est blessé par la fin de l’amour ou du désir… (L’inverse est également vrai car les allers-retours sont incessants : un homme ou une femme abattu par ce qu’il endure au travail perd souvent de son sex-appeal, il n’y a pas de frontière hermétique entre la sphère privée et la sphère professionnelle.) Un homme ou une femme qui aura l’impression de rejouer au travail ce qui le fait souffrir le soir chez lui ne trouvera plus de solution que dans le fait d’accélérer sa déchéance. Or l’amour et le désamour relèvent d’une alchimie qui ne peut pas vraiment se discuter, à l’inverse du travail, où il est possible d’établir la compétence de quelqu’un – ainsi de Camille Bodivit, de Yonnel Dervin et Catherine Senan, tous trois biens notés par leur hiérarchie au fil des années. Dans la tête d’un salarié, qui plus est d’un fonctionnaire – c’était le statut de ces trois là – il suffit de faire consciencieusement son travail pour n’avoir rien à craindre sur ce plan-là, et pouvoir ainsi supporter les tempêtes de la vie amoureuse, l’irrationnel du désir.
Maitre Topalov ira un peu dans ce sens, au cours d’une intervention brillante (enfin !), qu’elle va commencer en déroulant le parcours professionnel de Yonnel Dervin, qui a tenté de se suicider « en se plantant un couteau dans le ventre lors d’une réunion au cours de laquelle sa mutation fonctionnelle lui était annoncée ». Aux prévenus se défendant (« Dans ce dossier, les choses ont été bien faites puisque Yonnel Dervin ne devait pas perdre d’argent, ni être déplacé géographiquement »), Maitre Topalov va expliquer « ce qu’est une vie de travail » : Yonnel Dervin obtient un CAP de mécanicien et intègre l’administration des télécommunications en 1979. Il va progresser au sein de son service jusqu’à pouvoir se spécialiser – à compter de 1993 – « dans l’installation de systèmes dits complexes dans les entreprises » (je cite l’ordonnance de renvoi, utilisée par Maître Topalov). Demander à un tel homme de changer de métier c’est certainement lui demander bien plus que de perdre des euros sur sa feuille de paye, voire de déménager pour garder son emploi. La fierté est immense, d’avoir tenu sa place au fil des années, en progressant, en apprenant. Ses trente années dans l’entreprise constituent une sorte de colonne vertébrale professionnelle et personnelle. Lui imposer de démarrer une nouvelle activité c’est l’exposer de manière violente au sentiment du « déclassement ». Tout ce qui faisait sa fierté est balayé, ça n’existe plus, il s’effondre exactement comme un individu à qui on retirerait ses cervicales et ses vertèbres.
On touche ici du doigt le second retournement : ces grands patrons, hauts dirigeants, qui ont applaudi quand Nicolas Sarkozy a parlé de « valeur travail » sont en fait ceux-là qui mésestiment cette « valeur ». Pour eux le travail en lui-même, comme colonne vertébrale personnelle et sociale, cela n’existe pas. Ne compte que « le travail qui génère de l’argent, ou qui permet de commander aux autres » ajouter Oliver Rohe à qui je vais raconter ma journée. Mais non pas le travail en lui-même. On applaudit celui qui parle de « valeur travail » mais on la foule aux pieds à la première occasion, et les gens pour qui elle veut justement dire quelque chose, créant du lien social, permettant de se projeter dans le temps d’une vie, et dans un espace donné.
La Présidente, à l’ex-compagne de Camille Bodivit :
– Il vous parlait de ses difficultés au travail ?
– Non madame la Présidente. Quand on était à la maison, on était ensemble, on ne parlait pas de ça. C’est autrement que j’ai su. Camille c’était un doux, il avait ses habitudes, ses repères. Le matin il sortait, avant d’aller au travail. C’était un temps à lui. Et un jour il m’a dit comme ça « J’arrive plus à courir ». Et j’ai compris aussi qu’il n’allait plus voir les oiseaux, sur la grève. Mais je ne suis pas médecin, madame la Présidente, je ne savais pas quoi faire…